Khaled Nezzar
Mohamed Maarfia
L'ARMEE ALGERIENNE
ET LE POUVOIR POLITIQUE
2 - Chadli Bendjedid, la seconde mort de Houari Boumediene
Les quelques membres rescapés d’un Conseil de la révolution réduit à sa
simple expression (la plupart d’ailleurs chefs de région militaire),
contrôlés et chaperonnés par une Sécurité militaire au zénith de sa
puissance, en acceptant que Chadli Bendjedid devienne le coordinateur de
l’armée, avaient mis devant le fait accompli l’ensemble du corps des
officiers.
Je donne une précision édifiante quant au sentiment général qui accueillit
la rumeur selon laquelle Bendjedid allait être mis à la tête de l’armée et
ensuite proposé comme président de la République. Salim Saadi, dont
j’étais l’adjoint à Béchar (la région la plus importante alors par le nombre
des unités et la qualité des armements) m’avait demandé de me rendre à
Alger pour rencontrer Kasdi Merbah, afin de lui recommander de ne
prendre aucune décision hâtive avant que l’ensemble des responsables
militaires ne se réunissent et n’étudient la situation née de la vacance du
pouvoir.
Cette initiative de Salim Saadi est intervenue après une réunion avec
l’ensemble des officiers de la III
e
Région militaire qui était, étant donné la
sensibilité de notre frontière occidentale, la plus puissante en termes de
moyens militaires de toute l’armée.
Salim Saadi connaissait très bien Chadli, tout comme moi-même qui fus
son adjoint militaire pendant la guerre de Libération. Nous étions tous les
deux convaincus que le chef de la deuxième région militaire était le
moins qualifié pour exercer la magistrature suprême. Nous étions
fortement réticents, pour ne pas dire plus, de le voir prendre en main les
destinées de l’Algérie. Les pouvoirs qu’offre à un seul homme la
Constitution algérienne pouvaient mener un pays à sa perte si l’homme se
révélait, pour une raison ou pour une autre, incapable de les assumer. 2
Chadli Bendjedid, et je ne le dis pas pour toucher à sa personne
assurément respectable, avait des connaissances très limitées et un
caractère émotif et influençable.
Une fois à Alger, j’ai téléphoné à Kasdi Merbah pour lui demander une
entrevue. Arguant d’un emploi du temps chargé, il me répondit qu’il ne
pouvait pas me recevoir. Je pus, malgré tout, lui transmettre nos réserves.
Le directeur de la Sécurité militaire n’était pas homme à s’épancher au
téléphone. Je ne pus rien en tirer d’autre. C’est Abdelhamid Latrèche,
secrétaire général du ministère de la Défense nationale, qui m’apprit, le
lendemain, que les jeux étaient faits et que Chadli Bendjedid avait été
désigné coordinateur de l’armée.
Dès lors, le système étant ce qu’il était, il se trouvait à la verticale du
fauteuil présidentiel.
La question, nous le sûmes plus tard, s’était réglée entre Kasdi Merbah,
Abdellah Belhouchet et Mohammed Attaïlia, ces deux derniers ayant
apporté la caution indispensable des chefs de région.
Seuls quelques officiers étaient favorables à Chadli Bendjedid. Le futur
général Ben Yelles, le marin (sans doute, à l’époque encore marin d’eau
douce en politique), frappait sur la table en disant : «Basta des hommes
providentiels et des surhommes !»
Mostefa Benloucif, plus que quiconque, se dépensa beaucoup en faveur
de Chadli Bendjedid. Les affinités régionales et l’espoir de (percer) grâce
à la faveur du futur président expliquaient son forcing.
L’ANP, le parti, les hauts cadres de l’administration s’étaient ensuite
ralliés au «fait accompli» de ces décideurs.
Le chef de la Sécurité militaire ne voulait à aucun prix des deux autres
candidats dont les noms avaient un moment retenu l’attention. En réalité,
le refus de Abdelaziz Bouteflika d’autoriser Kasdi Merbah à placer des
éléments de la Sécurité militaire dans les différentes ambassades et au
ministère des Affaires étrangères à Alger a été longtemps un sujet de
discorde entre les deux hommes. Bouteflika portera l’affaire devant le
président du Conseil de la révolution et obtiendra gain de cause après
s’être écrié : «Nous devons avoir confiance les uns en les autres…» Il
voulait dire qu’il n’était pas un simple commis, mais qu’il était «le
Pouvoir» au même titre que Houari Boumediene. Kasdi Merbah, après la
mort de Boumediene, prouva que lui et son appareil n’avaient donné leur
allégeance qu’à une personne, une seule, pas à un collège, fut-il premier.
Sur quels critères Merbah s’était-il appuyé pour imposer Bendjedid ?
Celui de la légitimité historique ? Du courage physique ? De la 3
compétence ? La possibilité de futures manipulations d’un président
facilement influençable? Beaucoup s’étaient perdus en conjectures.
Le principal souci de Kasdi Merbah, tel qu’il l’expliquera plus tard, était
de porter à la tête de l’armée un officier sorti du rang (le plus ancien dans
le grade le plus élevé) à même de préserver l’unité et la cohésion de
l’institution militaire garante de la stabilité du pays et lui éviter de tomber
entre les mains d’un homme qui utiliserait contre elle, à la première
occasion, le coin du bûcheron. La première mission de Chadli Bendjedid
– il la réussira – sera d’éviter à l’armée des ébranlements et des fissures
au lendemain de la disparition brutale de celui qui l’avait si puissamment
façonnée.
Sur un plan purement politique, Kasdi Merbah a sans doute fait un
raisonnement par analogie, forcément subjectif, puisque fondé sur des
jugements de valeur : «Chadli, homme de l’Est, adopté par des hommes
de l’Ouest.» Le profil de l’homme, sur cet aspect-là, pouvait se
superposer à celui de Houari Boumediene.
Kasdi Merbah, lorsqu’il découvrira plus tard que les silhouettes qui se
dessinent en ombres chinoises ne permettent de voir ni la fermeté du
regard ni la hauteur du front, il sera trop tard.
Mohamed Maarfia
L'ARMEE ALGERIENNE
ET LE POUVOIR POLITIQUE
2 - Chadli Bendjedid, la seconde mort de Houari Boumediene
Les quelques membres rescapés d’un Conseil de la révolution réduit à sa
simple expression (la plupart d’ailleurs chefs de région militaire),
contrôlés et chaperonnés par une Sécurité militaire au zénith de sa
puissance, en acceptant que Chadli Bendjedid devienne le coordinateur de
l’armée, avaient mis devant le fait accompli l’ensemble du corps des
officiers.
Je donne une précision édifiante quant au sentiment général qui accueillit
la rumeur selon laquelle Bendjedid allait être mis à la tête de l’armée et
ensuite proposé comme président de la République. Salim Saadi, dont
j’étais l’adjoint à Béchar (la région la plus importante alors par le nombre
des unités et la qualité des armements) m’avait demandé de me rendre à
Alger pour rencontrer Kasdi Merbah, afin de lui recommander de ne
prendre aucune décision hâtive avant que l’ensemble des responsables
militaires ne se réunissent et n’étudient la situation née de la vacance du
pouvoir.
Cette initiative de Salim Saadi est intervenue après une réunion avec
l’ensemble des officiers de la III
e
Région militaire qui était, étant donné la
sensibilité de notre frontière occidentale, la plus puissante en termes de
moyens militaires de toute l’armée.
Salim Saadi connaissait très bien Chadli, tout comme moi-même qui fus
son adjoint militaire pendant la guerre de Libération. Nous étions tous les
deux convaincus que le chef de la deuxième région militaire était le
moins qualifié pour exercer la magistrature suprême. Nous étions
fortement réticents, pour ne pas dire plus, de le voir prendre en main les
destinées de l’Algérie. Les pouvoirs qu’offre à un seul homme la
Constitution algérienne pouvaient mener un pays à sa perte si l’homme se
révélait, pour une raison ou pour une autre, incapable de les assumer. 2
Chadli Bendjedid, et je ne le dis pas pour toucher à sa personne
assurément respectable, avait des connaissances très limitées et un
caractère émotif et influençable.
Une fois à Alger, j’ai téléphoné à Kasdi Merbah pour lui demander une
entrevue. Arguant d’un emploi du temps chargé, il me répondit qu’il ne
pouvait pas me recevoir. Je pus, malgré tout, lui transmettre nos réserves.
Le directeur de la Sécurité militaire n’était pas homme à s’épancher au
téléphone. Je ne pus rien en tirer d’autre. C’est Abdelhamid Latrèche,
secrétaire général du ministère de la Défense nationale, qui m’apprit, le
lendemain, que les jeux étaient faits et que Chadli Bendjedid avait été
désigné coordinateur de l’armée.
Dès lors, le système étant ce qu’il était, il se trouvait à la verticale du
fauteuil présidentiel.
La question, nous le sûmes plus tard, s’était réglée entre Kasdi Merbah,
Abdellah Belhouchet et Mohammed Attaïlia, ces deux derniers ayant
apporté la caution indispensable des chefs de région.
Seuls quelques officiers étaient favorables à Chadli Bendjedid. Le futur
général Ben Yelles, le marin (sans doute, à l’époque encore marin d’eau
douce en politique), frappait sur la table en disant : «Basta des hommes
providentiels et des surhommes !»
Mostefa Benloucif, plus que quiconque, se dépensa beaucoup en faveur
de Chadli Bendjedid. Les affinités régionales et l’espoir de (percer) grâce
à la faveur du futur président expliquaient son forcing.
L’ANP, le parti, les hauts cadres de l’administration s’étaient ensuite
ralliés au «fait accompli» de ces décideurs.
Le chef de la Sécurité militaire ne voulait à aucun prix des deux autres
candidats dont les noms avaient un moment retenu l’attention. En réalité,
le refus de Abdelaziz Bouteflika d’autoriser Kasdi Merbah à placer des
éléments de la Sécurité militaire dans les différentes ambassades et au
ministère des Affaires étrangères à Alger a été longtemps un sujet de
discorde entre les deux hommes. Bouteflika portera l’affaire devant le
président du Conseil de la révolution et obtiendra gain de cause après
s’être écrié : «Nous devons avoir confiance les uns en les autres…» Il
voulait dire qu’il n’était pas un simple commis, mais qu’il était «le
Pouvoir» au même titre que Houari Boumediene. Kasdi Merbah, après la
mort de Boumediene, prouva que lui et son appareil n’avaient donné leur
allégeance qu’à une personne, une seule, pas à un collège, fut-il premier.
Sur quels critères Merbah s’était-il appuyé pour imposer Bendjedid ?
Celui de la légitimité historique ? Du courage physique ? De la 3
compétence ? La possibilité de futures manipulations d’un président
facilement influençable? Beaucoup s’étaient perdus en conjectures.
Le principal souci de Kasdi Merbah, tel qu’il l’expliquera plus tard, était
de porter à la tête de l’armée un officier sorti du rang (le plus ancien dans
le grade le plus élevé) à même de préserver l’unité et la cohésion de
l’institution militaire garante de la stabilité du pays et lui éviter de tomber
entre les mains d’un homme qui utiliserait contre elle, à la première
occasion, le coin du bûcheron. La première mission de Chadli Bendjedid
– il la réussira – sera d’éviter à l’armée des ébranlements et des fissures
au lendemain de la disparition brutale de celui qui l’avait si puissamment
façonnée.
Sur un plan purement politique, Kasdi Merbah a sans doute fait un
raisonnement par analogie, forcément subjectif, puisque fondé sur des
jugements de valeur : «Chadli, homme de l’Est, adopté par des hommes
de l’Ouest.» Le profil de l’homme, sur cet aspect-là, pouvait se
superposer à celui de Houari Boumediene.
Kasdi Merbah, lorsqu’il découvrira plus tard que les silhouettes qui se
dessinent en ombres chinoises ne permettent de voir ni la fermeté du
regard ni la hauteur du front, il sera trop tard.
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