Syrie, champ de bataille médiatique
Comment rendre compte d’un soulèvement qui dure depuis dix-huit mois, alors que l’accès au terrain est périlleux ? Si la férocité du régime ne fait aucun doute, la manière dont certains médias relaient, sans les vérifier, les communiqués de tel ou tel groupe d’opposition et occultent le jeu de puissances comme l’Arabie saoudite, les Etats-Unis ou la Turquie relève plus de la propagande que de l’information.
En Syrie, « les armes chimiques sont sous surveillance », informe Le Figaro (22 juillet 2012) ; « des forces spéciales américaines ont été déployées pour prévenir leur dispersion ». Et un diplomate en poste en Jordanie avertit : « C’est la menace des armes chimiques qui peut déclencher une intervention américaine ciblée. » Nous voilà donc replongés avec Damas, à quelques nuances près, dans le scénario écrit pour Bagdad dix ans plus tôt. M. Bachar Al-Assad lâchera-t-il ses armes de destruction massive sur son opposition ? L’accusation est pourtant déjà vieille de plusieurs mois : « Des tueurs d’Assad [ont] lancé dans la région d’Al-Rastan, non loin de la ville rebelle de Homs, des opérations aériennes avec utilisation de gaz toxiques », rapportait dès septembre 2011 le site de Bernard-Henri Lévy.
« [Nous avons] entendu cette affirmation de dizaines d’interlocuteurs dans la province de Hama, écrivait l’Agence France-Presse (AFP), avec une prudence exceptionnelle, le 27 juillet 2012. Mais, en dépit d’une semaine de recherches, aucun chef rebelle, chef de tribu, médecin, simple combattant ou civil n’a pu produire de preuve irréfutable. » La guerre en Syrie, conclut la dépêche, « est aussi celle de l’information et de la désinformation ».
29 janvier 2012. L’intox est partie d’un compte Twitter (@Damascustweets) appartenant à « des militants proches de l’opposition » : M. Al-Assad aurait fui la Syrie. Le palais présidentiel serait encerclé par l’Armée syrienne libre (ASL), et le dictateur acculé aurait tenté de rejoindre l’aéroport international de la capitale avec femme, enfants et bagages pour se réfugier à Moscou. Invérifiable, la « rumeur » n’est pourtant « pas sans fondement », assure le site Internet du Nouvel Observateur : « Selon le correspondant de la BBC au Moyen-Orient, Jeremy Bowen, l’ASL n’est plus qu’à trente minutes du palais présidentiel de Bachar Al-Assad. Une situation militaire qui pourrait pousser le dictateur à la fuite... »
18 juillet 2012. Tandis qu’une nouvelle offensive des rebelles entraîne des affrontements d’une intensité inédite à Damas, une bombe explose au quartier général de la Sécurité nationale, tuant notamment le ministre de la défense ainsi qu’Assef Chaoukat, beau-frère de M. Al-Assad. Sur les chaînes d’information françaises, les représentants de l’opposition, essentiellement issus du Conseil national syrien (CNS), commentent l’événement en direct. Le régime, croit-on, vit ses derniers jours, voire ses dernières heures. «Oui, nous pouvons dire que c’est le début de la fin », estime Mme Randa Kassis (4), présidente de la Coalition des forces laïques et démocratiques syriennes, membre du CNS. Des sources anonymes, citées par le quotidien britannique The Guardian, affirment que M. Al-Assad en personne a été blessé lors de l’attaque. Son épouse a une fois encore pris l’avion pour Moscou. L’ASL ainsi qu’un groupuscule islamiste revendiquent l’attentat, tandis que le régime y voit la main des «puissances étrangères» soutenant l’opposition armée (Turquie, Qatar, Arabie saoudite...).
Tout compte fait indemne, M.Al-Assad acceptera de «partir» deux jours plus tard, «mais d’une façon civilisée». C’est une dépêche de l’AFP qui l’annonce, le 20 juillet peu avant 9 heures. Confirmé une trentaine de minutes plus tard par le concurrent britannique Reuters, le «scoop» reprend en réalité un entretien accordé à Radio France Internationale (RFI) par l’ambassadeur de Russie en France. Qui n’annonçait en aucun cas le départ de M. Al-Assad, mais se contentait de rappeler l’engagement pris par la Syrie le 30 juin à Genève d’aller «vers un régime plus démocratique»…
La démocratie, voilà ce pour quoi se battent les Syriens depuis le soulèvement de mars 2011, réprimé avec une brutalité et une cruauté largement documentées (5). Mais le conflit se livre aussi sur le terrain médiatique ; une guerre que taisent la plupart des organes de presse occidentaux. Certes, la réalité du terrain est particulièrement difficile à percevoir. Le régime accorde ses visas au compte-gouttes. Ceux qui réussissent, au péril de leur vie, à rejoindre les insurgés empruntent tous ou presque les mêmes filières de l’ASL ; leurs récits épousent ensuite le storytelling développé par cette même ASL ainsi que par ses parrains turcs, saoudiens et qataris : un régime barbare écrase dans le sang des manifestations pacifiques, défendues par des militants pros-démocratie riches en courage mais pauvres en armes, munitions, médicaments…
Quant aux quelques journalistes ayant accepté l’invitation du régime (6) de M. Al-Assad, ils racontent sans surprise des histoires radicalement différentes : celles de cadavres de soldats atrocement mutilés qui s’entassent dans les morgues des hôpitaux, de minorités (chrétiennes, alaouite, etc.) terrorisées par des bandes armées ne menant pas une guerre de libération, mais une guérilla confessionnelle soutenue par les pétromonarchies du Golfe.
Embarrassante pour l’opposition armée, la présence en Syrie de groupes djihadistes, dont certains se réclament d’Al-Qaida, est désormais avérée. Une raison de plus, martèle Libération (6 août 2012), pour «aider politiquement et militairement » les insurgés, «ne serait-ce que pour ne pas laisser le champ libre et la victoire finale aux islamistes».
Séparer le bon grain révolutionnaire de l’ivraie djihadiste s’avère parfois délicat. Abou Hajjar, « moudjahid qui a quitté la région parisienne il y a quatre mois pour participer au soulèvement contre le régime de Bachar Al-Assad », se définit comme un «activiste islamiste, et non pas comme un djihadiste proche d’Al-Qaida». Témoignant dans les colonnes du Figaro, il jure que les «minorités chrétiennes ou alaouite », qui soutiennent majoritairement le régime, «seront représentées au Parlement » dans la Syrie de demain (7). Tout en indiquant avoir ouvert un «bureau de la prédication » dans le village de Sarjeh pour diffuser les «livres interdits» d’Ibn Taymiyya, un «grand théoricien du djihad », rappelle Le Figaro, sans préciser qu’il est aussi l’auteur d’une fatwa appelant à la guerre sainte contre les alaouites.
Mais ces quelques témoignages n’entament pas la trame de la dramaturgie syrienne : pilonnage de Homs, massacre de Houla, mort des journalistes Marie Colvin, Rémi Ochlik et Gilles Jacquier – dont il semble maintenant qu’il ait été tué par des tirs provenant des positions rebelles. Une poignée d’acteurs dominent la narration du conflit.
Parmi eux, les principales chaînes satellitaires du Proche-Orient, dont Al-Arabiya et Al-Jazira, propriété des deux poids lourds de la Ligue arabe, nouveau haut-parleur de la diplomatie du Golfe : l’Arabie saoudite et le Qatar. Ces monarchies absolues, qui ne s’appuient sur aucune légitimité démocratique tout en promouvant la «liberté » chez leurs voisins, mènent une «guerre froide régionale » à la Syrie, dernier régime arabe participant, selon elles, à l’« arc chiite » qui s’étendrait de Beyrouth à Bagdad, en faisant vaciller Bahreïn.
Ces chaînes bénéficient d’un a priori bienveillant quant à la fiabilité des informations qu’elles diffusent, si fantaisistes soient-elles. Ainsi l’essayiste Caroline Fourest écrit-elle dans Le Monde (25 février 2012) : «D’après Al-Arabiya, des opposants au régime iranien affirment que leur gouvernement a fourni un four crématoire à son allié syrien. Installé dans la zone industrielle d’Alep, il tournerait à plein régime… Pour brûler les cadavres des opposants ?»
Comment rendre compte d’un soulèvement qui dure depuis dix-huit mois, alors que l’accès au terrain est périlleux ? Si la férocité du régime ne fait aucun doute, la manière dont certains médias relaient, sans les vérifier, les communiqués de tel ou tel groupe d’opposition et occultent le jeu de puissances comme l’Arabie saoudite, les Etats-Unis ou la Turquie relève plus de la propagande que de l’information.
En Syrie, « les armes chimiques sont sous surveillance », informe Le Figaro (22 juillet 2012) ; « des forces spéciales américaines ont été déployées pour prévenir leur dispersion ». Et un diplomate en poste en Jordanie avertit : « C’est la menace des armes chimiques qui peut déclencher une intervention américaine ciblée. » Nous voilà donc replongés avec Damas, à quelques nuances près, dans le scénario écrit pour Bagdad dix ans plus tôt. M. Bachar Al-Assad lâchera-t-il ses armes de destruction massive sur son opposition ? L’accusation est pourtant déjà vieille de plusieurs mois : « Des tueurs d’Assad [ont] lancé dans la région d’Al-Rastan, non loin de la ville rebelle de Homs, des opérations aériennes avec utilisation de gaz toxiques », rapportait dès septembre 2011 le site de Bernard-Henri Lévy.
« [Nous avons] entendu cette affirmation de dizaines d’interlocuteurs dans la province de Hama, écrivait l’Agence France-Presse (AFP), avec une prudence exceptionnelle, le 27 juillet 2012. Mais, en dépit d’une semaine de recherches, aucun chef rebelle, chef de tribu, médecin, simple combattant ou civil n’a pu produire de preuve irréfutable. » La guerre en Syrie, conclut la dépêche, « est aussi celle de l’information et de la désinformation ».
29 janvier 2012. L’intox est partie d’un compte Twitter (@Damascustweets) appartenant à « des militants proches de l’opposition » : M. Al-Assad aurait fui la Syrie. Le palais présidentiel serait encerclé par l’Armée syrienne libre (ASL), et le dictateur acculé aurait tenté de rejoindre l’aéroport international de la capitale avec femme, enfants et bagages pour se réfugier à Moscou. Invérifiable, la « rumeur » n’est pourtant « pas sans fondement », assure le site Internet du Nouvel Observateur : « Selon le correspondant de la BBC au Moyen-Orient, Jeremy Bowen, l’ASL n’est plus qu’à trente minutes du palais présidentiel de Bachar Al-Assad. Une situation militaire qui pourrait pousser le dictateur à la fuite... »
18 juillet 2012. Tandis qu’une nouvelle offensive des rebelles entraîne des affrontements d’une intensité inédite à Damas, une bombe explose au quartier général de la Sécurité nationale, tuant notamment le ministre de la défense ainsi qu’Assef Chaoukat, beau-frère de M. Al-Assad. Sur les chaînes d’information françaises, les représentants de l’opposition, essentiellement issus du Conseil national syrien (CNS), commentent l’événement en direct. Le régime, croit-on, vit ses derniers jours, voire ses dernières heures. «Oui, nous pouvons dire que c’est le début de la fin », estime Mme Randa Kassis (4), présidente de la Coalition des forces laïques et démocratiques syriennes, membre du CNS. Des sources anonymes, citées par le quotidien britannique The Guardian, affirment que M. Al-Assad en personne a été blessé lors de l’attaque. Son épouse a une fois encore pris l’avion pour Moscou. L’ASL ainsi qu’un groupuscule islamiste revendiquent l’attentat, tandis que le régime y voit la main des «puissances étrangères» soutenant l’opposition armée (Turquie, Qatar, Arabie saoudite...).
Tout compte fait indemne, M.Al-Assad acceptera de «partir» deux jours plus tard, «mais d’une façon civilisée». C’est une dépêche de l’AFP qui l’annonce, le 20 juillet peu avant 9 heures. Confirmé une trentaine de minutes plus tard par le concurrent britannique Reuters, le «scoop» reprend en réalité un entretien accordé à Radio France Internationale (RFI) par l’ambassadeur de Russie en France. Qui n’annonçait en aucun cas le départ de M. Al-Assad, mais se contentait de rappeler l’engagement pris par la Syrie le 30 juin à Genève d’aller «vers un régime plus démocratique»…
La démocratie, voilà ce pour quoi se battent les Syriens depuis le soulèvement de mars 2011, réprimé avec une brutalité et une cruauté largement documentées (5). Mais le conflit se livre aussi sur le terrain médiatique ; une guerre que taisent la plupart des organes de presse occidentaux. Certes, la réalité du terrain est particulièrement difficile à percevoir. Le régime accorde ses visas au compte-gouttes. Ceux qui réussissent, au péril de leur vie, à rejoindre les insurgés empruntent tous ou presque les mêmes filières de l’ASL ; leurs récits épousent ensuite le storytelling développé par cette même ASL ainsi que par ses parrains turcs, saoudiens et qataris : un régime barbare écrase dans le sang des manifestations pacifiques, défendues par des militants pros-démocratie riches en courage mais pauvres en armes, munitions, médicaments…
Quant aux quelques journalistes ayant accepté l’invitation du régime (6) de M. Al-Assad, ils racontent sans surprise des histoires radicalement différentes : celles de cadavres de soldats atrocement mutilés qui s’entassent dans les morgues des hôpitaux, de minorités (chrétiennes, alaouite, etc.) terrorisées par des bandes armées ne menant pas une guerre de libération, mais une guérilla confessionnelle soutenue par les pétromonarchies du Golfe.
Embarrassante pour l’opposition armée, la présence en Syrie de groupes djihadistes, dont certains se réclament d’Al-Qaida, est désormais avérée. Une raison de plus, martèle Libération (6 août 2012), pour «aider politiquement et militairement » les insurgés, «ne serait-ce que pour ne pas laisser le champ libre et la victoire finale aux islamistes».
Séparer le bon grain révolutionnaire de l’ivraie djihadiste s’avère parfois délicat. Abou Hajjar, « moudjahid qui a quitté la région parisienne il y a quatre mois pour participer au soulèvement contre le régime de Bachar Al-Assad », se définit comme un «activiste islamiste, et non pas comme un djihadiste proche d’Al-Qaida». Témoignant dans les colonnes du Figaro, il jure que les «minorités chrétiennes ou alaouite », qui soutiennent majoritairement le régime, «seront représentées au Parlement » dans la Syrie de demain (7). Tout en indiquant avoir ouvert un «bureau de la prédication » dans le village de Sarjeh pour diffuser les «livres interdits» d’Ibn Taymiyya, un «grand théoricien du djihad », rappelle Le Figaro, sans préciser qu’il est aussi l’auteur d’une fatwa appelant à la guerre sainte contre les alaouites.
Mais ces quelques témoignages n’entament pas la trame de la dramaturgie syrienne : pilonnage de Homs, massacre de Houla, mort des journalistes Marie Colvin, Rémi Ochlik et Gilles Jacquier – dont il semble maintenant qu’il ait été tué par des tirs provenant des positions rebelles. Une poignée d’acteurs dominent la narration du conflit.
Parmi eux, les principales chaînes satellitaires du Proche-Orient, dont Al-Arabiya et Al-Jazira, propriété des deux poids lourds de la Ligue arabe, nouveau haut-parleur de la diplomatie du Golfe : l’Arabie saoudite et le Qatar. Ces monarchies absolues, qui ne s’appuient sur aucune légitimité démocratique tout en promouvant la «liberté » chez leurs voisins, mènent une «guerre froide régionale » à la Syrie, dernier régime arabe participant, selon elles, à l’« arc chiite » qui s’étendrait de Beyrouth à Bagdad, en faisant vaciller Bahreïn.
Ces chaînes bénéficient d’un a priori bienveillant quant à la fiabilité des informations qu’elles diffusent, si fantaisistes soient-elles. Ainsi l’essayiste Caroline Fourest écrit-elle dans Le Monde (25 février 2012) : «D’après Al-Arabiya, des opposants au régime iranien affirment que leur gouvernement a fourni un four crématoire à son allié syrien. Installé dans la zone industrielle d’Alep, il tournerait à plein régime… Pour brûler les cadavres des opposants ?»
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