J’ai déjà eu l’occasion de parler de faussaires. Dans mon livre «Les Naufragés de la mémoire», évoquant la vie de deux parmi les plus fameux, Van Megeren et Hebborn, je posais cette question: «Quelles motivations pouvaient être cachées derrière leur intention évidente de s’enrichir ? Cherchaient-ils par cette voie détournée à faire revivre en eux une étincelle du génie des grands maîtres auxquels ils voulaient s’identifier ?». C’est une interrogation identique que nous pose la très curieuse histoire de William Henry Ireland, le faussaire qui voulut être Shakespeare.
Un fils empoté et un père «monomane»
Pour tout le monde, William Henry Ireland n’était peut-être pas tout à fait stupide, mais certainement il n’était pas particulièrement intelligent.
Il était né en 1775 à Londres, fils - probablement naturel - d’un graveur, Samuel Ireland, qui était aussi un bibliophile acharné. Samuel avait essayé de donner une bonne éducation au jeune Willis, mais tous les directeurs des différentes écoles où il l’avait envoyé lui conseillèrent à la fin de ne pas dépenser inutilement son argent. En conclusion, Samuel décida de placer son empoté de fils, qui avait alors dix-sept ans, comme clerc auprès d’un ami notaire. Une vie sans ambitions et sans perspectives s’ouvrait pour le jeune William, tristement conscient d’avoir déçu les attentes de son père.
Samuel Ireland avait une passion sans limites pour Shakespeare, frisant une véritable idolâtrie. Vers la fin de l’année 1792, il se rendit pour un travail à Stratford on Avon, la ville natale de Shakespeare, et passa le plus clair de son temps à la recherche d’au moins une relique du poète. Les faux abondaient et Samuel acheta facilement un tabouret sur lequel, on l’avait assuré, s’était assis l’immortel. Mais il chercha en vain la pièce pour laquelle il aurait donné même son sang: un manuscrit du poète, n’importe lequel, même une note pour la blanchisseuse.
C’est au cours de cette quête qu’un brocanteur, en veine de plaisanteries, annonça à Samuel qu’il avait déposé dans une ferme avoisinante un gros tas de vieux papiers, et que, peut-être, il y avait là quelque chose qui pouvait l’intéresser. Ils se rendirent à la ferme et la fermière, qui était de mèche, raconta qu’elle se rappelait très bien de ces vieux papiers, et qu’il y en avait même quelques-uns avec le nom d’un certain Shakespeare écrit dessus. Mais il aurait fallu arriver plus tôt, parce qu’elle venait juste de tout brûler. Peut-être qu’en fouillant dans le dépotoir ils pourraient trouver encore quelque pièce de papier intacte... Et pendant que Samuel et son fils fouillaient dans les ordures sous un crachin gelé, les compères, bien au chaud, se gaussaient de la crédulité des collectionneurs.
William, moins stupide qu’on le croyait, s’aperçut vite de la tromperie et, en même temps, de la faiblesse de son père, prêt à tout avaler pour assouvir sa passion shakespearienne. Il ne l’oubliera pas.
Les passe-temps d’un clerc
Une année s’écoula. Le service du notaire laissait du temps libre à William qui s’occupait en bouquinant dans les échoppes des libraires autour du bureau. Un jour, il fit un achat intéressant, un beau petit volume de prières relié en parchemin, avec sur le plat l’écusson de la Reine Elisabeth d’Angleterre. William rentra au bureau et feuilleta sans succès le livre à la recherche du moindre signe qui aurait pu prouver que celui-ci avait effectivement appartenu à la grande reine, comme l’écusson le faisait supposer. Ceci aurait multiplié par cent sa valeur. Il prit alors la décision qui fera bousculer sa vie: il décida de fabriquer lui-même cette preuve.
Parmi les documents d’archive du notaire, il récupéra un vieux morceau de papier blanc, il ajouta de l’eau d’encre afin que l’écriture apparaisse comme délavée par le temps, et rédigea une lettre de dédicace de l’auteur à la Reine Elisabeth. Un typographe, à qui il avait montré pour avis la lettre, proposa de lui préparer «une bien meilleure encre à l’ancienne». William rentra au bureau avec l’encre et récrivit l’épître dédicatoire. Maintenant, le document lui sembla parfait et il le glissa dans le plat de la reliure. Mais au lieu d’essayer de revendre le livre et d’en tirer un joli bénéfice, il décida d’en faire cadeau à son père.
Ici, il faut faire une petite pause. William avait toujours souffert du peu d’estime que son père avait à son égard. Etre le fruit d’une relation irrégulière pouvait peut-être aussi peser dans son esprit. Il avait bien vu en quelle mesure la passion de collectionneur pouvait aveugler son père. C’était donc par cette voie qu’il pourrait remonter dans son opinion: il lui aurait démontré que lui aussi était un bibliophile averti.
Le petit livre de prières enchanta Samuel. William avait marqué un point mais pas gagné la partie. Il savait que seul un autographe de Shakespeare lui aurait ouvert définitivement les portes du coeur de son père. Il écuma tous les antiquaires, il fouilla chez les brocanteurs, il fouina dans les étals des bouquinistes, toujours sans succès. Il faut dire que la tâche était sans espoir: à la date d’aujourd’hui, nous ne connaissons que six signatures authentiques de Shakespeare, dont trois sur le même document.
En désespoir de cause, il décida de forcer le sort. Il coupa un morceau de papier d’un vieil acte notarial, il sortit sa bouteille d’encre «à l’ancienne» et commença à rédiger un contrat de location d’une maison entre William Shakespeare et un certain Michel Fraser. Le texte ne lui posa pas de problème, ayant à disposition suffisamment de modèles du style notarial du XVIe siècle. Pour imiter la signature de Shakespeare, il utilisa un fac-similé publié dans un livre. Enfin, il cacheta le document avec des sceaux décollés d’anciens parchemins trouvés dans l’inépuisable réserve de son notaire.
Samuel, lorsqu’il reçut des mains de sons fils le document avec en bas l’inestimable signature de Shakespeare, resta sans un mot. A la fin, après l’avoir lui et relu, caressé le papier, soupesé les sceaux,il chuchota: «C’est certainement authentique». «Dans ce cas, dit William, je vous prie de l’accepter». Samuel, ému aux larmes, prit alors la clef de sa précieuse bibliothèque et il accomplit ce qui est le sacrifice suprême pour tout collectionneur. «Prend, dit-il, tu peux choisir tout ce que tu veux». «Je vous remercie, mais je n’accepterai rien». William avait enfin entrepris la conquête du coeur de son père.
Un fils empoté et un père «monomane»
Pour tout le monde, William Henry Ireland n’était peut-être pas tout à fait stupide, mais certainement il n’était pas particulièrement intelligent.
Il était né en 1775 à Londres, fils - probablement naturel - d’un graveur, Samuel Ireland, qui était aussi un bibliophile acharné. Samuel avait essayé de donner une bonne éducation au jeune Willis, mais tous les directeurs des différentes écoles où il l’avait envoyé lui conseillèrent à la fin de ne pas dépenser inutilement son argent. En conclusion, Samuel décida de placer son empoté de fils, qui avait alors dix-sept ans, comme clerc auprès d’un ami notaire. Une vie sans ambitions et sans perspectives s’ouvrait pour le jeune William, tristement conscient d’avoir déçu les attentes de son père.
Samuel Ireland avait une passion sans limites pour Shakespeare, frisant une véritable idolâtrie. Vers la fin de l’année 1792, il se rendit pour un travail à Stratford on Avon, la ville natale de Shakespeare, et passa le plus clair de son temps à la recherche d’au moins une relique du poète. Les faux abondaient et Samuel acheta facilement un tabouret sur lequel, on l’avait assuré, s’était assis l’immortel. Mais il chercha en vain la pièce pour laquelle il aurait donné même son sang: un manuscrit du poète, n’importe lequel, même une note pour la blanchisseuse.
C’est au cours de cette quête qu’un brocanteur, en veine de plaisanteries, annonça à Samuel qu’il avait déposé dans une ferme avoisinante un gros tas de vieux papiers, et que, peut-être, il y avait là quelque chose qui pouvait l’intéresser. Ils se rendirent à la ferme et la fermière, qui était de mèche, raconta qu’elle se rappelait très bien de ces vieux papiers, et qu’il y en avait même quelques-uns avec le nom d’un certain Shakespeare écrit dessus. Mais il aurait fallu arriver plus tôt, parce qu’elle venait juste de tout brûler. Peut-être qu’en fouillant dans le dépotoir ils pourraient trouver encore quelque pièce de papier intacte... Et pendant que Samuel et son fils fouillaient dans les ordures sous un crachin gelé, les compères, bien au chaud, se gaussaient de la crédulité des collectionneurs.
William, moins stupide qu’on le croyait, s’aperçut vite de la tromperie et, en même temps, de la faiblesse de son père, prêt à tout avaler pour assouvir sa passion shakespearienne. Il ne l’oubliera pas.
Les passe-temps d’un clerc
Une année s’écoula. Le service du notaire laissait du temps libre à William qui s’occupait en bouquinant dans les échoppes des libraires autour du bureau. Un jour, il fit un achat intéressant, un beau petit volume de prières relié en parchemin, avec sur le plat l’écusson de la Reine Elisabeth d’Angleterre. William rentra au bureau et feuilleta sans succès le livre à la recherche du moindre signe qui aurait pu prouver que celui-ci avait effectivement appartenu à la grande reine, comme l’écusson le faisait supposer. Ceci aurait multiplié par cent sa valeur. Il prit alors la décision qui fera bousculer sa vie: il décida de fabriquer lui-même cette preuve.
Parmi les documents d’archive du notaire, il récupéra un vieux morceau de papier blanc, il ajouta de l’eau d’encre afin que l’écriture apparaisse comme délavée par le temps, et rédigea une lettre de dédicace de l’auteur à la Reine Elisabeth. Un typographe, à qui il avait montré pour avis la lettre, proposa de lui préparer «une bien meilleure encre à l’ancienne». William rentra au bureau avec l’encre et récrivit l’épître dédicatoire. Maintenant, le document lui sembla parfait et il le glissa dans le plat de la reliure. Mais au lieu d’essayer de revendre le livre et d’en tirer un joli bénéfice, il décida d’en faire cadeau à son père.
Ici, il faut faire une petite pause. William avait toujours souffert du peu d’estime que son père avait à son égard. Etre le fruit d’une relation irrégulière pouvait peut-être aussi peser dans son esprit. Il avait bien vu en quelle mesure la passion de collectionneur pouvait aveugler son père. C’était donc par cette voie qu’il pourrait remonter dans son opinion: il lui aurait démontré que lui aussi était un bibliophile averti.
Le petit livre de prières enchanta Samuel. William avait marqué un point mais pas gagné la partie. Il savait que seul un autographe de Shakespeare lui aurait ouvert définitivement les portes du coeur de son père. Il écuma tous les antiquaires, il fouilla chez les brocanteurs, il fouina dans les étals des bouquinistes, toujours sans succès. Il faut dire que la tâche était sans espoir: à la date d’aujourd’hui, nous ne connaissons que six signatures authentiques de Shakespeare, dont trois sur le même document.
En désespoir de cause, il décida de forcer le sort. Il coupa un morceau de papier d’un vieil acte notarial, il sortit sa bouteille d’encre «à l’ancienne» et commença à rédiger un contrat de location d’une maison entre William Shakespeare et un certain Michel Fraser. Le texte ne lui posa pas de problème, ayant à disposition suffisamment de modèles du style notarial du XVIe siècle. Pour imiter la signature de Shakespeare, il utilisa un fac-similé publié dans un livre. Enfin, il cacheta le document avec des sceaux décollés d’anciens parchemins trouvés dans l’inépuisable réserve de son notaire.
Samuel, lorsqu’il reçut des mains de sons fils le document avec en bas l’inestimable signature de Shakespeare, resta sans un mot. A la fin, après l’avoir lui et relu, caressé le papier, soupesé les sceaux,il chuchota: «C’est certainement authentique». «Dans ce cas, dit William, je vous prie de l’accepter». Samuel, ému aux larmes, prit alors la clef de sa précieuse bibliothèque et il accomplit ce qui est le sacrifice suprême pour tout collectionneur. «Prend, dit-il, tu peux choisir tout ce que tu veux». «Je vous remercie, mais je n’accepterai rien». William avait enfin entrepris la conquête du coeur de son père.
Commentaire