Interview Abdessamad Dialmy, sociologue : “Nous avons besoin d’une morale civile”
En 2009, le sociologue Abdessamad Dialmy publiait sur son blog un texte qui interroge le désamour du Marocain pour lui-même. Deux ans plus tard, il livre à TelQuel de nouveaux éléments d’analyse.
Pourquoi le Marocain ne s’aime-t-il pas ?
Le Marocain a une très mauvaise opinion de lui-même. Le Marocain s’automéprise, se sait et se sent corrompu, corrupteur, menteur, servile, calculateur, hypocrite, faux, opportuniste, écrasé, n’ayant aucun droit... non-citoyen en un mot. Comment voulez-vous que quelqu’un qui se perçoit ainsi, qui se sent ainsi, arrive à s’aimer ? Il y a un refus perpétuel de soi, refus qui débouche sur le refus de l’autre Marocain, semblable. Ne pas s’aimer soi-même renvoie à un profond sentiment de frustration et relève de privations diverses. Il en découle des comportements agressifs, au quotidien, qui vont de la simple incivilité ou impolitesse, à l’agression verbale et physique.
Comment expliquez-vous ce désamour de soi ?
Le déterminant central de ce désamour de soi est de nature politique. Ce n’est pas dans nos gènes, ce n’est pas dans notre nature. On a fait le Marocain comme ça, on l’a voulu comme ça, dénué de valeurs, de sens moral. Les morales religieuse et civile se rejoignent dans le commandement du bien. Faire le bien est initialement une valeur religieuse qui s’est sécularisée dans la société moderne, celle-ci commande également de faire le bien, mais au nom d’une morale civile, sans transcendance. La morale religieuse impose de faire le bien grâce à l’espoir du paradis et/ou à la peur de l’enfer. Elle s’adresse à l’homme comme on s’adresse à un enfant, en termes de récompense ou de châtiment. Par contre, la morale civile est une morale citoyenne qui invite au bien pour réussir le vivre-ensemble dans la convivialité et dans la liberté. Elle traite les citoyens comme des adultes. L’Homme y est au centre. Le malheur du Marocain, c’est que le système politique lui a fait perde la morale religieuse sans le faire accéder à la morale civile. Au contraire, il l’a débauché.
Pourtant, on parle depuis quelques années d’un retour du religieux au Maroc…
En fait, on revitalise la religion comme moteur politique, comme moyen de condamner les gens dans leur quotidienneté, comme instrument servant surtout à délégitimer le pouvoir. Cette revitalisation de la religion n’est pas une revitalisation de la foi comme émotion, comme spiritualité et comme amour, c’est plutôt l’émergence d’une religiosité vindicative et accusatrice, comptable, servant un agenda politique. La religiosité islamiste prédominante n’est pas une volonté de vivre ensemble dans la paix et dans la tolérance. A ce titre, j’ose avancer que la religion a disparu comme morale pratique et comme pratique morale. Dans le meilleur des cas, elle est moralisme, c’est-à-dire appel à la morale, un appel vain, inadapté.
Quelle est la différence entre les morales religieuse et civile ?
Contrairement à la morale religieuse, la morale civile n’a pas besoin d’une force supérieure transcendante. Elle résulte d’un contrat social, elle est mise en place par la société elle-même, par les membres d’une société qui s’accordent à respecter certaines valeurs afin de vivre ensemble dans la paix. Chaque citoyen respecte cette morale parce que c’est la sienne, et chacun y met du sien. La morale civile promeut l’égalité des citoyens indépendamment de leurs sexe, ethnie, religion, couleur, statut matrimonial, orientation sexuelle...
Y a-t-il une explication à cet état d’entre-deux ?
Cet entre-deux est l’expression d’une transition qui dure depuis des années parce qu’aucun choix idéologique clair n’a été fait par le politique. On veut jouer et gagner sur les deux tableaux, le religieux et le moderne. Du coup, on vit à la carte. On pioche ici et là, selon la conjoncture, selon les intérêts. D’une part, nous sommes dans un système où l’on veut avoir l’islam comme religion d’Etat tout en refusant d’être un Etat théocratique. D’autre part, on veut avoir la démocratie comme système politique tout en refusant la laïcité. On ne va au bout ni de la logique religieuse ni de la logique moderne. On prétend concilier. On fait du bricolage politique. C’est de ce bricolage que résulte notre errance politique, notre débauche morale.
Comment y mettre fin ?
Il nous faut un système politique laïc qui impose une morale civile comme morale publique et qui maintient la religion comme foi privée librement choisie. C’est la morale du citoyen digne, fort de ses droits. Cette morale civile, la seule à devoir réguler l’espace public, est aussi la seule à devoir être à la source du droit, y compris le droit de la famille et de la sexualité. Rien n’empêche le droit positif de reprendre certains interdits religieux et de leur donner un caractère civil, mais ce droit positif émane d’une volonté populaire changeante, en devenir constant selon l’opinion politique majoritaire. En même temps, la laïcité garantit au roi d’être le Commandeur des croyants et à l’individu le droit d’exercer librement sa foi et son culte, de ne pas les exercer ou de ne pas en avoir. L’important est que l’espace public soit régulé par une morale civile, religieusement neutre, qui s’impose à tous les citoyens. Bien entendu, avec des pouvoirs législatif et exécutif non issus d’élections honnêtes, le Marocain ne cessera jamais de s’automépriser, et les Marocains ne cesseront pas de se mépriser mutuellement. Dans le système politique actuel qui le dévalorise en dévalorisant sa voix et sa participation, le Marocain ne peut pas s’aimer. Le Mouvement du 20 février a probablement enclenché une dynamique qui réhabilite le Marocain à ses propres yeux… Dire non à la hogra, c’est le début de l’amour de soi.
Enquête réalisée par Ayla Mrabet et Nouhad Fathi, 29 août 2012. TelQuel
Source *********** 02 septembre 2012
En 2009, le sociologue Abdessamad Dialmy publiait sur son blog un texte qui interroge le désamour du Marocain pour lui-même. Deux ans plus tard, il livre à TelQuel de nouveaux éléments d’analyse.
Pourquoi le Marocain ne s’aime-t-il pas ?
Le Marocain a une très mauvaise opinion de lui-même. Le Marocain s’automéprise, se sait et se sent corrompu, corrupteur, menteur, servile, calculateur, hypocrite, faux, opportuniste, écrasé, n’ayant aucun droit... non-citoyen en un mot. Comment voulez-vous que quelqu’un qui se perçoit ainsi, qui se sent ainsi, arrive à s’aimer ? Il y a un refus perpétuel de soi, refus qui débouche sur le refus de l’autre Marocain, semblable. Ne pas s’aimer soi-même renvoie à un profond sentiment de frustration et relève de privations diverses. Il en découle des comportements agressifs, au quotidien, qui vont de la simple incivilité ou impolitesse, à l’agression verbale et physique.
Comment expliquez-vous ce désamour de soi ?
Le déterminant central de ce désamour de soi est de nature politique. Ce n’est pas dans nos gènes, ce n’est pas dans notre nature. On a fait le Marocain comme ça, on l’a voulu comme ça, dénué de valeurs, de sens moral. Les morales religieuse et civile se rejoignent dans le commandement du bien. Faire le bien est initialement une valeur religieuse qui s’est sécularisée dans la société moderne, celle-ci commande également de faire le bien, mais au nom d’une morale civile, sans transcendance. La morale religieuse impose de faire le bien grâce à l’espoir du paradis et/ou à la peur de l’enfer. Elle s’adresse à l’homme comme on s’adresse à un enfant, en termes de récompense ou de châtiment. Par contre, la morale civile est une morale citoyenne qui invite au bien pour réussir le vivre-ensemble dans la convivialité et dans la liberté. Elle traite les citoyens comme des adultes. L’Homme y est au centre. Le malheur du Marocain, c’est que le système politique lui a fait perde la morale religieuse sans le faire accéder à la morale civile. Au contraire, il l’a débauché.
Pourtant, on parle depuis quelques années d’un retour du religieux au Maroc…
En fait, on revitalise la religion comme moteur politique, comme moyen de condamner les gens dans leur quotidienneté, comme instrument servant surtout à délégitimer le pouvoir. Cette revitalisation de la religion n’est pas une revitalisation de la foi comme émotion, comme spiritualité et comme amour, c’est plutôt l’émergence d’une religiosité vindicative et accusatrice, comptable, servant un agenda politique. La religiosité islamiste prédominante n’est pas une volonté de vivre ensemble dans la paix et dans la tolérance. A ce titre, j’ose avancer que la religion a disparu comme morale pratique et comme pratique morale. Dans le meilleur des cas, elle est moralisme, c’est-à-dire appel à la morale, un appel vain, inadapté.
Quelle est la différence entre les morales religieuse et civile ?
Contrairement à la morale religieuse, la morale civile n’a pas besoin d’une force supérieure transcendante. Elle résulte d’un contrat social, elle est mise en place par la société elle-même, par les membres d’une société qui s’accordent à respecter certaines valeurs afin de vivre ensemble dans la paix. Chaque citoyen respecte cette morale parce que c’est la sienne, et chacun y met du sien. La morale civile promeut l’égalité des citoyens indépendamment de leurs sexe, ethnie, religion, couleur, statut matrimonial, orientation sexuelle...
Y a-t-il une explication à cet état d’entre-deux ?
Cet entre-deux est l’expression d’une transition qui dure depuis des années parce qu’aucun choix idéologique clair n’a été fait par le politique. On veut jouer et gagner sur les deux tableaux, le religieux et le moderne. Du coup, on vit à la carte. On pioche ici et là, selon la conjoncture, selon les intérêts. D’une part, nous sommes dans un système où l’on veut avoir l’islam comme religion d’Etat tout en refusant d’être un Etat théocratique. D’autre part, on veut avoir la démocratie comme système politique tout en refusant la laïcité. On ne va au bout ni de la logique religieuse ni de la logique moderne. On prétend concilier. On fait du bricolage politique. C’est de ce bricolage que résulte notre errance politique, notre débauche morale.
Comment y mettre fin ?
Il nous faut un système politique laïc qui impose une morale civile comme morale publique et qui maintient la religion comme foi privée librement choisie. C’est la morale du citoyen digne, fort de ses droits. Cette morale civile, la seule à devoir réguler l’espace public, est aussi la seule à devoir être à la source du droit, y compris le droit de la famille et de la sexualité. Rien n’empêche le droit positif de reprendre certains interdits religieux et de leur donner un caractère civil, mais ce droit positif émane d’une volonté populaire changeante, en devenir constant selon l’opinion politique majoritaire. En même temps, la laïcité garantit au roi d’être le Commandeur des croyants et à l’individu le droit d’exercer librement sa foi et son culte, de ne pas les exercer ou de ne pas en avoir. L’important est que l’espace public soit régulé par une morale civile, religieusement neutre, qui s’impose à tous les citoyens. Bien entendu, avec des pouvoirs législatif et exécutif non issus d’élections honnêtes, le Marocain ne cessera jamais de s’automépriser, et les Marocains ne cesseront pas de se mépriser mutuellement. Dans le système politique actuel qui le dévalorise en dévalorisant sa voix et sa participation, le Marocain ne peut pas s’aimer. Le Mouvement du 20 février a probablement enclenché une dynamique qui réhabilite le Marocain à ses propres yeux… Dire non à la hogra, c’est le début de l’amour de soi.
Enquête réalisée par Ayla Mrabet et Nouhad Fathi, 29 août 2012. TelQuel
Source *********** 02 septembre 2012
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