au sein de Moody's
Interview réalisée le 22/08/2012
« Cela me semble aberrant de s'interdire le développement de la finance islamique en France sous le seul prétexte qu'elle soit « islamique » »
Quel regard portez-vous sur le développement de l’intermédiation financière islamique en France à ce jour ?
Tout d’abord, commençons par un état des lieux si vous le voulez bien. De quelles solutions financières islamiques disposons-nous en France à ce jour ? En matière de finance des particuliers, un ménage souhaitant se conformer aux principes de la finance islamique peut utiliser un compte courant islamique auprès de la Banque Chaabi, souscrire le contrat d’assurance-vie Salam-Pax auprès de SwissLife (en passant notamment par des distributeurs comme CFCI), investir dans les sukuk de Legendre Patrimoine et se procurer une série de fonds islamiques dits UCITS IV, voire de titres vifs islamiques, fabriqués par une série d’asset managers européens. C’est bien mais c’est loin d’être suffisants : il manque des produits d’épargne simples comme les comptes à terme et les comptes sur livrets, mais surtout les solutions de financement (auto, immo, conso) font encore défaut, faute d’une banque islamique. Pour les entreprises, les instruments d’épargne ouverts aux particuliers sont tout aussi disponibles, mais l’offre de financement reste maigre. Pour les institutionnels, il existe de surcroît la possibilité d’investir dans le secteur immobilier français par le biais d’OPCI, comme La Française AM la montré il y a quelques mois avec son opération de co-investissement islamique en tandem avec « une grande banque islamique du Koweït ». Comment interpréter ces initiatives ? Certes, ces dernières foisonnent, avec un certain succès d’ailleurs. Mais elles demeurent atomisées, faiblement coordonnées, éparses et surtout partielles. Une offre, pour être compétitive et valorisée par la clientèle doit être exhaustive. Sans les solutions de financement, le marché reste incomplet, donc bancal.
La société Legendre Patrimoine a lancé les premiers sukuk français, ouverts tant aux particuliers qu’aux investisseurs institutionnels, sous le nom commercial « Orasis »… Vous qualifiez cette solution comme une solution d’épargne industrielle. Vous estimez que c’est une étape cruciale dans le développement de la finance islamique dans notre pays. Pourquoi ?
Etape cruciale en effet ! Cette initiative prouve, s’il le fallait, que nous pouvons, en France, proposer des sukuk. Beaucoup en doutaient. Si nous pouvons le faire une fois, alors nous pouvons répliquer la structure de manière infinie. En outre, ce sont des sukuk d’une nature particulière : comme vous le soulignez, ce sont des sukuk industriels, en ce sens qu’ils servent de moyens au financement d’un champ particulier de l’économie réelle, à savoir les énergies renouvelables. Ce ne sont pas des obligations (c’est-à-dire des titres de dette) mais des parts de sociétés en participation ou des parts de SARL, lesquelles sociétés acquièrent du matériel photovoltaïque mis en location auprès des sociétés d’exploitation énergétiques. La finance verte au service de l’industrie verte ; la finance éthique au service de l’économie soutenable… beaucoup ont souhaité promouvoir ce concept, mais c’est en France que nous l’avons implémenté. Legendre Patrimoine et toute l’équipe qui s’est constituée autour de cette enseigne peuvent à juste titre se prévaloir d’une véritable innovation dans le monde foisonnant de la finance éthique.
Vous aviez d’abord pensé que ce serait l’Etat ou une collectivité territoriale qui seraient les premiers émetteurs d’« obligations » islamiques ou encore une grande entreprise du CAC 40. Or ce ne fut pas le cas. Comment l’expliquez-vous ?
J’avoue ma perplexité sur ce sujet précis. Je n’arrive pas à m’expliquer les raisons de fond qui président à la réticence des grands acteurs publics et privés en matière d’émission de sukuk, dans leur acception « obligataire » cette fois-ci. Abordons si vous le voulez bien les contraintes qui peuvent émerger, point par point. Contraintes techniques d’abord : d’un point de vue technique, structurer des sukuk, pour un néophyte ou un non-spécialiste, peut paraître complexe, voire franchement rédhibitoire, mais pas davantage qu’en matière de titrisation conventionnelle. En France aujourd’hui, il ne demeure guère de contraintes de ce genre pour émettre des sukuk ; nous avons même un « compartiment sukuk » sur NYSE Euronext, à Paris. Contraintes économiques ensuite : les émetteurs, publics ou privés, se plaignent d’un tarissement relatif de la liquidité et d’une forme plus ou moins aigüe de « credit crunch » (raréfaction du crédit). Eh bien, la liquidité islamique, grâce au pétrole, continue d’être largement disponible… pourquoi ne pas l’exploiter ? Cela me semble aberrant de s’interdire l’accès à un tel gisement de liquidités et d’opportunités d’affaires, sous prétexte que ces dernières sont « islamiques ». Contraintes financières de surcroît : il faut avouer que la contrainte financière peut paraître, a priori, sérieuse… Les sukuk, compte tenu de leur degré élevé de structuration, génèrent des coûts supplémentaires et, en outre, seraient moins liquides (donc plus chers) que des émissions obligataires conventionnelles. Restons sérieux : pour les très grandes émissions, les coûts fixes attachés au sukuk (design, structuration, rating, conformité islamique) sont amortis sur des volumes tellement énormes que, par euro de sukuk émis, ils en deviennent négligeables ; ensuite, la liquidité des sukuk sur le marché secondaire s’est considérablement améliorée à mesure que le marché se développe : avec un trend de 120 milliards d’émissions annuelles, la prime d’illiquidité des sukuk se tasse à mesure que le marché s’étend. Et puis, en comparaison de ces (éventuels) surcoûts, que de bénéfices hors prix ! Contraintes réputationnelles enfin : ah, nous y voilà… Il y a sans doute un problème d’affichage. Sans doute que compte tenu du contexte, souvent délétère, dans lequel baigne la « question islamique », beaucoup de décideurs sont-ils rebutés davantage par les mots que par les faits : le caractère « islamique » de la liquidité exploitable par le truchement des sukuk est peut-être un qualificatif que peu souhaitent voir accolé à la marque « Made in France ».
D’autres émissions de sukuk sont-elles à prévoir ? Par qui, dans quels domaines ?
Je n’ai pas eu vent d’une émission imminente de sukuk en France. Cela dit, le projet du Grand Paris est un candidat idéal pour une émission d’obligations islamiques de grande envergure. Quelques articles de presse ont déjà mentionné cette éventualité, qui fait sens à tout point de vue. C’est un projet quasi-souverain, portant a priori un niveau de risque faible, et adossé à des infrastructures génératrices de cash flows récurrent, prévisibles et sains. Par ailleurs, conceptuellement, on peut imaginer des sukuk adossés à des actifs immobiliers générateurs de loyer, sous la forme d’une SCPI : la tranche « equity » de la SCPI serait commercialisée sous la forme d’un fonds, tandis que le levier de la SCPI, au lieu d’être proposé aux banques pour un financement islamique, serait mis à la disposition des marchés financiers sous la forme de sukuk. A court et moyen termes, ce sont les deux options qui me semblent les plus exploitables ; à long terme, nous pourrions faire beaucoup, beaucoup plus, si seulement nous pouvions en France nous délester de nos œillères suspicieuses et du prisme déformant colportés par certains médias, lesquels sur-politisent des enjeux d’abord économiques.
Interview réalisée le 22/08/2012
« Cela me semble aberrant de s'interdire le développement de la finance islamique en France sous le seul prétexte qu'elle soit « islamique » »
Quel regard portez-vous sur le développement de l’intermédiation financière islamique en France à ce jour ?
Tout d’abord, commençons par un état des lieux si vous le voulez bien. De quelles solutions financières islamiques disposons-nous en France à ce jour ? En matière de finance des particuliers, un ménage souhaitant se conformer aux principes de la finance islamique peut utiliser un compte courant islamique auprès de la Banque Chaabi, souscrire le contrat d’assurance-vie Salam-Pax auprès de SwissLife (en passant notamment par des distributeurs comme CFCI), investir dans les sukuk de Legendre Patrimoine et se procurer une série de fonds islamiques dits UCITS IV, voire de titres vifs islamiques, fabriqués par une série d’asset managers européens. C’est bien mais c’est loin d’être suffisants : il manque des produits d’épargne simples comme les comptes à terme et les comptes sur livrets, mais surtout les solutions de financement (auto, immo, conso) font encore défaut, faute d’une banque islamique. Pour les entreprises, les instruments d’épargne ouverts aux particuliers sont tout aussi disponibles, mais l’offre de financement reste maigre. Pour les institutionnels, il existe de surcroît la possibilité d’investir dans le secteur immobilier français par le biais d’OPCI, comme La Française AM la montré il y a quelques mois avec son opération de co-investissement islamique en tandem avec « une grande banque islamique du Koweït ». Comment interpréter ces initiatives ? Certes, ces dernières foisonnent, avec un certain succès d’ailleurs. Mais elles demeurent atomisées, faiblement coordonnées, éparses et surtout partielles. Une offre, pour être compétitive et valorisée par la clientèle doit être exhaustive. Sans les solutions de financement, le marché reste incomplet, donc bancal.
La société Legendre Patrimoine a lancé les premiers sukuk français, ouverts tant aux particuliers qu’aux investisseurs institutionnels, sous le nom commercial « Orasis »… Vous qualifiez cette solution comme une solution d’épargne industrielle. Vous estimez que c’est une étape cruciale dans le développement de la finance islamique dans notre pays. Pourquoi ?
Etape cruciale en effet ! Cette initiative prouve, s’il le fallait, que nous pouvons, en France, proposer des sukuk. Beaucoup en doutaient. Si nous pouvons le faire une fois, alors nous pouvons répliquer la structure de manière infinie. En outre, ce sont des sukuk d’une nature particulière : comme vous le soulignez, ce sont des sukuk industriels, en ce sens qu’ils servent de moyens au financement d’un champ particulier de l’économie réelle, à savoir les énergies renouvelables. Ce ne sont pas des obligations (c’est-à-dire des titres de dette) mais des parts de sociétés en participation ou des parts de SARL, lesquelles sociétés acquièrent du matériel photovoltaïque mis en location auprès des sociétés d’exploitation énergétiques. La finance verte au service de l’industrie verte ; la finance éthique au service de l’économie soutenable… beaucoup ont souhaité promouvoir ce concept, mais c’est en France que nous l’avons implémenté. Legendre Patrimoine et toute l’équipe qui s’est constituée autour de cette enseigne peuvent à juste titre se prévaloir d’une véritable innovation dans le monde foisonnant de la finance éthique.
Vous aviez d’abord pensé que ce serait l’Etat ou une collectivité territoriale qui seraient les premiers émetteurs d’« obligations » islamiques ou encore une grande entreprise du CAC 40. Or ce ne fut pas le cas. Comment l’expliquez-vous ?
J’avoue ma perplexité sur ce sujet précis. Je n’arrive pas à m’expliquer les raisons de fond qui président à la réticence des grands acteurs publics et privés en matière d’émission de sukuk, dans leur acception « obligataire » cette fois-ci. Abordons si vous le voulez bien les contraintes qui peuvent émerger, point par point. Contraintes techniques d’abord : d’un point de vue technique, structurer des sukuk, pour un néophyte ou un non-spécialiste, peut paraître complexe, voire franchement rédhibitoire, mais pas davantage qu’en matière de titrisation conventionnelle. En France aujourd’hui, il ne demeure guère de contraintes de ce genre pour émettre des sukuk ; nous avons même un « compartiment sukuk » sur NYSE Euronext, à Paris. Contraintes économiques ensuite : les émetteurs, publics ou privés, se plaignent d’un tarissement relatif de la liquidité et d’une forme plus ou moins aigüe de « credit crunch » (raréfaction du crédit). Eh bien, la liquidité islamique, grâce au pétrole, continue d’être largement disponible… pourquoi ne pas l’exploiter ? Cela me semble aberrant de s’interdire l’accès à un tel gisement de liquidités et d’opportunités d’affaires, sous prétexte que ces dernières sont « islamiques ». Contraintes financières de surcroît : il faut avouer que la contrainte financière peut paraître, a priori, sérieuse… Les sukuk, compte tenu de leur degré élevé de structuration, génèrent des coûts supplémentaires et, en outre, seraient moins liquides (donc plus chers) que des émissions obligataires conventionnelles. Restons sérieux : pour les très grandes émissions, les coûts fixes attachés au sukuk (design, structuration, rating, conformité islamique) sont amortis sur des volumes tellement énormes que, par euro de sukuk émis, ils en deviennent négligeables ; ensuite, la liquidité des sukuk sur le marché secondaire s’est considérablement améliorée à mesure que le marché se développe : avec un trend de 120 milliards d’émissions annuelles, la prime d’illiquidité des sukuk se tasse à mesure que le marché s’étend. Et puis, en comparaison de ces (éventuels) surcoûts, que de bénéfices hors prix ! Contraintes réputationnelles enfin : ah, nous y voilà… Il y a sans doute un problème d’affichage. Sans doute que compte tenu du contexte, souvent délétère, dans lequel baigne la « question islamique », beaucoup de décideurs sont-ils rebutés davantage par les mots que par les faits : le caractère « islamique » de la liquidité exploitable par le truchement des sukuk est peut-être un qualificatif que peu souhaitent voir accolé à la marque « Made in France ».
D’autres émissions de sukuk sont-elles à prévoir ? Par qui, dans quels domaines ?
Je n’ai pas eu vent d’une émission imminente de sukuk en France. Cela dit, le projet du Grand Paris est un candidat idéal pour une émission d’obligations islamiques de grande envergure. Quelques articles de presse ont déjà mentionné cette éventualité, qui fait sens à tout point de vue. C’est un projet quasi-souverain, portant a priori un niveau de risque faible, et adossé à des infrastructures génératrices de cash flows récurrent, prévisibles et sains. Par ailleurs, conceptuellement, on peut imaginer des sukuk adossés à des actifs immobiliers générateurs de loyer, sous la forme d’une SCPI : la tranche « equity » de la SCPI serait commercialisée sous la forme d’un fonds, tandis que le levier de la SCPI, au lieu d’être proposé aux banques pour un financement islamique, serait mis à la disposition des marchés financiers sous la forme de sukuk. A court et moyen termes, ce sont les deux options qui me semblent les plus exploitables ; à long terme, nous pourrions faire beaucoup, beaucoup plus, si seulement nous pouvions en France nous délester de nos œillères suspicieuses et du prisme déformant colportés par certains médias, lesquels sur-politisent des enjeux d’abord économiques.
Commentaire