Enquête. La vérité sur l’assassinat de Omar Benjelloun
Omar Benjelloun (DR)
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Omar Benjelloun (DR)
Les islamistes l’ont exécuté et la monarchie en a profité. TelQuel rouvre le dossier de Omar Benjelloun (1936–1975), l’opposant le plus virulent de Hassan II après la disparition de Mehdi Ben Barka.
Casablanca, le 18 décembre 1975. Il est 15h et nous sommes à proximité du 91, rue Camille Desmoulins (aujourd’hui boulevard Al Massira Al Khadra), la célèbre avenue commerçante de la ville blanche. Un homme, la quarantaine, quitte sa petite villa et se dirige vers sa voiture, une R16 blanche. Deux inconnus l’attendent et l’abordent sans crier gare. Comme pour demander un renseignement. Ou…
Des propos sont échangés entre les trois hommes, non loin d’un policier qui régule tranquillement la circulation. Les deux assaillants, qui ont bien planifié leur coup, sortent en une fraction de seconde un arsenal d’armes artisanales : un couteau, un tournevis, une manivelle, etc. Une pluie de frappes d’une rare violence s’abat sur leur interlocuteur. Il prend un premier coup à la poitrine, un deuxième au dos et un troisième à la tête, qui lui sera fatal. Il est à terre, inerte et git dans une mare de sang. Mort.
La victime s’appelle Omar Benjelloun. Cet idéologue, syndicaliste, ingénieur, avocat et journaliste, est l’un des acteurs politiques de tout premier plan dans ce Maroc agité des années de plomb. Depuis la disparition, en 1965, de Mehdi Ben Barka, il est devenu l’opposant le plus virulent de Hassan II. Et, surtout, le plus dérangeant. Populaire, il est plus impulsif que Abderrahim Bouabid et moins calculateur que Mohamed Fqih Basri, les autres grandes figures de l’USFP, le parti socialiste qui a succédé à l’UNFP.
Ce 18 décembre 1975, le Maroc vient tout simplement d’assister à l’assassinat politique le plus crapuleux et barbare de l’ère hassanienne. Omar Benjelloun, fier fils de l’Oriental, n’est plus. Son action, sa pensée, ses écrits, ses réseaux, son influence gênaient à la fois le Palais, les islamistes, en plus d’une bonne partie de l’USFP et du syndicat qui lui était historiquement proche, l’UMT. Mostafa Khezzar, l’un des deux assaillants, est arrêté sur place par des passants. Ahmed Saâd, son complice, est appréhendé deux jours plus tard. Les deux assassins sont présentés comme étant des membres de la Chabiba Islamiya. L’assassinat de Benjelloun, qui fait d’abord l’affaire du Palais, soucieux de se débarrasser d’un opposant turbulent, creuse aussi un fossé définitif entre socialistes et islamistes devenus, depuis, irréconciliables.
Le destin d’un chef
Alors, qui était vraiment Omar Benjelloun ? Réponse : un fils du peuple, un vrai. Né en 1934 à Berguent, un village niché dans l’Oriental, près d’Oujda, il s’acharne dans ses études et devient l’un des premiers ingénieurs marocains en télécommunications formés en France. Avec, en parallèle, un diplôme en droit. De retour au pays, son étoile brille dans le ciel de l’UNFP, principale formation d’opposition. Si Abderrahim Bouabid gère les affaires du parti et sert d’interface avec le Palais, le poids de l’organisation repose sur deux hommes : Omar Benjelloun et Mohamed Elyazghi. Benjelloun sillonne le pays pour mobiliser les masses, quand il n’est pas en prison. Et c’est précisément derrière les barreaux qu’il couche noir sur blanc ses idées pour le renouveau de l’UNFP. Résultat : le rapport idéologique qu’il présente lui-même devant le congrès extraordinaire de janvier 1975 porte sa signature et celle de Mohamed Abed El Jabri, le “philosophe” du parti et l’un de ses principaux idéologues. L’USFP est née et cette formation politique a une nouvelle orientation : la stratégie de la lutte démocratique en lieu et place de l’action violente comme le prônaient Fqih Basri et d’autres leaders de la gauche. En deux mots, adieu la révolution, bonjour la politique et le combat à l’intérieur des institutions. “Mais cela ne voulait absolument pas dire signer un chèque en blanc pour Hassan II”, commente un vieux dirigeant de l’USFP.
Pour situer le poids de Omar Benjelloun, malgré son jeune âge, il faut savoir que c’est à lui que l’USFP doit, aussi, l’idée de créer une nouvelle centrale syndicale (la future CDT), comme alternative à l’UMT de Mahjoub Benseddik, dont les orientations se sont éloignées du parti au fil des années. “Pour défendre la classe ouvrière, il faut d’abord l’aimer” avait-il l’habitude de répéter. Dès 1966, Benjelloun a lancé le Syndicat national de l’enseignement (SNE), premier noyau dur de la CDT qui ne verra officiellement le jour que trois ans après son assassinat.
Travailleur infatigable, Omar Benjelloun est aussi un journaliste qui dirige d’une main de maître Al Moharrir, le quotidien du parti, à l’époque le journal le plus influent du pays. L’audace de sa chronique Bissaraha (En toute vérité) dérange pas mal de monde : le Palais, les services de Hassan II et les milieux conservateurs de tous bords, au moment où le royaume, qui émerge de deux putschs militaires, plonge dans l’unanimisme de façade ayant accompagné la préparation de la Marche verte.
Hassan II et lui…
Entre Omar Benjelloun et Hassan II, cela n’a jamais été le grand amour. Des proches et amis de l’ancien leader de gauche affirment que la mésentente entre eux remonte à la fin des années 1950 quand le défunt roi, alors prince héritier, était arrivé à Paris pour donner une conférence à l’Association des étudiants musulmans nord-africains (AEMNA) présidée… par Omar Benjelloun.
“On ne peut pas prétendre légitimement parler au nom du peuple quand on est né dans un palais”, aurait glissé Benjelloun en évoquant Moulay Hassan. Les choses se sont davantage dégradées entre les deux hommes, notamment à l’occasion de l’appel de l’UMT à la grève générale de 1961. Hassan II, tout fraîchement promu roi du Maroc, est intervenu auprès de Mahjoub Benseddik, patron du syndicat, pour court-circuiter la grève. Omar Benjelloun, qui dirige alors la Fédération des télécommunications, ossature de l’UMT (avec les cheminots), refuse de se plier aux diktats de l’un et l’autre. Il dit non à Benseddik, et surtout non à Hassan II. La réplique ne se fait pas attendre. Quelques jours plus tard, il est débarqué de son poste de directeur régional des PTT à Rabat.
En fait, depuis l’incident de Paris, le syndicaliste et le roi ne se sont plus revus. Ils n’avaient pas grand-chose à se dire, ni à voir ensemble. Omar Benjelloun avait d’ailleurs cette célèbre phrase qui résume tout : “J’irais rencontrer Hassan II quand il acceptera de me recevoir en présence d’un huissier de justice”…
Hassan II avait-il assez de raisons pour envisager, à un moment ou à un autre, d’en finir avec le symbole de l’opposition ? Beaucoup le pensent, et pas seulement dans le milieu de la gauche marocaine. Mais rien ne l’atteste formellement. Ce qui est établi, par contre, c’est que les services secrets, dirigés par le général Ahmed Dlimi, un homme du roi, ont bien essayé d’assassiner le leader de gauche.
La cible des services
L’icône de l’USFP a été dans la ligne de mire de différents services bien avant 1975. Benjelloun le savait et il était le premier à le dire. “Notre tour viendra et ce ne sera pas par voie judiciaire”, confie-t-il à des proches, au lendemain de l’exécution de Omar Dahkoune (opposition armée) en novembre 1973 suite aux confrontations de Moulay Bouâzza. Mais il y a un autre fait. Le colonel Mohamed Amokrane, l’un des protagonistes de l’attaque contre l’avion royal en 1972, est emmené pour une séance de torture supervisée, à la prison de Kénitra, par Ahmed Dlimi et Moulay Hafid Alaoui. Croisant des socialistes emprisonnés dans le même établissement pénitentiaire, le putschiste les charge de transmettre à Omar Benjelloun et Mohamed Elyazghi le message suivant : “Prenez garde !”.
La suite a donné raison à Amokrane. En janvier 1973, Mohamed Elyazghi reçoit un colis piégé à son domicile à Rabat et a failli y laisser sa peau. Chez lui, Omar Benjelloun doute du contenu d’un colis similaire et le fait exploser dans son jardin.
Les attentats contre Elyazghi et Benjelloun sont clairement le fait des services marocains, lesquels sont dirigés par le roi. Les services auraient-ils pris le risque de tenter d’assassiner deux grandes figures politiques sans l’aval de leur patron ? Peu probable. Dans ses mémoires, publiées récemment, Mohamed Elyazghi avance un début de réponse : “Chaque fois qu’il y a eu des signes de rapprochement entre la gauche et le Palais, un événement est survenu pour tout remettre en cause. Ce fut le cas avec la disparition de Ben Barka en 1965, et l’assassinat de Benjelloun dix ans plus tard”.
Casablanca, le 18 décembre 1975. Il est 15h et nous sommes à proximité du 91, rue Camille Desmoulins (aujourd’hui boulevard Al Massira Al Khadra), la célèbre avenue commerçante de la ville blanche. Un homme, la quarantaine, quitte sa petite villa et se dirige vers sa voiture, une R16 blanche. Deux inconnus l’attendent et l’abordent sans crier gare. Comme pour demander un renseignement. Ou…
Des propos sont échangés entre les trois hommes, non loin d’un policier qui régule tranquillement la circulation. Les deux assaillants, qui ont bien planifié leur coup, sortent en une fraction de seconde un arsenal d’armes artisanales : un couteau, un tournevis, une manivelle, etc. Une pluie de frappes d’une rare violence s’abat sur leur interlocuteur. Il prend un premier coup à la poitrine, un deuxième au dos et un troisième à la tête, qui lui sera fatal. Il est à terre, inerte et git dans une mare de sang. Mort.
La victime s’appelle Omar Benjelloun. Cet idéologue, syndicaliste, ingénieur, avocat et journaliste, est l’un des acteurs politiques de tout premier plan dans ce Maroc agité des années de plomb. Depuis la disparition, en 1965, de Mehdi Ben Barka, il est devenu l’opposant le plus virulent de Hassan II. Et, surtout, le plus dérangeant. Populaire, il est plus impulsif que Abderrahim Bouabid et moins calculateur que Mohamed Fqih Basri, les autres grandes figures de l’USFP, le parti socialiste qui a succédé à l’UNFP.
Ce 18 décembre 1975, le Maroc vient tout simplement d’assister à l’assassinat politique le plus crapuleux et barbare de l’ère hassanienne. Omar Benjelloun, fier fils de l’Oriental, n’est plus. Son action, sa pensée, ses écrits, ses réseaux, son influence gênaient à la fois le Palais, les islamistes, en plus d’une bonne partie de l’USFP et du syndicat qui lui était historiquement proche, l’UMT. Mostafa Khezzar, l’un des deux assaillants, est arrêté sur place par des passants. Ahmed Saâd, son complice, est appréhendé deux jours plus tard. Les deux assassins sont présentés comme étant des membres de la Chabiba Islamiya. L’assassinat de Benjelloun, qui fait d’abord l’affaire du Palais, soucieux de se débarrasser d’un opposant turbulent, creuse aussi un fossé définitif entre socialistes et islamistes devenus, depuis, irréconciliables.
Le destin d’un chef
Alors, qui était vraiment Omar Benjelloun ? Réponse : un fils du peuple, un vrai. Né en 1934 à Berguent, un village niché dans l’Oriental, près d’Oujda, il s’acharne dans ses études et devient l’un des premiers ingénieurs marocains en télécommunications formés en France. Avec, en parallèle, un diplôme en droit. De retour au pays, son étoile brille dans le ciel de l’UNFP, principale formation d’opposition. Si Abderrahim Bouabid gère les affaires du parti et sert d’interface avec le Palais, le poids de l’organisation repose sur deux hommes : Omar Benjelloun et Mohamed Elyazghi. Benjelloun sillonne le pays pour mobiliser les masses, quand il n’est pas en prison. Et c’est précisément derrière les barreaux qu’il couche noir sur blanc ses idées pour le renouveau de l’UNFP. Résultat : le rapport idéologique qu’il présente lui-même devant le congrès extraordinaire de janvier 1975 porte sa signature et celle de Mohamed Abed El Jabri, le “philosophe” du parti et l’un de ses principaux idéologues. L’USFP est née et cette formation politique a une nouvelle orientation : la stratégie de la lutte démocratique en lieu et place de l’action violente comme le prônaient Fqih Basri et d’autres leaders de la gauche. En deux mots, adieu la révolution, bonjour la politique et le combat à l’intérieur des institutions. “Mais cela ne voulait absolument pas dire signer un chèque en blanc pour Hassan II”, commente un vieux dirigeant de l’USFP.
Pour situer le poids de Omar Benjelloun, malgré son jeune âge, il faut savoir que c’est à lui que l’USFP doit, aussi, l’idée de créer une nouvelle centrale syndicale (la future CDT), comme alternative à l’UMT de Mahjoub Benseddik, dont les orientations se sont éloignées du parti au fil des années. “Pour défendre la classe ouvrière, il faut d’abord l’aimer” avait-il l’habitude de répéter. Dès 1966, Benjelloun a lancé le Syndicat national de l’enseignement (SNE), premier noyau dur de la CDT qui ne verra officiellement le jour que trois ans après son assassinat.
Travailleur infatigable, Omar Benjelloun est aussi un journaliste qui dirige d’une main de maître Al Moharrir, le quotidien du parti, à l’époque le journal le plus influent du pays. L’audace de sa chronique Bissaraha (En toute vérité) dérange pas mal de monde : le Palais, les services de Hassan II et les milieux conservateurs de tous bords, au moment où le royaume, qui émerge de deux putschs militaires, plonge dans l’unanimisme de façade ayant accompagné la préparation de la Marche verte.
Hassan II et lui…
Entre Omar Benjelloun et Hassan II, cela n’a jamais été le grand amour. Des proches et amis de l’ancien leader de gauche affirment que la mésentente entre eux remonte à la fin des années 1950 quand le défunt roi, alors prince héritier, était arrivé à Paris pour donner une conférence à l’Association des étudiants musulmans nord-africains (AEMNA) présidée… par Omar Benjelloun.
“On ne peut pas prétendre légitimement parler au nom du peuple quand on est né dans un palais”, aurait glissé Benjelloun en évoquant Moulay Hassan. Les choses se sont davantage dégradées entre les deux hommes, notamment à l’occasion de l’appel de l’UMT à la grève générale de 1961. Hassan II, tout fraîchement promu roi du Maroc, est intervenu auprès de Mahjoub Benseddik, patron du syndicat, pour court-circuiter la grève. Omar Benjelloun, qui dirige alors la Fédération des télécommunications, ossature de l’UMT (avec les cheminots), refuse de se plier aux diktats de l’un et l’autre. Il dit non à Benseddik, et surtout non à Hassan II. La réplique ne se fait pas attendre. Quelques jours plus tard, il est débarqué de son poste de directeur régional des PTT à Rabat.
En fait, depuis l’incident de Paris, le syndicaliste et le roi ne se sont plus revus. Ils n’avaient pas grand-chose à se dire, ni à voir ensemble. Omar Benjelloun avait d’ailleurs cette célèbre phrase qui résume tout : “J’irais rencontrer Hassan II quand il acceptera de me recevoir en présence d’un huissier de justice”…
Hassan II avait-il assez de raisons pour envisager, à un moment ou à un autre, d’en finir avec le symbole de l’opposition ? Beaucoup le pensent, et pas seulement dans le milieu de la gauche marocaine. Mais rien ne l’atteste formellement. Ce qui est établi, par contre, c’est que les services secrets, dirigés par le général Ahmed Dlimi, un homme du roi, ont bien essayé d’assassiner le leader de gauche.
La cible des services
L’icône de l’USFP a été dans la ligne de mire de différents services bien avant 1975. Benjelloun le savait et il était le premier à le dire. “Notre tour viendra et ce ne sera pas par voie judiciaire”, confie-t-il à des proches, au lendemain de l’exécution de Omar Dahkoune (opposition armée) en novembre 1973 suite aux confrontations de Moulay Bouâzza. Mais il y a un autre fait. Le colonel Mohamed Amokrane, l’un des protagonistes de l’attaque contre l’avion royal en 1972, est emmené pour une séance de torture supervisée, à la prison de Kénitra, par Ahmed Dlimi et Moulay Hafid Alaoui. Croisant des socialistes emprisonnés dans le même établissement pénitentiaire, le putschiste les charge de transmettre à Omar Benjelloun et Mohamed Elyazghi le message suivant : “Prenez garde !”.
La suite a donné raison à Amokrane. En janvier 1973, Mohamed Elyazghi reçoit un colis piégé à son domicile à Rabat et a failli y laisser sa peau. Chez lui, Omar Benjelloun doute du contenu d’un colis similaire et le fait exploser dans son jardin.
Les attentats contre Elyazghi et Benjelloun sont clairement le fait des services marocains, lesquels sont dirigés par le roi. Les services auraient-ils pris le risque de tenter d’assassiner deux grandes figures politiques sans l’aval de leur patron ? Peu probable. Dans ses mémoires, publiées récemment, Mohamed Elyazghi avance un début de réponse : “Chaque fois qu’il y a eu des signes de rapprochement entre la gauche et le Palais, un événement est survenu pour tout remettre en cause. Ce fut le cas avec la disparition de Ben Barka en 1965, et l’assassinat de Benjelloun dix ans plus tard”.
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