En 2006, la disparition accidentelle de "Jean-Jé" Colonna, parrain de la bande de Corse-du-Sud, déclenche une lutte sanglante pour sa succession. | Stephan Agostini/AFP
Pendant une journée, il ne lâche rien. Entouré de deux policiers de la brigade criminelle de Marseille, d'un autre venu de Nanterre, il reste mutique. Rien sur les petites escroqueries financières ou sur cette affaire de séquestration pour laquelle il est poursuivi. Puis Claude Chossat demande à parler "au plus gradé". Nous sommes le 7 janvier 2010. A partir de là, le flot de ses révélations ne cessera plus. L'omerta est levée.
Ils paraissaient pourtant intouchables. Figures de la seule forme de crime organisé recensée sur notre territoire, les parrains corses dominaient le grand banditisme français depuis l'entre-deux-guerres. Mais ces dernières années, les morts se sont accumulés sans que l'on sache vraiment qui contrôle quoi et d'où viennent les coups de feu. Le gang de la Brise de mer, qui dominait la Haute-Corse depuis les années 1980, n'a pas survécu à l'affrontement de ses deux piliers, Richard Casanova et Francis Mariani. Leur disparition, en 2008 et 2009, a déclenché une lutte sanglante et les comptes sont loin d'être apurés. En Corse-du-Sud, les bandes aussi s'entretuent. Fin 2006, Jean-Jérôme Colonna, dit "Jean-Jé", la clé de voûte d'un système clanique, au carrefour du monde politique, des affaires et des voyous, meurt dans un accident. Depuis, on se bat pour reprendre le flambeau. Sur le plan judiciaire enfin, les enquêtes se multiplient. Premier résultat tangible de l'offensive : les cercles de jeux parisiens, comme le Wagram et l'Eldo, contrôlés par la Brise de mer sont fermés. Mais aussi le Concorde, rue Cadet, repris par des Arméniens. Quant au cercle Haussmann, il a fait l'objet d'une fermeture administrative, la famille Francisci ne conservant que le cercle de l'Aviation.
Mais c'est l'omerta, brisée de façon spectaculaire par Claude Chossat, qui a véritablement signifié la fin des parrains corses. L'auteur de ce grand déballage n'a pourtant pas l'ampleur d'un Tommaso Buscetta, le premier grand repenti de la mafia sicilienne. C'est un demi-sel, âgé de 35 ans, originaire du village de Cuttoli, près d'Ajaccio. Il croise une première fois le chemin de Francis Mariani, un des piliers de la Brise de mer, dans la prison de Borgo, près de Bastia en 2000. Il le retrouve ensuite en 2006 sur les circuits de rallye automobile, leur passion commune. Francis Mariani traite aussi bien avec la mafia russe qu'avec la fine fleur du braquage et a pris le contrôle d'affaires sur la Côte d'Azur et à Paris. Claude Chossat devient l'un de ses factotums. Signe des temps : alors que jusque-là la force de ses membres est d'avoir fonctionné comme des associés pendant trente ans (mutualisation de certaines affaires, autonomie pour d'autres et, dans tous les cas, solidarité face à toutes les menaces extérieures), la bande s'allie désormais avec du menu fretin.
Dans un pays où le statut de repenti n'existe pas, la démarche de Claude Chossat est une énigme. Sa vie est menacée, mais il n'exige qu'une chose : être transféré dans la prison d'Ajaccio, non loin des siens, en échange de ses confessions – début 2012, il sera remis en liberté sous contrôle judiciaire. Le 20 mai 2011, il détaille pour les policiers les activités de la Brise de mer. Notamment celles de Richard Casanova, figure dominante de la bande. Suspecté d'avoir organisé de nombreux braquages, dont celui de la banque UBS à Genève en 1990 (125 millions de francs ont été dérobés), il traite avec des chefs d'Etat africains, est en contact avec des services de renseignement...
Autre activité, selon Claude Chossat, le blanchiment d'argent sale dans les boîtes de nuit à Porto-Vecchio, un domaine touristique de luxe près de Bonifacio ou les casinos en Afrique. Il parle aussi des revenus tirés des cercles de jeux à Paris, des machines à sous près de l'étang de Berre, du racket des établissements de nuit et laisse entendre que le clan Casanova peut influer sur le cours de la justice à Aix-en-Provence. Il dit enfin avoir été utilisé, à son insu, par Francis Mariani dans la guerre fratricide qui va l'opposer à Richard Casanova. Une guerre sur fond de récupération des affaires auparavant contrôlées par Jean-Jérôme Colonna en Corse-du-Sud. Il affirme même que Francis Mariani, persuadé que Richard Casanova a cautionné la tentative d'assassinat perpétrée contre lui fin 2007, l'a tué le 23 avril 2008.
Seules ses déclarations sur l'assassinat ont, à ce jour, été vérifiées. La reconstitution réalisée par le juge a pu confirmer, selon les enquêteurs, le déroulement de l'action tel qu'il l'a décrit. Mais une expertise a, dans un second temps, infirmé ses déclarations. Selon cette dernière, "M. Mariani n'était pas assez grand pour tirer confortablement par-dessus le mur alors que M. Chossat, dont l'ADN est retrouvé sur les pierres et les étuis percés, a juste la bonne taille". Claude Chossat doit donc aujourd'hui affronter des doutes sur la nature de son propre rôle dans l'assassinat.
Une fois Richard Casanova mort, c'est l'hécatombe. Francis Mariani est tué, le 12 janvier 2009, dans une explosion que deux expertises contradictoires attribuent soit à une origine criminelle, soit accidentelle. Son acolyte de toujours, Pierre-Marie Santucci, est abattu le 10 février 2009. Et le 15 novembre de la même année, Francis Guazzelli, l'autre personnalité dominante de la Brise, tombe sous les balles de tireurs embusqués alors qu'il remonte en voiture vers son village de la Porta. Selon Claude Chossat, les trois hommes avaient validé ensemble la mort de Richard Casanova. Les héritiers vengeraient donc sa mémoire. D'autres tombent pour avoir apporté une simple aide logistique à Francis Mariani. Fin 2009, la Brise de mer est décimée.
Dans le sud de l'île, rien ne va plus non plus. Depuis 2006 et la mort de Jean-Jérôme Colonna, les appétits s'aiguisent sur fond de racket, de trafic de drogue et de spéculation foncière. Anciens nationalistes, voyous ou simples prétendants à la relève s'affrontent avec violence. De nouveau, c'est un jeune sans envergure qui va permettre à la justice de lever le voile sur cette transition en cours. Edmond Melicucci est connu de la justice pour une condamnation, en 2002, dans une affaire de détention d'armes, mais il n'a pas le profil d'un tueur. Il est pourtant interpellé et mis en examen pour association de malfaiteurs en vue de préparer un assassinat. Et reconnaît les faits le 4 avril 2009 : Edmond Melicucci a fait partie du commando qui a tenté d'assassiner, fin août 2008, Alain Orsoni, cet ex-leader nationaliste, reconverti en président du club de football AC Ajaccio après un passage dans les machines à sous en Amérique centrale.
Débute alors une longue et riche confession. Le repenti livre les noms de ses complices, tous membres de la bande dite du Petit Bar, à Ajaccio, dont le projet est de récupérer l'héritage de Jean-Jé Colonna et de contrer l'expansion des héritiers de Richard Casanova sur l'ensemble de l'île. Dans ses aveux, il est encouragé par les déclarations de celui dont il était le garde du corps, Jean-Toussaint Michelosi. Lui aussi s'est affranchi des règles du silence et donne des éléments permettant d'incriminer des piliers du Petit Bar. Il livre même les noms de ceux qui, d'après lui, ont tué son frère, Ange-Marie Michelosi, en juillet 2008. Parmi eux, il désigne un proche de Richard Casanova. Derrière ses déclarations semble ainsi se dessiner une alliance entre la mouvance d'Alain Orsoni et les héritiers de l'ancien pilier de la Brise de mer pour contrôler la Corse.
Dernière grande équipe de malfaiteurs en exercice sur l'île comme sur le continent, les "bergers de Venzolasca". Eux n'ont pas de repentis à déplorer. C'est la science qui a précipité leur chute. L'ADN d'Ange-Toussaint Federici a été trouvé là où le caïd Farid Berrahma et deux de ses lieutenants ont été assassinés le 4 avril 2006 à Marseille. Décrit par les policiers comme l'un des derniers hommes forts du milieu corse, il devrait être jugé en appel à la fin de l'année. Selon l'enquête, Berrahma menaçait ses intérêts dans la région d'Aix et autour de l'étang de Berre. Le deuxième "berger", Jean-François Federici, est mis en examen pour assassinat après avoir laissé son empreinte sur une balle près d'un homme tué le 17 février 2011 en Haute-Corse. Enfin, la justice recherche toujours le troisième frère, Frédéric, décrit comme l'un des lieutenants du beau-frère de... Richard Casanova. La boucle est bouclée.
Implosion de la Brise de mer, guerre d'héritage autour du territoire de Jean-Jérôme Colonna, chute des "bergers de Venzolasca"... A force de se disputer les territoires, les parrains corses ont fini par signer leur arrêt de mort. Leurs lieutenants sont décimés, leurs secrets éventés. Avec la mise en retrait du milieu corse, une période de profonde transition dans le banditisme français est en train de s'ouvrir.
Jacques Follorou-le magazine du Monde
Pendant une journée, il ne lâche rien. Entouré de deux policiers de la brigade criminelle de Marseille, d'un autre venu de Nanterre, il reste mutique. Rien sur les petites escroqueries financières ou sur cette affaire de séquestration pour laquelle il est poursuivi. Puis Claude Chossat demande à parler "au plus gradé". Nous sommes le 7 janvier 2010. A partir de là, le flot de ses révélations ne cessera plus. L'omerta est levée.
Ils paraissaient pourtant intouchables. Figures de la seule forme de crime organisé recensée sur notre territoire, les parrains corses dominaient le grand banditisme français depuis l'entre-deux-guerres. Mais ces dernières années, les morts se sont accumulés sans que l'on sache vraiment qui contrôle quoi et d'où viennent les coups de feu. Le gang de la Brise de mer, qui dominait la Haute-Corse depuis les années 1980, n'a pas survécu à l'affrontement de ses deux piliers, Richard Casanova et Francis Mariani. Leur disparition, en 2008 et 2009, a déclenché une lutte sanglante et les comptes sont loin d'être apurés. En Corse-du-Sud, les bandes aussi s'entretuent. Fin 2006, Jean-Jérôme Colonna, dit "Jean-Jé", la clé de voûte d'un système clanique, au carrefour du monde politique, des affaires et des voyous, meurt dans un accident. Depuis, on se bat pour reprendre le flambeau. Sur le plan judiciaire enfin, les enquêtes se multiplient. Premier résultat tangible de l'offensive : les cercles de jeux parisiens, comme le Wagram et l'Eldo, contrôlés par la Brise de mer sont fermés. Mais aussi le Concorde, rue Cadet, repris par des Arméniens. Quant au cercle Haussmann, il a fait l'objet d'une fermeture administrative, la famille Francisci ne conservant que le cercle de l'Aviation.
Mais c'est l'omerta, brisée de façon spectaculaire par Claude Chossat, qui a véritablement signifié la fin des parrains corses. L'auteur de ce grand déballage n'a pourtant pas l'ampleur d'un Tommaso Buscetta, le premier grand repenti de la mafia sicilienne. C'est un demi-sel, âgé de 35 ans, originaire du village de Cuttoli, près d'Ajaccio. Il croise une première fois le chemin de Francis Mariani, un des piliers de la Brise de mer, dans la prison de Borgo, près de Bastia en 2000. Il le retrouve ensuite en 2006 sur les circuits de rallye automobile, leur passion commune. Francis Mariani traite aussi bien avec la mafia russe qu'avec la fine fleur du braquage et a pris le contrôle d'affaires sur la Côte d'Azur et à Paris. Claude Chossat devient l'un de ses factotums. Signe des temps : alors que jusque-là la force de ses membres est d'avoir fonctionné comme des associés pendant trente ans (mutualisation de certaines affaires, autonomie pour d'autres et, dans tous les cas, solidarité face à toutes les menaces extérieures), la bande s'allie désormais avec du menu fretin.
Dans un pays où le statut de repenti n'existe pas, la démarche de Claude Chossat est une énigme. Sa vie est menacée, mais il n'exige qu'une chose : être transféré dans la prison d'Ajaccio, non loin des siens, en échange de ses confessions – début 2012, il sera remis en liberté sous contrôle judiciaire. Le 20 mai 2011, il détaille pour les policiers les activités de la Brise de mer. Notamment celles de Richard Casanova, figure dominante de la bande. Suspecté d'avoir organisé de nombreux braquages, dont celui de la banque UBS à Genève en 1990 (125 millions de francs ont été dérobés), il traite avec des chefs d'Etat africains, est en contact avec des services de renseignement...
Autre activité, selon Claude Chossat, le blanchiment d'argent sale dans les boîtes de nuit à Porto-Vecchio, un domaine touristique de luxe près de Bonifacio ou les casinos en Afrique. Il parle aussi des revenus tirés des cercles de jeux à Paris, des machines à sous près de l'étang de Berre, du racket des établissements de nuit et laisse entendre que le clan Casanova peut influer sur le cours de la justice à Aix-en-Provence. Il dit enfin avoir été utilisé, à son insu, par Francis Mariani dans la guerre fratricide qui va l'opposer à Richard Casanova. Une guerre sur fond de récupération des affaires auparavant contrôlées par Jean-Jérôme Colonna en Corse-du-Sud. Il affirme même que Francis Mariani, persuadé que Richard Casanova a cautionné la tentative d'assassinat perpétrée contre lui fin 2007, l'a tué le 23 avril 2008.
Seules ses déclarations sur l'assassinat ont, à ce jour, été vérifiées. La reconstitution réalisée par le juge a pu confirmer, selon les enquêteurs, le déroulement de l'action tel qu'il l'a décrit. Mais une expertise a, dans un second temps, infirmé ses déclarations. Selon cette dernière, "M. Mariani n'était pas assez grand pour tirer confortablement par-dessus le mur alors que M. Chossat, dont l'ADN est retrouvé sur les pierres et les étuis percés, a juste la bonne taille". Claude Chossat doit donc aujourd'hui affronter des doutes sur la nature de son propre rôle dans l'assassinat.
Une fois Richard Casanova mort, c'est l'hécatombe. Francis Mariani est tué, le 12 janvier 2009, dans une explosion que deux expertises contradictoires attribuent soit à une origine criminelle, soit accidentelle. Son acolyte de toujours, Pierre-Marie Santucci, est abattu le 10 février 2009. Et le 15 novembre de la même année, Francis Guazzelli, l'autre personnalité dominante de la Brise, tombe sous les balles de tireurs embusqués alors qu'il remonte en voiture vers son village de la Porta. Selon Claude Chossat, les trois hommes avaient validé ensemble la mort de Richard Casanova. Les héritiers vengeraient donc sa mémoire. D'autres tombent pour avoir apporté une simple aide logistique à Francis Mariani. Fin 2009, la Brise de mer est décimée.
Dans le sud de l'île, rien ne va plus non plus. Depuis 2006 et la mort de Jean-Jérôme Colonna, les appétits s'aiguisent sur fond de racket, de trafic de drogue et de spéculation foncière. Anciens nationalistes, voyous ou simples prétendants à la relève s'affrontent avec violence. De nouveau, c'est un jeune sans envergure qui va permettre à la justice de lever le voile sur cette transition en cours. Edmond Melicucci est connu de la justice pour une condamnation, en 2002, dans une affaire de détention d'armes, mais il n'a pas le profil d'un tueur. Il est pourtant interpellé et mis en examen pour association de malfaiteurs en vue de préparer un assassinat. Et reconnaît les faits le 4 avril 2009 : Edmond Melicucci a fait partie du commando qui a tenté d'assassiner, fin août 2008, Alain Orsoni, cet ex-leader nationaliste, reconverti en président du club de football AC Ajaccio après un passage dans les machines à sous en Amérique centrale.
Débute alors une longue et riche confession. Le repenti livre les noms de ses complices, tous membres de la bande dite du Petit Bar, à Ajaccio, dont le projet est de récupérer l'héritage de Jean-Jé Colonna et de contrer l'expansion des héritiers de Richard Casanova sur l'ensemble de l'île. Dans ses aveux, il est encouragé par les déclarations de celui dont il était le garde du corps, Jean-Toussaint Michelosi. Lui aussi s'est affranchi des règles du silence et donne des éléments permettant d'incriminer des piliers du Petit Bar. Il livre même les noms de ceux qui, d'après lui, ont tué son frère, Ange-Marie Michelosi, en juillet 2008. Parmi eux, il désigne un proche de Richard Casanova. Derrière ses déclarations semble ainsi se dessiner une alliance entre la mouvance d'Alain Orsoni et les héritiers de l'ancien pilier de la Brise de mer pour contrôler la Corse.
Dernière grande équipe de malfaiteurs en exercice sur l'île comme sur le continent, les "bergers de Venzolasca". Eux n'ont pas de repentis à déplorer. C'est la science qui a précipité leur chute. L'ADN d'Ange-Toussaint Federici a été trouvé là où le caïd Farid Berrahma et deux de ses lieutenants ont été assassinés le 4 avril 2006 à Marseille. Décrit par les policiers comme l'un des derniers hommes forts du milieu corse, il devrait être jugé en appel à la fin de l'année. Selon l'enquête, Berrahma menaçait ses intérêts dans la région d'Aix et autour de l'étang de Berre. Le deuxième "berger", Jean-François Federici, est mis en examen pour assassinat après avoir laissé son empreinte sur une balle près d'un homme tué le 17 février 2011 en Haute-Corse. Enfin, la justice recherche toujours le troisième frère, Frédéric, décrit comme l'un des lieutenants du beau-frère de... Richard Casanova. La boucle est bouclée.
Implosion de la Brise de mer, guerre d'héritage autour du territoire de Jean-Jérôme Colonna, chute des "bergers de Venzolasca"... A force de se disputer les territoires, les parrains corses ont fini par signer leur arrêt de mort. Leurs lieutenants sont décimés, leurs secrets éventés. Avec la mise en retrait du milieu corse, une période de profonde transition dans le banditisme français est en train de s'ouvrir.
Jacques Follorou-le magazine du Monde
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