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La tradition de la transhumance en Kabylie

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  • La tradition de la transhumance en Kabylie

    … quelques encablures des cohues de nos villes stressées et surpeuplées, il y a des mondes qu’on ne soupçonne même pas

    d’exister, qu’on est loin d’imaginer.

    Il faudrait grimper au sommet du Djurdjura, là où l’herbe est verte, l’ombre des cèdres accueillante, là où chantent les sources et les oiseaux, là où l’air n’est empli que des senteurs enivrantes des fleurs et des plantes pour voir le monde de da Mohamed. Da Mohamed ? Un fringant jeune homme de 56 printemps qui règne sur un troupeau de bœufs de 138 têtes, là-haut, tout là-haut, dans les alpages situés entre le col de Tirourda et la forêt d’Ath Ouavane.
    Un petit bout de paradis champêtre qui n’a franchement rien à envier aux paysages alpestres de ses cartes postales qui font de la réclame pour un chocolat suisse ou un fromage de France. L’endroit ne s’appelle pas le clos aux marguerites ni même saint-émilion du clocher mais tout bonnement Adrar Nath Meslayène.
    Du nom du arch, ou confédération de villages, qui en est le propriétaire. Da Mohamed est donc bouvier, ou si vous préférez un terme un peu plus poétique, berger de haute montagne. Chaque année, il estive sur les mêmes territoires pendant six mois.
    D’avril à octobre, il ne redescend que lorsque la nécessité lui commande de faire quelques ravitaillements. Une moitié de l’année parmi les hommes et l’autre parmi les bêtes. C’est cela la tradition de la transhumance. Une tradition encore vivace dans une bonne partie des villages des versants nord et sud du Djurdjura.

    Une vie paisible
    Da Mohamed se lève tous les jours aux aurores, à l’heure où le troupeau commence à paître. La première tâche de la journée consiste à s’assurer qu’aucune bête ne s’est perdue ou blessée pendant la nuit.
    Vers 7 heures, repus, les bovidés commencent à descendre par petits groupes pour s’abreuver. Ils ont trois abreuvoirs à leur disposition. Alimentés par des sources naturelles, ces abreuvoirs datent du temps de la France coloniale. À partir de 10 heures, les bêtes font la sieste jusqu’en fin d’après-midi lorsqu’ils recommencent à brouter à travers les prairies.
    Vers 9 heures du soir, ils remontent vers les hauteurs pour dormir en groupes sur un terrain plat. Pour da Mohamed, il faut procéder au comptage des bêtes chaque soir et chaque matin. Quelquefois, un bœuf étranger égaré vient chercher refuge parmi le troupeau. Il faut le garder le temps que son propriétaire se manifeste. Sinon la vie s’écoule paisiblement comme un long fleuve tranquille. Il s’agit surtout de surveiller les bêtes et de veiller à ce qu’elles ne se perdent ni ne se blessent. Lorsque des gens viennent à passer par là, da Mohamed leur offre toujours l’hospitalité. Un café, un couscous, un peu de galette, une poignée de figues sèches, quelques herbes médicinales ou un brin de causette sans jamais chercher à savoir qui ils sont. C’est la loi de montagne.
    Qui que tu sois, tu es le bienvenu. Son temps libre, da Mohamed l’occupe à écouter la radio ou à faire des poèmes. Il en a de très beaux qu’il a soigneusement consignés sur un petit cahier d’écolier et qu’il nous a lus non sans plaisir. Évidemment, à vivre au milieu de toute cette nature, on ne peut que devenir poète. D’habitude, il est complètement seul à faire ce travail. À part Mike, son fidèle chien berger qui lui tient compagnie, il n’y a que les chacals, les sangliers, les vautours, les porcs-épics, les singes et autres habitués de ces altitudes à lui rendre quelquefois une petite visite de courtoisie et de bon voisinage. Cette année, son fils Karim, 29 ans, ainsi que son neveu sont avec lui pour l’assister dans ce travail qu’il a entamé il y a maintenant un peu plus d’un quart de siècle. Pendant que da Mohamed nous prépare un délicieux petit café bouilli à l’ancienne, Karim surveille à la jumelle les bêtes qui se sont aventurées sous les cèdres presque au sommet de la montagne.
    Il ne faut surtout pas en perdre une. À plus de 10 millions de centimes l’unité, ces tondeuses à gazon sont de vraies petites fortunes sur pattes. Leurs propriétaires paient 800 DA par mois et par tête. Une somme qu’une vache peut engloutir en deux ou trois jours si elle reste dans son écurie à se nourrir de bottes de foin. De plus en plus de maquignons, de la région de Aïn El Hammam et Iferhounène, ont recours aux services de da Mohamed. Le métier est devenu très rentable.

    LES MOUTONS EN HIVER ET LES BŒUFS EN ÉTÉ
    Un métier que l’on pratique à tout âge. Ali, 19 ans, a quitté les bancs de l’école prématurément à la 7e année. Depuis, il est berger, presque par vocation si ce n’est par amour du métier. Il garde les moutons en hiver et les bœufs en été. Son village possède 80 bœufs et cinq bouviers pour les garder. Il faut compter 2 000 DA par paire de bœufs et par mois. Lui officie sur le versant sud du Djurdjura. Selloum, Ivahlal, Taqervouzth, Ath Mellikèche, chaque village possède ses propres zones de pacage.
    Des territoires convoités qui ont, par le passé, donné lieu à des guerres tribales dont les sanglants épisodes sont encore ancrés dans la mémoire collective. Rencontre avec ses fameux bergers et déjeuner aussi champêtre que frugal à l’ombre des cèdres. Au menu, galette, olives séchées, oignons, huile d’olive et abouglou ou agouglou selon l’accent du terroir. C’est un yaourt 100% nature que l’on obtient en versant quelques gouttes de sève de cardon sauvage ou de figue verte dans du lait frais. Tandis que les hommes se restaurent, le troupeau se repose en ruminant placidement. Une chèvre s’approche des bergers, les mamelles gonflées. Elle réclame avec des bêlements plaintifs d’être traite car elle a besoin d’être soulagée de son trop-plein de lait. C’est un délicieux et joyeux moment que ces instants passés avec ses pâtres au verbe truculent, ces authentiques fils du peuple qui, à force de vivre avec les animaux, ont fini par tout connaître de la nature… humaine. Ces hommes qui vivent dans la simplicité et le dénuement le plus proche de la nature ont toujours le mot pour rire. Le bonheur est sûrement dans le pré. Ils vivent dans des petites cabanes de pierre et de bois éclairées à la lumière de la bougie ou à celle des étoiles. Les chiens, ces auxiliaires du berger, sont indispensables pour tenir à bonne distance les chacals affamés et toujours à l’affût d’un nouveau-né à se mettre sous le croc. Il faut dire aussi qu’il n’y a jamais de vol mais il arrive que le troupeau se perde et qu’on le cherche par monts et par vaux. Certains propriétaires lâchent leurs troupeaux libres douze mois sur douze. Les bœufs deviennent alors semi-sauvages. Il n’y a pas d’autre solution que de l’abattre au fusil si on veut en attraper un. Velqacem et Younès ont le même âge. Originaires d’Ivahlal, ils ont tous les deux 28 ans et un troupeau de 24 bœufs qu’ils ont achetés l’un après l’autre dans les marchés de l’est du pays. Ils les gardent dans la montagne à tour de rôle avec des rotations de cinq jours. Leurs bovins, ils les paient près de cinq millions de centimes l’unité et au bout de deux ans d’engraissement. L’hiver dans un hangar et l’été en plein air, le bétail engraisse surtout à la saison sèche en se gavant de l’herbe fraîche des hauteurs. L’année passée, ils sont montés un 15 mai et sont redescendus le 13 novembre. Aqdhar, cette tradition de la transhumance qui voit le troupeau du village estiver n’existe plus dans leur village depuis 1986.

    ÉCONOMIE PASTORALE
    À la place, des petites PME comme celle de Velqacem et Younès ont repris le créneau pour lancer une économie pastorale qui gagnerait à être encouragée. Jadis, vers le 15 mai, tout le village, hommes, femmes et enfants, remontait à Amrah, une aire battue et clôturée par des murailles de pierre où l’on réunissait les animaux pour la nuit.
    On chantait et on battait des mains chemin faisant. Arrivés là, on encourageait les bœufs à se battre. Un combat sans merci pour désigner le champion, l’aramoul, le chef cornu qui va avoir le devoir de conduire tout le troupeau et le plaisir de saillir toutes les femelles. Tous les prétendants au titre doivent se battre. Parfois à mort. Un seul en sortira vainqueur. Un aramoul reconnu par ses pairs et dont l’autorité ne sera pas remise en question avant la prochaine saison.
    Il aura pour tâche de conduire un troupeau de 150 à 200 bœufs et ne laissera aucun congénère étranger s’approcher de ses administrés. Il guide et dicte les règles de conduite l’aramoul. Le nif kabyle faisait que l’on achetait très souvent un bœuf spécialement pour cette circonstance, pour être champion. Le prestige de la victoire rejaillissait évidemment sur son propriétaire.
    Parallèlement au combat des bœufs, une compétition très disputée engageait les hommes : le tir au fusil. Il faut abattre une cible, en général, une pierre plate placée à bonne distance de nos prétendants au titre envié de tireur d’élite du village. Karim, le fils de da Mohamed, est boulanger. Un métier qu’il n’aime pas du tout. Il préfère garder les bœufs et trouve beaucoup d’avantages à cette vie en plein air. “J’aime vivre avec les bêtes en pleine nature. C’est une vie saine et on n’est jamais malade”, dit-il en promenant son regard sur les monts constellés de villages que l’on voit au loin.
    Chaque jour, il est aux petits soins avec ses bovidés. Dans sa cabane, il possède tous les vaccins et tous les traitements nécessaires aux petits bobos en plus de la pharmacopée traditionnelle à base de plantes médicinales. “Je sais exactement ce qu’il faut pour chaque blessure et pour chaque maladie”, précise-t-il.
    Avant de prendre, à regret, congé de da Mohamed et de ses bêtes, celui-ci tient à nous offrir un petit cadeau symbolique : un sachet plein d’herbes aromatiques et médicinales de différentes espèces. Pourtant, que la montagne est belle, disait Jean Ferrat. Comment peut-on s’imaginer…

    - Par Liberté
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