Un accord qui ne plaît pas à tout le monde
En 2001 et 2002, les autorités marocaines ont une vision globale de ce que se proposaient de faire les deux royaumes d’Espagne et du Royaume-Uni du Détroit de Gibraltar. Les rapports des Renseignements s’accumulaient sur les bureaux des très rares collaborateurs de Mohammed VI qui avaient appris que les deux nations européennes avaient élaboré un plan de règlement des derniers vestiges de la colonisation dans le Détroit, mais sans que le Maroc n’y soit impliqué. Le gouvernement marocain, conduit alors par Abderrahmane el Youssoufi, n’était tenu informé d’aucun détail de ce plan. Et le 29 octobre 2001, « the Guardian » avait publié des extraits de ce qu’il avait qualifié d’ « accord secret » entre les gouvernements britannique et espagnol à propos de Gibraltar, sous souveraineté anglaise mais que Madrid ne cessait de réclamer. Des représentants des deux gouvernements se rencontraient régulièrement pour mettre les dernières touches à l’accord. Deux options étaient ouvertes alors ; soit une rétrocession totale, définitive et en une seule fois du Rocher de Gibraltar aux Espagnols, soit un partage de souveraineté pendant quelque temps, avec un transfert progressif de souveraineté de Londres vers Madrid.
Le roi Mohammed VI détenait une information capitale : l’accord définitif devait être signé en octobre 2002 par les deux parties. Le roi savait autre chose, de plus navrant encore : le Premier ministre britannique d’alors, Tony Blair, était enthousiaste à l’idée de restituer Gibraltar à l’Espagne. L’ambassade marocaine à Londres faisait montre d’une activité débordante dès lors qu’elle avait appris que le chef du gouvernement avait demandé à son ministre des Affaires étrangères, Jack Straw, d’accélérer les choses ; le gouvernement local de Gibraltar, pour sa part, ne voyait pas du tout cela d’un œil bienveillant, mais il était impuissant et incapable d’y changer quelque chose. Tony Blair niait en public, et avec la dernière énergie, toute volonté de rétrocéder le Rocher, et encore plus son l’enthousiasme qu’il aurait à le faire mais, en privé, il faisait le contraire de ce qu’il disait. Il aura fallu qu’un ministre britannique vienne dévoiler toute l’affaire devant la presse afin que tout le monde saisisse les enjeux et le niveau de préparation de toute l’opération.
Que signifie donc cette question de Gibraltar pour le Maroc, pour qu’il décide ainsi de monter une contre-attaque ? De toute évidence pourtant, Rabat n’a aucun droit sur le Rocher du sud de l’Espagne, une affaire impliquant Madrid et Londres, mais où le Maroc n’a absolument aucun intérêt ni implication. Si l’heure est donc venue d’achever le processus de décolonisation, alors cela doit impliquer toutes les parties donnant sur le Détroit. Et c’est de cette manière que la poignée des responsables qui entourent le roi appréhendent la chose. S’il perd la carte diplomatique, le Maroc n’aura plus rien à faire face à une telle situation qui lui échappe ; si les Britanniques rétrocèdent Gibraltar aux Espagnols, sans que les Marocains ne régissent, ils auront perdu définitivement les deux enclaves occupées de Sebta et Melilla. Que pouvait encore faire le Maroc face à l’accélération des événements ? Il fallait adresser un avertissement aux personnes concernées. Et le roi Mohammed VI, qui détenait tous les rapports des services, a donc pris la décision qui s’imposait, à savoir perturber l’accord passé entre Londres et Madrid d’une manière qui se fonde sur l’histoire.
Le roi, Laila, et le dernier accord
Mohamed el Yazghi, ministre à l’époque dans le gouvernement el Youssoufi, a une autre vision de l’opération Laila. Et du fait même de sa position, et de sa volonté à être informé de ce qui se produit, il aura contribué à mettre en évidence certains aspects de cette affaire. Nous disposons aujourd’hui de la teneur presqu’intégrale de ce qui s’est dit lors de ce fameux Conseil des ministres qui a suivi l’attaque. Le roi Mohammed VI passait en revue certaines questions avant qu’il ne cède la parole à un ministre pour présenter son exposé. El Youssoufi et el Yazghi étaient convenus que le premier aborde la question de Laila afin d’avoir le point de vue du souverain… mais el Youssoufi aura semble-t-il manqué du courage nécessaire pour cela. Aussi, à l’issue de l’intervention du roi, et voyant qu’el Youssoufi gardait le silence, el Yazghi demande la parole, qui lui est accordée : « Majesté, nous sommes ministres de votre gouvernement et nous ne pouvons plus être informés sur ce qui se passe à Laila à travers la presse, comme l’ensemble de la population. Il eût été mieux indiqué que l’on nous tienne au courant des évènements afin que nous nous fassions notre opinion sur la question ». Silence d’el Yazghi, et voilà que Benaïssa, l’alors ministre des Affaires étrangères prend la parole et répond : « Je voulais vous entretenir de la chose, mais étant donné l’heure qu’il était, je ne voulais pas vous réveiller, et j’ai décidé de vous informer le lendemain ». Réponse fulgurante d’el Yazghi : « Nous sommes disposés à être réveillés à toute heure pour une affaire de cette importance. Ce que vous dites n’est pas acceptable ». Colère immédiate du roi… et malgré les propos durs tenus par le souverain, el Yazghi s’apprête à répondre, mais Jettou, ministre de l’Intérieur et assis à côté d’el Yazghi, lui pince la cuisse en murmurant : « ça suffit, Si Mohammed, s’il vous plaît, n’en rajoutez pas ».
Que dévoilent ces échanges en Conseil des ministres ? Ils montrent que c’est en effet le roi qui a pris la décision d’envoyer une patrouille sur Laila pour « renforcer la surveillance de la zone », ce qui ne manque pas d’être une raison secondaire. Le plan était intelligent, et le roi n’avait nul besoin que son ministre des Affaires étrangères le réveillât aux aurores, ce 17 juillet, pour l’informer que les Espagnols menaient leur opération militaire sur le petit rocher, car cela était précisément son objectif dès le départ : pousser Madrid à mener une attaque militaire qui allait semer la confusion dans les négociations et dans l’entente entre Espagnols et Britanniques à propos de la rétrocession de Gibraltar par les seconds aux premiers, puis de mettre fin à cet accord. L’objectif est atteint, et les Espagnols ne se rendent compte de leur méprise qu’après avoir conduit leur opération qui devait établir leur puissance de feu aux yeux du monde. Et le 20 juillet, le Guardian publie un article où il explique comment le Maroc a piégé son voisin du nord à Gibraltar, en réussissant à attirer les regards sur lui et à s’imposer comme partie essentielle dans tout processus de décolonisation dans la région, car il était en mesure de mettre à mal toute négociation qui se déroulerait sans lui. Le Maroc faisait la profession de foi suivante : « Si vous voulez obtenir le Rocher de Gibraltar, pourquoi alors nous autres n’obtiendrions-nous pas aussi quelques îles ? ».
Et pour que le piège tendu aux Espagnols puisse constituer un message pour les Anglais, le Maroc a opté pour Laila qui comporte un potentiel historique important auprès des Britanniques. Nouvelle leçon d’histoire : En 1808, la couronne espagnole envoie ses troupes sur le rocher Laila ; le sultan du Maroc, Moulay Slimane, appelle alors les Anglais à la rescousse et leur propose d’occuper ce petit territoire en lieu et place des Espagnols. Ces derniers ont bien essayé de la récupérer plus tard mais en vain, les forces britanniques étaient plus puissantes. En réaction à cela, les Espagnols avaient été conquérir les îles Jaâfarine, en 1848. Plus tard, les Anglais quittent Laila après l’avoir restitué aux Marocains. Et en 1905, l’historien espagnol Gabriel M. Gomazo, dans son ouvrage « la question marocaine », explique ce qui suit : « Nous devons prendre garde à l’hostilité des Anglais à notre égard. Ainsi donc, nous ne pouvons atteindre l’îlot Toura (Laila) qu’en affirmant notre neutralité aux Britanniques à propos de Gibraltar ». Résultat de toute l’opération du 17 juillet 2002, les Espagnols sont bien arrivés à l’îlot Laila, mais tout en affichant leurs ambitions de récupérer Gibraltar.
Que feront donc les Anglais ? Ils abandonnent l’accord en voie de finalisation sur la rétrocession du Rocher à Madrid, et tournent la page sur toute cette affaire. Tony Blair passe à autre chose et ne parle plus de Gibraltar, de Madrid, de rétrocession ou de quoi que ce soit d’autre qui concerne cette partie du monde. Le roi Mohammed VI, à travers sa décision d’envoyer sa petite patrouille sur Laila, aura signifié à Madrid et à Londres que la décolonisation du Détroit de Gibraltar se fera à trois, ou ne se fera pas. Et les Espagnols ont repris leur technique de blocus de Gibraltar en traquant les pêcheurs du Rocher, arguant de la protection de leurs eaux territoriales… Parfois même, des salves sont tirées sur les chalutiers de Gibraltar. Quant à Laila, rien n’y a changé depuis ce 17 juillet 2002. Tout cela aura-t-il mérité l’humiliation des quelques soldats marocains qui se trouvaient là ? Probablement oui, car les Espagnols dans leur ensemble ont été humiliés sans même qu’ils ne s’en aperçoivent.
En 2001 et 2002, les autorités marocaines ont une vision globale de ce que se proposaient de faire les deux royaumes d’Espagne et du Royaume-Uni du Détroit de Gibraltar. Les rapports des Renseignements s’accumulaient sur les bureaux des très rares collaborateurs de Mohammed VI qui avaient appris que les deux nations européennes avaient élaboré un plan de règlement des derniers vestiges de la colonisation dans le Détroit, mais sans que le Maroc n’y soit impliqué. Le gouvernement marocain, conduit alors par Abderrahmane el Youssoufi, n’était tenu informé d’aucun détail de ce plan. Et le 29 octobre 2001, « the Guardian » avait publié des extraits de ce qu’il avait qualifié d’ « accord secret » entre les gouvernements britannique et espagnol à propos de Gibraltar, sous souveraineté anglaise mais que Madrid ne cessait de réclamer. Des représentants des deux gouvernements se rencontraient régulièrement pour mettre les dernières touches à l’accord. Deux options étaient ouvertes alors ; soit une rétrocession totale, définitive et en une seule fois du Rocher de Gibraltar aux Espagnols, soit un partage de souveraineté pendant quelque temps, avec un transfert progressif de souveraineté de Londres vers Madrid.
Le roi Mohammed VI détenait une information capitale : l’accord définitif devait être signé en octobre 2002 par les deux parties. Le roi savait autre chose, de plus navrant encore : le Premier ministre britannique d’alors, Tony Blair, était enthousiaste à l’idée de restituer Gibraltar à l’Espagne. L’ambassade marocaine à Londres faisait montre d’une activité débordante dès lors qu’elle avait appris que le chef du gouvernement avait demandé à son ministre des Affaires étrangères, Jack Straw, d’accélérer les choses ; le gouvernement local de Gibraltar, pour sa part, ne voyait pas du tout cela d’un œil bienveillant, mais il était impuissant et incapable d’y changer quelque chose. Tony Blair niait en public, et avec la dernière énergie, toute volonté de rétrocéder le Rocher, et encore plus son l’enthousiasme qu’il aurait à le faire mais, en privé, il faisait le contraire de ce qu’il disait. Il aura fallu qu’un ministre britannique vienne dévoiler toute l’affaire devant la presse afin que tout le monde saisisse les enjeux et le niveau de préparation de toute l’opération.
Que signifie donc cette question de Gibraltar pour le Maroc, pour qu’il décide ainsi de monter une contre-attaque ? De toute évidence pourtant, Rabat n’a aucun droit sur le Rocher du sud de l’Espagne, une affaire impliquant Madrid et Londres, mais où le Maroc n’a absolument aucun intérêt ni implication. Si l’heure est donc venue d’achever le processus de décolonisation, alors cela doit impliquer toutes les parties donnant sur le Détroit. Et c’est de cette manière que la poignée des responsables qui entourent le roi appréhendent la chose. S’il perd la carte diplomatique, le Maroc n’aura plus rien à faire face à une telle situation qui lui échappe ; si les Britanniques rétrocèdent Gibraltar aux Espagnols, sans que les Marocains ne régissent, ils auront perdu définitivement les deux enclaves occupées de Sebta et Melilla. Que pouvait encore faire le Maroc face à l’accélération des événements ? Il fallait adresser un avertissement aux personnes concernées. Et le roi Mohammed VI, qui détenait tous les rapports des services, a donc pris la décision qui s’imposait, à savoir perturber l’accord passé entre Londres et Madrid d’une manière qui se fonde sur l’histoire.
Le roi, Laila, et le dernier accord
Mohamed el Yazghi, ministre à l’époque dans le gouvernement el Youssoufi, a une autre vision de l’opération Laila. Et du fait même de sa position, et de sa volonté à être informé de ce qui se produit, il aura contribué à mettre en évidence certains aspects de cette affaire. Nous disposons aujourd’hui de la teneur presqu’intégrale de ce qui s’est dit lors de ce fameux Conseil des ministres qui a suivi l’attaque. Le roi Mohammed VI passait en revue certaines questions avant qu’il ne cède la parole à un ministre pour présenter son exposé. El Youssoufi et el Yazghi étaient convenus que le premier aborde la question de Laila afin d’avoir le point de vue du souverain… mais el Youssoufi aura semble-t-il manqué du courage nécessaire pour cela. Aussi, à l’issue de l’intervention du roi, et voyant qu’el Youssoufi gardait le silence, el Yazghi demande la parole, qui lui est accordée : « Majesté, nous sommes ministres de votre gouvernement et nous ne pouvons plus être informés sur ce qui se passe à Laila à travers la presse, comme l’ensemble de la population. Il eût été mieux indiqué que l’on nous tienne au courant des évènements afin que nous nous fassions notre opinion sur la question ». Silence d’el Yazghi, et voilà que Benaïssa, l’alors ministre des Affaires étrangères prend la parole et répond : « Je voulais vous entretenir de la chose, mais étant donné l’heure qu’il était, je ne voulais pas vous réveiller, et j’ai décidé de vous informer le lendemain ». Réponse fulgurante d’el Yazghi : « Nous sommes disposés à être réveillés à toute heure pour une affaire de cette importance. Ce que vous dites n’est pas acceptable ». Colère immédiate du roi… et malgré les propos durs tenus par le souverain, el Yazghi s’apprête à répondre, mais Jettou, ministre de l’Intérieur et assis à côté d’el Yazghi, lui pince la cuisse en murmurant : « ça suffit, Si Mohammed, s’il vous plaît, n’en rajoutez pas ».
Que dévoilent ces échanges en Conseil des ministres ? Ils montrent que c’est en effet le roi qui a pris la décision d’envoyer une patrouille sur Laila pour « renforcer la surveillance de la zone », ce qui ne manque pas d’être une raison secondaire. Le plan était intelligent, et le roi n’avait nul besoin que son ministre des Affaires étrangères le réveillât aux aurores, ce 17 juillet, pour l’informer que les Espagnols menaient leur opération militaire sur le petit rocher, car cela était précisément son objectif dès le départ : pousser Madrid à mener une attaque militaire qui allait semer la confusion dans les négociations et dans l’entente entre Espagnols et Britanniques à propos de la rétrocession de Gibraltar par les seconds aux premiers, puis de mettre fin à cet accord. L’objectif est atteint, et les Espagnols ne se rendent compte de leur méprise qu’après avoir conduit leur opération qui devait établir leur puissance de feu aux yeux du monde. Et le 20 juillet, le Guardian publie un article où il explique comment le Maroc a piégé son voisin du nord à Gibraltar, en réussissant à attirer les regards sur lui et à s’imposer comme partie essentielle dans tout processus de décolonisation dans la région, car il était en mesure de mettre à mal toute négociation qui se déroulerait sans lui. Le Maroc faisait la profession de foi suivante : « Si vous voulez obtenir le Rocher de Gibraltar, pourquoi alors nous autres n’obtiendrions-nous pas aussi quelques îles ? ».
Et pour que le piège tendu aux Espagnols puisse constituer un message pour les Anglais, le Maroc a opté pour Laila qui comporte un potentiel historique important auprès des Britanniques. Nouvelle leçon d’histoire : En 1808, la couronne espagnole envoie ses troupes sur le rocher Laila ; le sultan du Maroc, Moulay Slimane, appelle alors les Anglais à la rescousse et leur propose d’occuper ce petit territoire en lieu et place des Espagnols. Ces derniers ont bien essayé de la récupérer plus tard mais en vain, les forces britanniques étaient plus puissantes. En réaction à cela, les Espagnols avaient été conquérir les îles Jaâfarine, en 1848. Plus tard, les Anglais quittent Laila après l’avoir restitué aux Marocains. Et en 1905, l’historien espagnol Gabriel M. Gomazo, dans son ouvrage « la question marocaine », explique ce qui suit : « Nous devons prendre garde à l’hostilité des Anglais à notre égard. Ainsi donc, nous ne pouvons atteindre l’îlot Toura (Laila) qu’en affirmant notre neutralité aux Britanniques à propos de Gibraltar ». Résultat de toute l’opération du 17 juillet 2002, les Espagnols sont bien arrivés à l’îlot Laila, mais tout en affichant leurs ambitions de récupérer Gibraltar.
Que feront donc les Anglais ? Ils abandonnent l’accord en voie de finalisation sur la rétrocession du Rocher à Madrid, et tournent la page sur toute cette affaire. Tony Blair passe à autre chose et ne parle plus de Gibraltar, de Madrid, de rétrocession ou de quoi que ce soit d’autre qui concerne cette partie du monde. Le roi Mohammed VI, à travers sa décision d’envoyer sa petite patrouille sur Laila, aura signifié à Madrid et à Londres que la décolonisation du Détroit de Gibraltar se fera à trois, ou ne se fera pas. Et les Espagnols ont repris leur technique de blocus de Gibraltar en traquant les pêcheurs du Rocher, arguant de la protection de leurs eaux territoriales… Parfois même, des salves sont tirées sur les chalutiers de Gibraltar. Quant à Laila, rien n’y a changé depuis ce 17 juillet 2002. Tout cela aura-t-il mérité l’humiliation des quelques soldats marocains qui se trouvaient là ? Probablement oui, car les Espagnols dans leur ensemble ont été humiliés sans même qu’ils ne s’en aperçoivent.
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