Introduction
Jean-François Daguzan, directeur adjoint de la Fondation pour la Recherche Stratégique
Avec la contribution d'Elisande Nexon, chargée de recherche
2 octobre 2012
La crise syrienne dépasse de très loin l’affaire libyenne, qui avait accompagné de ses soubresauts puis de sa violence l’année 2011. Démarrée à peu près à la même époque, la révolte syrienne n’est montée en puissance que progressivement pour rentrer dans une phase à haut niveau de violence en 2012. L’engagement des grandes puissances fut lui aussi progressif.
La « question syrienne », comme on disait autrefois, s’articule autour d’un certain nombre de paramètres complexes qui en rendent l’interprétation difficile et l’action à son encontre plus encore.
La nation, l’Etat et la bande : la Syrie entre violence et adhésion
La Syrie est un Etat. Autant la Libye fut une construction post-coloniale créée artificiellement en 1951 par les Nations Unies, en réunissant des « pays » peu liés par l’histoire (le Fezzan, la Tripolitaine et la Cyrénaïque1), autant la Syrie s’inscrit dans une dimension « nationale » – certes bridée par la colonisation turque – mais de ce fait creuset de la renaissance arabe du début du XXème siècle. On n’ergotera pas sur la dimension géographique de la Syrie (d’un côté, concept de « Grande Syrie » ; dans les faits : indépendance du Liban et restitution de la région de Mossoul à l’Irak et du Sandjak d’Alexandrette à la Turquie par la France mandataire – dissociation de la Palestine et indépendance d’Israël). Cependant, on s’arrêtera sur le fait national syrien arabe qui s’impose à partir des années 1920 comme le moteur du monde arabe avec l’Egypte nassérienne (après 1950)2. Mais au-delà de l’élan nationaliste arabe, la Syrie peine à trouver une stabilité gouvernementale que la création d’Israël accompagnée de son lot de défaites contribuera à entretenir. Ainsi sur la base de l’idéologie laïque du parti Baas – qui fleurira aussi en Irak – de Michel Aflak (lui-même marginalisé puis exilé) se construira un Etat multiconfessionnel qui, au terme des péripéties politiques et stratégiques du temps, sera capté par la minorité alaouite (secte chiite initiatique3) dont est issu le leader qui s’impose dans la durée, Hafez el-Assad4. Utilisant l’idéologie et le parti Baas à son profit, el-Assad verrouille le pays par une succession d’allégeances concentriques (la famille, le groupe alaouite, les minorités, dont les Chrétiens au premier chef) pour contrôler une majorité sunnite qui, dans les années 1980, se reconnaît largement dans les Frères musulmans. Les massacres massifs de Hama en 1982 (10 à 15000 victimes) éteindront toute velléité de révolte pour trente ans5.
Mais la Syrie n’est pas un Etat au sens occidental du terme : comme l’ont montré les remarquables travaux de Michel Seurat à la fin des années 1980, le modèle syrien tient par la conjonction de plusieurs facteurs 6:
l’allégeance au groupe dominant (l’açabbyya) par la prébende ;
l’usage de la terreur. Le système s’accompagne d’un modèle carcéral totalitaire dans lequel l’opposant virtuel est traqué, incarcéré, voire éliminé (cf. Hama en 1982) ;
le soutien bon gré mal gré de communautés minoritaires redoutant d’être étouffées par la masse sunnite : les Chrétiens de toutes obédiences, les Druzes, les Kurdes et les Chiites duodécimains ainsi qu’une partie de l’élite sunnite soudée à Assad par le Baasisme ou l’armée.
C’est pourquoi le modèle syrien actuel est un paradoxe – mélange d’ultraviolence et d’adhésion qui rend la résolution de ce conflit difficile. Contrairement à Kadhafi qui s’appuyait exclusivement sur un modèle tribal et la prébende et qui donc pouvait tomber sur une simple poussée, le régime syrien est capable de résister car il bénéficie d’un certain soutien populaire. Au-delà, cette donnée doit absolument être prise en compte dans les travaux en vue d’une reconstruction du pouvoir et de l’Etat post-Assad, si l’on ne veut pas que le pays sombre dans une situation à l’irakienne.
La Syrie est au cœur d’un maelström de déstabilisation de la périphérie proche
Le choix d’intervenir en Libye a été fait en considérant que la chute du colonel Kadhafi aurait des conséquences presque nulles sur l’environnement géostratégique nord-africain (en oubliant ou en voulant ignorer cependant la dimension AQMI). C’était globalement vrai. Soit des pays appelaient à la chute du dictateur, soit ceux qui étaient pour le statu quo (comme l’Algérie) n’avaient pas les moyens diplomatiques de s’y opposer. L’impact d’une transformation de la Syrie est tout autre et a bien été analysé comme tel par les puissances. De là, la prudence avec laquelle ces dernières se sont engagées d’abord au côté des insurgés puis dans le conflit lui-même. De fait, la « question syrienne » emporte avec elle celle de la déstabilisation de la périphérie proche puis, plus globalement, a des effets stratégiques sur tout le Moyen-Orient : sur le Liban, qui vit au rythme des soubresauts de la crise syrienne (affrontements intercommunautaires à Tripoli, soutien du Hezbollah à la cause gouvernementale) ; sur l’Irak, où la lente recomposition du gouvernement et des rapports de forces intercommunautaires est affectée ; sur la Jordanie, au bord de l’asphyxie en raison de l’arrivée massive des réfugiés sur un tissu politico-économique ultra-fragile ; sur la Turquie, pour la même raison et pour la question kurde ; sur Israël enfin, pour qui la Syrie des Assad était un gage de stabilité dans le cadre d’une « paix armée » arrangeant les deux protagonistes et en raison de l’impact indirect sur les Palestiniens.
Une onde de choc moyen-orientale et au-delà
Plus largement, l’affaire syrienne est également au cœur de la conflictualité larvée du Moyen-Orient.
Plusieurs arrière-fonds viennent en effet colorer la crise syrienne. Le premier concerne le jeu des grandes puissances au Moyen-Orient ; l’autre la lutte pour la prééminence régionale qui se joue entre l’Iran d’un côté et le Qatar et l’Arabie Saoudite de l’autre.
La Syrie s’appuie au plan international sur la Russie et la Chine (qui la protègent au Conseil de sécurité des Nations Unies). La Chine voit l’interventionnisme occidental pro-humanitaire et démocratique comme une menace pour elle-même. Le refus russe est plus complexe. Il s’inscrit dans une logique de retour sur l’espace stratégique méditerranéen (Tartous) et plus largement de lutte contre un islamisme radical sunnite pour lequel il se sent plus directement concerné que les Occidentaux.
La Syrie est soutenue également par l’Iran, qui voit dans l’effondrement alaouite (secte chiite) la préfiguration de l’affaiblissement structurel du Hezbollah au Liban et la rupture du continuum stratégique que ce pays a désormais établi du Golfe à la Méditerranée. L’Iran joue donc une double partition dans ce « moment arabe ». D’une part, il soutient les mouvements visant à briser les pouvoirs traditionnels sunnites ; et d’autre part, il appuie de tout son poids l’allié syrien car – au-delà de la nature chiite des Alaouites – sa perte signifierait l’affaiblissement majeur de sa position au Proche et Moyen-Orient et une menace directe sur la sécurité du Hezbollah, dont la Syrie assurait la base-arrière et l’approvisionnement. Qatar et Arabie saoudite ont donc piloté la réponse politique de la Ligue arabe dans l’affaire syrienne et mis en avant le nécessaire départ de Bachar el-Assad.
La question des armes dites de destruction massive : l’inconnue de l’équation
La question syrienne (contrairement à la libyenne) se complique de par l’existence d’un arsenal chimique et, vraisemblablement, biologique important. Ce pays détiendrait l’arsenal chimique le plus important de la zone (artillerie chimique, bombes d’aviation et missiles à tête chimique sur le modèle irakien) et aurait également initié un programme biologique au sein de son centre de recherche secret (le CERS). La décision du gouvernement syrien d’initier un programme chimique semble logiquement résulter de sa perception de son environnement régional et de ses préoccupations en termes de sécurité, dans un contexte marqué par la guerre de 1973 et la confrontation avec Israël au Liban en 1982, ainsi que par l’accord de paix signé en 1979 entre l’Egypte et Israël. Le président Hafez el-Assad visait à atteindre une parité stratégique avec Israël, le développement d’armes chimiques s’inscrivant vraisemblablement dans une logique de dissuasion plus que d’emploi.
Jean-François Daguzan, directeur adjoint de la Fondation pour la Recherche Stratégique
Avec la contribution d'Elisande Nexon, chargée de recherche
2 octobre 2012
La crise syrienne dépasse de très loin l’affaire libyenne, qui avait accompagné de ses soubresauts puis de sa violence l’année 2011. Démarrée à peu près à la même époque, la révolte syrienne n’est montée en puissance que progressivement pour rentrer dans une phase à haut niveau de violence en 2012. L’engagement des grandes puissances fut lui aussi progressif.
La « question syrienne », comme on disait autrefois, s’articule autour d’un certain nombre de paramètres complexes qui en rendent l’interprétation difficile et l’action à son encontre plus encore.
La nation, l’Etat et la bande : la Syrie entre violence et adhésion
La Syrie est un Etat. Autant la Libye fut une construction post-coloniale créée artificiellement en 1951 par les Nations Unies, en réunissant des « pays » peu liés par l’histoire (le Fezzan, la Tripolitaine et la Cyrénaïque1), autant la Syrie s’inscrit dans une dimension « nationale » – certes bridée par la colonisation turque – mais de ce fait creuset de la renaissance arabe du début du XXème siècle. On n’ergotera pas sur la dimension géographique de la Syrie (d’un côté, concept de « Grande Syrie » ; dans les faits : indépendance du Liban et restitution de la région de Mossoul à l’Irak et du Sandjak d’Alexandrette à la Turquie par la France mandataire – dissociation de la Palestine et indépendance d’Israël). Cependant, on s’arrêtera sur le fait national syrien arabe qui s’impose à partir des années 1920 comme le moteur du monde arabe avec l’Egypte nassérienne (après 1950)2. Mais au-delà de l’élan nationaliste arabe, la Syrie peine à trouver une stabilité gouvernementale que la création d’Israël accompagnée de son lot de défaites contribuera à entretenir. Ainsi sur la base de l’idéologie laïque du parti Baas – qui fleurira aussi en Irak – de Michel Aflak (lui-même marginalisé puis exilé) se construira un Etat multiconfessionnel qui, au terme des péripéties politiques et stratégiques du temps, sera capté par la minorité alaouite (secte chiite initiatique3) dont est issu le leader qui s’impose dans la durée, Hafez el-Assad4. Utilisant l’idéologie et le parti Baas à son profit, el-Assad verrouille le pays par une succession d’allégeances concentriques (la famille, le groupe alaouite, les minorités, dont les Chrétiens au premier chef) pour contrôler une majorité sunnite qui, dans les années 1980, se reconnaît largement dans les Frères musulmans. Les massacres massifs de Hama en 1982 (10 à 15000 victimes) éteindront toute velléité de révolte pour trente ans5.
Mais la Syrie n’est pas un Etat au sens occidental du terme : comme l’ont montré les remarquables travaux de Michel Seurat à la fin des années 1980, le modèle syrien tient par la conjonction de plusieurs facteurs 6:
l’allégeance au groupe dominant (l’açabbyya) par la prébende ;
l’usage de la terreur. Le système s’accompagne d’un modèle carcéral totalitaire dans lequel l’opposant virtuel est traqué, incarcéré, voire éliminé (cf. Hama en 1982) ;
le soutien bon gré mal gré de communautés minoritaires redoutant d’être étouffées par la masse sunnite : les Chrétiens de toutes obédiences, les Druzes, les Kurdes et les Chiites duodécimains ainsi qu’une partie de l’élite sunnite soudée à Assad par le Baasisme ou l’armée.
C’est pourquoi le modèle syrien actuel est un paradoxe – mélange d’ultraviolence et d’adhésion qui rend la résolution de ce conflit difficile. Contrairement à Kadhafi qui s’appuyait exclusivement sur un modèle tribal et la prébende et qui donc pouvait tomber sur une simple poussée, le régime syrien est capable de résister car il bénéficie d’un certain soutien populaire. Au-delà, cette donnée doit absolument être prise en compte dans les travaux en vue d’une reconstruction du pouvoir et de l’Etat post-Assad, si l’on ne veut pas que le pays sombre dans une situation à l’irakienne.
La Syrie est au cœur d’un maelström de déstabilisation de la périphérie proche
Le choix d’intervenir en Libye a été fait en considérant que la chute du colonel Kadhafi aurait des conséquences presque nulles sur l’environnement géostratégique nord-africain (en oubliant ou en voulant ignorer cependant la dimension AQMI). C’était globalement vrai. Soit des pays appelaient à la chute du dictateur, soit ceux qui étaient pour le statu quo (comme l’Algérie) n’avaient pas les moyens diplomatiques de s’y opposer. L’impact d’une transformation de la Syrie est tout autre et a bien été analysé comme tel par les puissances. De là, la prudence avec laquelle ces dernières se sont engagées d’abord au côté des insurgés puis dans le conflit lui-même. De fait, la « question syrienne » emporte avec elle celle de la déstabilisation de la périphérie proche puis, plus globalement, a des effets stratégiques sur tout le Moyen-Orient : sur le Liban, qui vit au rythme des soubresauts de la crise syrienne (affrontements intercommunautaires à Tripoli, soutien du Hezbollah à la cause gouvernementale) ; sur l’Irak, où la lente recomposition du gouvernement et des rapports de forces intercommunautaires est affectée ; sur la Jordanie, au bord de l’asphyxie en raison de l’arrivée massive des réfugiés sur un tissu politico-économique ultra-fragile ; sur la Turquie, pour la même raison et pour la question kurde ; sur Israël enfin, pour qui la Syrie des Assad était un gage de stabilité dans le cadre d’une « paix armée » arrangeant les deux protagonistes et en raison de l’impact indirect sur les Palestiniens.
Une onde de choc moyen-orientale et au-delà
Plus largement, l’affaire syrienne est également au cœur de la conflictualité larvée du Moyen-Orient.
Plusieurs arrière-fonds viennent en effet colorer la crise syrienne. Le premier concerne le jeu des grandes puissances au Moyen-Orient ; l’autre la lutte pour la prééminence régionale qui se joue entre l’Iran d’un côté et le Qatar et l’Arabie Saoudite de l’autre.
La Syrie s’appuie au plan international sur la Russie et la Chine (qui la protègent au Conseil de sécurité des Nations Unies). La Chine voit l’interventionnisme occidental pro-humanitaire et démocratique comme une menace pour elle-même. Le refus russe est plus complexe. Il s’inscrit dans une logique de retour sur l’espace stratégique méditerranéen (Tartous) et plus largement de lutte contre un islamisme radical sunnite pour lequel il se sent plus directement concerné que les Occidentaux.
La Syrie est soutenue également par l’Iran, qui voit dans l’effondrement alaouite (secte chiite) la préfiguration de l’affaiblissement structurel du Hezbollah au Liban et la rupture du continuum stratégique que ce pays a désormais établi du Golfe à la Méditerranée. L’Iran joue donc une double partition dans ce « moment arabe ». D’une part, il soutient les mouvements visant à briser les pouvoirs traditionnels sunnites ; et d’autre part, il appuie de tout son poids l’allié syrien car – au-delà de la nature chiite des Alaouites – sa perte signifierait l’affaiblissement majeur de sa position au Proche et Moyen-Orient et une menace directe sur la sécurité du Hezbollah, dont la Syrie assurait la base-arrière et l’approvisionnement. Qatar et Arabie saoudite ont donc piloté la réponse politique de la Ligue arabe dans l’affaire syrienne et mis en avant le nécessaire départ de Bachar el-Assad.
La question des armes dites de destruction massive : l’inconnue de l’équation
La question syrienne (contrairement à la libyenne) se complique de par l’existence d’un arsenal chimique et, vraisemblablement, biologique important. Ce pays détiendrait l’arsenal chimique le plus important de la zone (artillerie chimique, bombes d’aviation et missiles à tête chimique sur le modèle irakien) et aurait également initié un programme biologique au sein de son centre de recherche secret (le CERS). La décision du gouvernement syrien d’initier un programme chimique semble logiquement résulter de sa perception de son environnement régional et de ses préoccupations en termes de sécurité, dans un contexte marqué par la guerre de 1973 et la confrontation avec Israël au Liban en 1982, ainsi que par l’accord de paix signé en 1979 entre l’Egypte et Israël. Le président Hafez el-Assad visait à atteindre une parité stratégique avec Israël, le développement d’armes chimiques s’inscrivant vraisemblablement dans une logique de dissuasion plus que d’emploi.
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