Source : Maghreb Emergent
Le professeur Abderrezak Dourari* énumère, dans cet article, les symptômes de la crise du système éducatif algérien et, surtout, il tente d’en situer les raisons profondes. Pour lui, une des racines du mal qui ronge ce système n’est autre que l’extrême endurance d’une « pensée aporétique » stérile, qui bannit du champ du savoir tout esprit critique. L’organisation et le fonctionnement de l’université, souligne-t-il, ne favorisent pas le développement de la recherche scientifique ou d’un enseignement de qualité, pas plus que ne le favorisent l’inadaptation des offres de formation et le non-règlement de la question du statut des langues nationales et étrangères.
La grave crise qui ronge le système éducatif dans son ensemble depuis au moins vingt ans et l’absence de réaction patente des autorités publiques en dépit des recommandations des différentes commissions spécialisées instituées à cet effet nous poussent à tenter d’expliquer cette persistance autrement que par l’incompétence ou l’incurie. La catastrophe éducative et culturelle algérienne serait-elle alors la conséquence d’un habitus inconscient des élites au pouvoir induit de la posture de rejet du savoir scientifique et de la raison (rejet de la philosophie), naguère imposée par une tendance conservatrice de la pensée islamique classique se revendiquant du hanbalisme et de ses disciples Ibn qayyim al-Jawziyya et Mohammed ibn Abd-El wahhâb?
Il ne s’agit sans doute pas d’une attitude réfléchie mais seulement d’une posture générale spontanée qui préside aux comportements des acteurs probablement à leur insu. Aussi, doit- on commencer par s’interroger sur le contexte intellectuel et politique général auquel est soumis le système éducatif, du primaire au doctorat, pour examiner ce handicap héréditaire des institutions de formation et de production de la pensée et, partant, de toute instance du savoir (=raison) dans le monde dit arabe. Nous entendons par « instance de savoir » tout actant collectif (commissions spécialisées, groupe d’experts, universités, etc.) ou individuel (intellectuels) producteur de pensée critique, plus particulièrement dans l’un des domaines du savoir des sciences sociales (=raison).
L’extraordinaire permanence de la pensée aporétique**
Il est d’usage de comparer la pensée critique dans le monde dit arabe (et non pas « la pensée arabe », car la pensée n’est ni ethnique ni uniforme pour une ethnie) avec le sort de cette dernière en Occident pour tenter d’expliquer le développement de ce dernier et le retard du premier cité.
A la suite de saint Thomas d’Aquin (1225-1274), qui, dans la ligne de pensée d’Averroès et d’Aristote, concilia foi et raison (nihil est in intellectu quod non sit prius in sensu), amènera aurespect de l’ordre rationnel « créé et voulu par Dieu pour permettre à l’homme de connaître la vérité », vint plus tard le mouvement intellectuel de l’humanisme qui se propagea d’Italie en Europe dans le contexte d’une grande crise religieuse. Il s’est largement diffusé, favorisé par la naissance de la typographie (Gutenberg) aux 15ème.-16ème siècles (Marsile Ficile en Italie, Erasme en Hollande, Thomas More en Angleterre, François Rabelais en France…). Il place l’Homme, sa dignité et ses capacités créatrices au centre de sa vision du monde, en négation de la position religieuse culpabilisatrice qui soutenait une vision de l’Homme toujours entaché du péché originel. C’est l’ouverture de la démarche critique qui remet en question les grands dogmes cosmogoniques de la religion (Copernic, 1473-1543, soutint que la Terre tourne autour du soleil et non pas l’inverse)… Puis Martin Luther en Allemagne fait donner un grand saut à la pensée chrétienne avec la réforme protestante et l’instauration des libertés individuelles en matière de foi…
Le monde occidental s’est libéré de la pensée religieuse et a connu une avancée de la pensée scientifique critique grâce à une rupture avec les catégories de la pensée catégorico-déductives et apologétiques de la religion. La critique libre de l’autorité traditionnelle et la mise en question de sa prédominance dans l’explication des faits et des idées est devenue courante. Elle induit un véritable bouleversement des concepts et des grilles de lecture des faits.
Le problématique héritage d’une Nahda velléitaire
La systématisation, en Occident, de la pensée cartésienne (René Descartes, 1596-1650), qui posait que ce n’est ni dans la tradition, ni dans les autorités existantes que la vérité se fonde, mais dans le sujet universel de la science et que la lumière naturelle était supérieure à l’exemple (les hagiologies, culte des ancêtres…) et à la coutume, et son élévation au rang d’une posture intellectuelle générale entraîna, parallèlement à l’avancée des découvertes scientifiques sur la nature et sur l’homme, un processus de sécularisation de la vie sociale, son dynamisme et son humanisation.
On aura remarqué que la pensée dans le monde arabe et islamique s’est éclipsée précisément durant cette période (du 16ème au 19ème siècle) où l’Occident s’est réveillé ! (Mohammed Arkoun, Humanisme et Islam, Combats et propositions, Ed. Barzakh, Alger, 2007).
La Nahda arabe (Renaissance aux 18ème-19ème siècles), sous l’empire d’une pensée velléitaire, s’est piégée dans l’obsession de conciliation des pôles antinomiques de la tradition/authenticité et de la modernité! Cette pensée sclérosée s’est embrouillée dans les dichotomies conceptuelles aporétiques: hadâta (modernité)/taqlid (tradition), ‘aql (raison)/naql (imitation des pieux prédécesseurs), croyances/savoir scientifique, rite/humanisme…Elle entraînera le figement de l’ordre cognitif et social, dominé par la tradition et les intérêts des oligarques légitimés par les gestionnaires du sacré. Fereydoun Howeida parle d’islam bloqué (Ed. Robert Laffont, 1992) et Mohammed Arkoun d’« ankylose » et de « raison immobile » (La construction humaine de l’islam, Entretiens avec Rachid Benzine et Jean-Louis Shlegel, Albin Michel, 2012).
Cette pensée est l’illustration même de la définition de l’aporie : « difficulté d’ordre rationnel paraissant sans issue »(Le petit Robert).
L’échec de cette nahdha arabe est patent et ses principales références intellectuelles s’étaient elles-mêmes vite recroquevillées dans la tradition : Rachid Ridha, disciple de Mohammad Abduh, Taha Hussein et Abbas Mahmoud al-Aqqâd ont commencé réformateurs et fini misonéistes (Cf. Nacer Hamid Abu Zayd, mafhum an-naç, 6ème Ed. 2005).
La pensée critique bannie
La posture intellectuelle velléitaire, au lieu d’être historiquement réorientée dans le sens du progrès, a subi une régression et le mouvement des Frères musulmans, ennemi du savoir scientifique et de la modernité, en naîtra en Egypte et se propagera sous la forme de l’islamisme actuel qui a creusé davantage la tradition et la supposée « spécificité singulière » du monde islamique (où le dogme religieux domine la raison), en tentant d’achever ce qui filtrait comme lumière dans le clair-obscur de cette pensée apologétique de la tradition.
La pensée dominante érige, désormais, la spécificité et l’apologie en posture épistémologique générale et fera une guerre systématique au savoir scientifique et à la pensée critique qu’elle finit par contenir dans la marge et l’autocensure à l’avantage de la pensée traditionaliste religieuse Cette clôture dogmatique aboutit à l’hétéronomisation du champ du savoir scientifique et au sous-développement économique, culturel, cognitif, politique et social.
Cette situation est propice au mode néo-patrimonial de gouvernement. Le discours du pouvoir politique déploie une logique discursive fondée sur l’incantation des poncifs anti-coloniaux et anti-impérialistes (le sionisme) et de quelques confus préceptes du discours apologétique religieux dans des sociétés exsangues, où l’analphabétisme bat son plein (plus de la moitié de la population).
Le discours religieux revendique sa propre construction d’un passé mythique comme seul avenir (le mythe du paradis perdu) ; il confirme ipso facto l’hégémonie de l’autorité du pouvoir patrimonialiste qui se revendique lui-mêmed’un passé exemplaire (révolution d’indépendance) autant que du premier cité. Le pouvoir dictatorial n’a pas besoin de se revendiquer de quelconques réalisations. Il utilise le discours islamiste comme repoussoir en sa faveur.
Aujourd’hui encore, cette raison spécifique et singulière, qui a un palmarès impressionnant de destructions en Algérie et ailleurs, récidive en tentant en Tunisie de faire revivre l’enseignement de la Zeituna (voir l’accord entre le ministre de l’Education, de l’Enseignement supérieur et celui des Affaires religieuses, le 12 mai 2012, en présence du président du parti Ennahda sur « le retour à l’enseignement zeitounien originel » et aussi le « Manifeste des intellectuels tunisiens » de juin 2012).
La pensée critique est bannie du système éducatif et des sociétés dites arabes. Toute approche critique du corps doctrinal du discours du pouvoir ou de l’islamisme, à partir des épistémologies des sciences sociales est condamnée sans appel. Les sciences sociales, dont l’objet est l’organisation et le fonctionnement des sociétés et du pouvoir ainsi que les fondements des légitimités et des discours de légitimation, sont déclarées ennemies à discréditer et abattre. Elles sont alors dites « juives », comme si la physique et les mathématiques étaient, elles, « islamiques » !
Le professeur Abderrezak Dourari* énumère, dans cet article, les symptômes de la crise du système éducatif algérien et, surtout, il tente d’en situer les raisons profondes. Pour lui, une des racines du mal qui ronge ce système n’est autre que l’extrême endurance d’une « pensée aporétique » stérile, qui bannit du champ du savoir tout esprit critique. L’organisation et le fonctionnement de l’université, souligne-t-il, ne favorisent pas le développement de la recherche scientifique ou d’un enseignement de qualité, pas plus que ne le favorisent l’inadaptation des offres de formation et le non-règlement de la question du statut des langues nationales et étrangères.
La grave crise qui ronge le système éducatif dans son ensemble depuis au moins vingt ans et l’absence de réaction patente des autorités publiques en dépit des recommandations des différentes commissions spécialisées instituées à cet effet nous poussent à tenter d’expliquer cette persistance autrement que par l’incompétence ou l’incurie. La catastrophe éducative et culturelle algérienne serait-elle alors la conséquence d’un habitus inconscient des élites au pouvoir induit de la posture de rejet du savoir scientifique et de la raison (rejet de la philosophie), naguère imposée par une tendance conservatrice de la pensée islamique classique se revendiquant du hanbalisme et de ses disciples Ibn qayyim al-Jawziyya et Mohammed ibn Abd-El wahhâb?
Il ne s’agit sans doute pas d’une attitude réfléchie mais seulement d’une posture générale spontanée qui préside aux comportements des acteurs probablement à leur insu. Aussi, doit- on commencer par s’interroger sur le contexte intellectuel et politique général auquel est soumis le système éducatif, du primaire au doctorat, pour examiner ce handicap héréditaire des institutions de formation et de production de la pensée et, partant, de toute instance du savoir (=raison) dans le monde dit arabe. Nous entendons par « instance de savoir » tout actant collectif (commissions spécialisées, groupe d’experts, universités, etc.) ou individuel (intellectuels) producteur de pensée critique, plus particulièrement dans l’un des domaines du savoir des sciences sociales (=raison).
L’extraordinaire permanence de la pensée aporétique**
Il est d’usage de comparer la pensée critique dans le monde dit arabe (et non pas « la pensée arabe », car la pensée n’est ni ethnique ni uniforme pour une ethnie) avec le sort de cette dernière en Occident pour tenter d’expliquer le développement de ce dernier et le retard du premier cité.
A la suite de saint Thomas d’Aquin (1225-1274), qui, dans la ligne de pensée d’Averroès et d’Aristote, concilia foi et raison (nihil est in intellectu quod non sit prius in sensu), amènera aurespect de l’ordre rationnel « créé et voulu par Dieu pour permettre à l’homme de connaître la vérité », vint plus tard le mouvement intellectuel de l’humanisme qui se propagea d’Italie en Europe dans le contexte d’une grande crise religieuse. Il s’est largement diffusé, favorisé par la naissance de la typographie (Gutenberg) aux 15ème.-16ème siècles (Marsile Ficile en Italie, Erasme en Hollande, Thomas More en Angleterre, François Rabelais en France…). Il place l’Homme, sa dignité et ses capacités créatrices au centre de sa vision du monde, en négation de la position religieuse culpabilisatrice qui soutenait une vision de l’Homme toujours entaché du péché originel. C’est l’ouverture de la démarche critique qui remet en question les grands dogmes cosmogoniques de la religion (Copernic, 1473-1543, soutint que la Terre tourne autour du soleil et non pas l’inverse)… Puis Martin Luther en Allemagne fait donner un grand saut à la pensée chrétienne avec la réforme protestante et l’instauration des libertés individuelles en matière de foi…
Le monde occidental s’est libéré de la pensée religieuse et a connu une avancée de la pensée scientifique critique grâce à une rupture avec les catégories de la pensée catégorico-déductives et apologétiques de la religion. La critique libre de l’autorité traditionnelle et la mise en question de sa prédominance dans l’explication des faits et des idées est devenue courante. Elle induit un véritable bouleversement des concepts et des grilles de lecture des faits.
Le problématique héritage d’une Nahda velléitaire
La systématisation, en Occident, de la pensée cartésienne (René Descartes, 1596-1650), qui posait que ce n’est ni dans la tradition, ni dans les autorités existantes que la vérité se fonde, mais dans le sujet universel de la science et que la lumière naturelle était supérieure à l’exemple (les hagiologies, culte des ancêtres…) et à la coutume, et son élévation au rang d’une posture intellectuelle générale entraîna, parallèlement à l’avancée des découvertes scientifiques sur la nature et sur l’homme, un processus de sécularisation de la vie sociale, son dynamisme et son humanisation.
On aura remarqué que la pensée dans le monde arabe et islamique s’est éclipsée précisément durant cette période (du 16ème au 19ème siècle) où l’Occident s’est réveillé ! (Mohammed Arkoun, Humanisme et Islam, Combats et propositions, Ed. Barzakh, Alger, 2007).
La Nahda arabe (Renaissance aux 18ème-19ème siècles), sous l’empire d’une pensée velléitaire, s’est piégée dans l’obsession de conciliation des pôles antinomiques de la tradition/authenticité et de la modernité! Cette pensée sclérosée s’est embrouillée dans les dichotomies conceptuelles aporétiques: hadâta (modernité)/taqlid (tradition), ‘aql (raison)/naql (imitation des pieux prédécesseurs), croyances/savoir scientifique, rite/humanisme…Elle entraînera le figement de l’ordre cognitif et social, dominé par la tradition et les intérêts des oligarques légitimés par les gestionnaires du sacré. Fereydoun Howeida parle d’islam bloqué (Ed. Robert Laffont, 1992) et Mohammed Arkoun d’« ankylose » et de « raison immobile » (La construction humaine de l’islam, Entretiens avec Rachid Benzine et Jean-Louis Shlegel, Albin Michel, 2012).
Cette pensée est l’illustration même de la définition de l’aporie : « difficulté d’ordre rationnel paraissant sans issue »(Le petit Robert).
L’échec de cette nahdha arabe est patent et ses principales références intellectuelles s’étaient elles-mêmes vite recroquevillées dans la tradition : Rachid Ridha, disciple de Mohammad Abduh, Taha Hussein et Abbas Mahmoud al-Aqqâd ont commencé réformateurs et fini misonéistes (Cf. Nacer Hamid Abu Zayd, mafhum an-naç, 6ème Ed. 2005).
La pensée critique bannie
La posture intellectuelle velléitaire, au lieu d’être historiquement réorientée dans le sens du progrès, a subi une régression et le mouvement des Frères musulmans, ennemi du savoir scientifique et de la modernité, en naîtra en Egypte et se propagera sous la forme de l’islamisme actuel qui a creusé davantage la tradition et la supposée « spécificité singulière » du monde islamique (où le dogme religieux domine la raison), en tentant d’achever ce qui filtrait comme lumière dans le clair-obscur de cette pensée apologétique de la tradition.
La pensée dominante érige, désormais, la spécificité et l’apologie en posture épistémologique générale et fera une guerre systématique au savoir scientifique et à la pensée critique qu’elle finit par contenir dans la marge et l’autocensure à l’avantage de la pensée traditionaliste religieuse Cette clôture dogmatique aboutit à l’hétéronomisation du champ du savoir scientifique et au sous-développement économique, culturel, cognitif, politique et social.
Cette situation est propice au mode néo-patrimonial de gouvernement. Le discours du pouvoir politique déploie une logique discursive fondée sur l’incantation des poncifs anti-coloniaux et anti-impérialistes (le sionisme) et de quelques confus préceptes du discours apologétique religieux dans des sociétés exsangues, où l’analphabétisme bat son plein (plus de la moitié de la population).
Le discours religieux revendique sa propre construction d’un passé mythique comme seul avenir (le mythe du paradis perdu) ; il confirme ipso facto l’hégémonie de l’autorité du pouvoir patrimonialiste qui se revendique lui-mêmed’un passé exemplaire (révolution d’indépendance) autant que du premier cité. Le pouvoir dictatorial n’a pas besoin de se revendiquer de quelconques réalisations. Il utilise le discours islamiste comme repoussoir en sa faveur.
Aujourd’hui encore, cette raison spécifique et singulière, qui a un palmarès impressionnant de destructions en Algérie et ailleurs, récidive en tentant en Tunisie de faire revivre l’enseignement de la Zeituna (voir l’accord entre le ministre de l’Education, de l’Enseignement supérieur et celui des Affaires religieuses, le 12 mai 2012, en présence du président du parti Ennahda sur « le retour à l’enseignement zeitounien originel » et aussi le « Manifeste des intellectuels tunisiens » de juin 2012).
La pensée critique est bannie du système éducatif et des sociétés dites arabes. Toute approche critique du corps doctrinal du discours du pouvoir ou de l’islamisme, à partir des épistémologies des sciences sociales est condamnée sans appel. Les sciences sociales, dont l’objet est l’organisation et le fonctionnement des sociétés et du pouvoir ainsi que les fondements des légitimités et des discours de légitimation, sont déclarées ennemies à discréditer et abattre. Elles sont alors dites « juives », comme si la physique et les mathématiques étaient, elles, « islamiques » !
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