Quand, en 1979, la nouvelle de la candidature de Chadli Bendjedid est tombée, personne ne s’y attendait. La rumeur avait vite fait de désigner Bouteflika et Yahiaoui comme uniques prétendants à la succession de Boumediène qui venait de rendre l’âme à l’hôpital Mustapha. Les spéculations allaient bon train : qui allait l’emporter ? Le conservateur FLN ou le libéral ministre des AE ? Mais l’armée ne l’entendait pas de cette oreille. Elle installera le chef de la 2e Région militaire à El-Mouradia. Dès son intronisation (1980), le président Chadli sera confronté à une grave crise connue sous le nom de «Printemps berbère». Vingt années avant le «Printemps arabe» ! Sur un plan plus général, Chadli avait compris tout de suite qu’il fallait répondre aux besoins pressants des Algériens. Alors que Boumediène économisait chaque sou pour le mettre au service du développement en demandant aux Algériens de continuer à se sacrifier pour que leurs enfants vivent mieux, la politique de Chadli apparaissait à certains comme une dilapidation des deniers publics dans un but démagogique. N’empêche que les Algériens furent heureux de pouvoir enfin acheter des bananes ou s’équiper d’un téléviseur couleurs ou d’un réfrigérateur sans avoir à faire de longues chaînes au niveau des «Galeries» ! D’ailleurs, dans une appellation qui en disait long sur l’objectif psychologique de l’opération, ce programme fut baptisé anti-pénurie : PAP ! D’une manière générale, ce fut une période faste pour les Algériens. Les prix du pétrole n’ayant pas encore connu de chutes drastiques, l’Algérie s’engageait dans un vaste programme de construction de logements, d’édification de barrages et d’équipements socioculturels. Les parcs d’attractions, les réserves nationales, l’aménagement du territoire, des lois protégeant l’environnement et une politique de jeunesse hardie ouvrirent le pays aux loisirs, tout en préservant la faune et la flore. C’est à cette époque que les autorités, comprenant les dangers de l’exode rural, se mirent à penser à une ceinture industrielle qui couvrirait les Hauts-Plateaux et qui aurait pour principal objectif de fixer les populations locales attirées jusque-là par les mirages des mégapoles industrielles de la côte. Ce furent les projets de la petite et moyenne industrie qui allaient mettre à la disposition de l’Algérien ces produits de consommation courante que nous ne produisions pas encore. Parallèlement, le secteur agricole allait connaître une série de mesures qui se traduiront par l’abandon des coopératives de la révolution agraire et des villages socialistes, puis par la restitution des terres nationalisées à leurs propriétaires. Cependant, le problème essentiel, à savoir celui du foncier, ne sera pas réglé d’une manière juste et définitive. Les meilleures terres passeront aux mains des affairistes, sous couvert d’attribution à des moudjahidine et autres gens du sérail C’est sous Hamrouche que sera divulguée la liste de ces «attributaires» usurpateurs ! Pour certains observateurs, si la première période de l’ère Chadli (1979-1986) fut si faste, cela revient essentiellement à deux facteurs : la stabilité des prix du pétrole et la moisson des grandes orientations de la politique de Boumediène. Les Algériens sous Chadli mangeaient mieux, vivaient mieux. Les produits de première nécessité étaient disponibles partout et même certains articles de luxe s’offraient aux bourses démunies grâce au soutien des prix. Alors qu’ils devaient attendre des mois pour avoir une voiture importée par la Sonacome (dans une ou deux marques décidées en haut), ces mêmes Algériens pouvaient s’offrir la bagnole de leur rêve. Ils pouvaient voyager à l’étranger sans problème. Leur dinar valant presque deux Francs, ils se ruaient vers la Tunisie ! Les plus nantis pouvaient aller en France ou ailleurs dans le monde. Chez nous, ils découvraient les parcs de loisirs, la restauration de masse, les complexes touristiques et les clubs de nuit où un nouveau genre musical fera rage : le raï revisité par le saxo de Bellemou. Des familles démunies prenaient d’assaut les campings et il n’y avait plus de places disponibles à travers toute la côte. Le sport national était en verve : l’équipe nationale se qualifiait deux fois en Coupe du monde et à la fin des années 1980, Boulmerka et Morceli devenaient champions du monde au 1500 mètres. Mais ce tableau idyllique connaîtra ses heures sombres dès 1986. Avec la chute des prix du pétrole, il n’était plus possible de maintenir la même cadence dans l’investissement et le financement des immenses besoins sociaux de la population. La récession sera au rendez-vous. Parallèlement, un verrouillage du champ politique avec une place de plus en plus dominante au FLN — ce qui n’était pas le cas sous Boumediène — allait installer un diktat de quelques idéologues attirés par l’idéologie baathiste. Ce fut le temps des exclusions et des reniements. Pour postuler à un quelconque rang de responsabilité, il fallait être militant du FLN (article 120). Les opportunistes se précipitèrent vers les cellules du parti unique et je me souviens d’un journaliste de la BBC qui, m’interviewant en tant que directeur de la rédaction du quotidien Horizon, s’étonna du fait que je n’étais pas militant du FLN ! Oui, il y avait des failles ! En 1988, éclateront les événements d’Octobre. C’était la révolte des jeunes. Contre la mal-vie. Contre l’injustice et le mépris des «gens costumés». Pour avoir vécu intensément ce 5 Octobre, au cœur même d’Alger, je peux dire que ce n’était pas un mouvement organisé et les tendances politiques qui ont, par la suite, surfé sur cette vague, n’avaient absolument rien à voir avec cette colère juvénile. Certes, cette soudaine explosion fut exploitée en haut niveau pour régler des comptes politiques : c’est dans la soirée du 5 Octobre que des camions chargés d’énergumènes ont commencé à incendier les kasmas du FLN. Ces dernières n’étaient pas le principal objectif de la casse des jeunes : tout ce qui représentait l’Etat était visé mais quand la révolte s’orienta vers le parti unique, avec des commandos venus on ne sait d’où, nous comprîmes que le mouvement venait de prendre une autre orientation. Le FLN, malgré toutes ses tares et son hégémonie, représentait encore une barrière contre les appétits de la nouvelle bourgeoisie ; il était un rempart contre la volonté affichée par certains de tout brader. A ce titre, 1988 n’est pas le passage de la dictature vers la démocratie (nous voyons d’ailleurs que, 24 années après, cette «démocratie» est toujours au stade zéro !). Après huit années marquées par l’abandon des orientations socialistes, la fin de la planification, la mise à mort des grandes entreprises nationales sous couvert de «restructuration », 1988 a permis le passage définitif vers le libéralisme, puis l’ultralibéralisme… Le projet révolutionnaire du 1er Novembre n’est plus qu’un lointain souvenir après avoir trouvé en Boumediène l’homme qui a tenté, avec succès, de l’appliquer dans toute sa dimension économique et sociale. Malheureusement, on ne peut pas en dire autant au plan des libertés politiques.
M. F.
P. S. : Après les événements d’Octobre et la suppression du ministère de l’Information, nous étions souvent convoqués à El-Mouradia. Il y avait beaucoup de réunions et nous étions consultés à tout bout de champ. Nous avons pu observer que les autorités supérieures de l’époque voulaient accélérer le rythme des réformes et profiter du «vide» constitutionnel pour bousculer les apparatchiks. C’est au cours de l’une de ces rencontres que j’ai parlé à M. Hamrouche du MJA, le priant de recevoir ses membres. Mon argument : «Ce sont d’authentiques réformateurs !» Mais tout n’était pas rose : nous avons vu aussi la magouille emporter, malgré lui, le valeureux Kasdi Merbah qui quitta avec amertume son poste de Premier ministre. Plus tard, nous avons été témoins, les premiers, de la démission du général Betchine de son poste de chef des services de renseignement. Et le général Nezzar, qui me convoqua dans son bureau, voulait savoir de qui nous tenions cette info «bombe» publiée dans l’un des premiers numéros du Soir d’Algérie. Il n’en saura rien ! Nous fûmes même reçus par Chadli. Il ne parla pas beaucoup et voulait surtout nous écouter. Le président défunt était très attentif à tout ce que nous disions. Il nous attendait sur un sujet brûlant : que pensions- nous du multipartisme ? Notre réponse fut presque unanime. Seuls quelques responsables de la presse du Parti et des organisations de masse n’en voulaient pas… Mais Chadli savait que c’était une nécessité s’il voulait sauver sa peau. En fin de compte, c’est cette drôle de démocratie qui le coulera en 1992…
lesoirdalgerie
Par Maâmar FARAH
M. F.
P. S. : Après les événements d’Octobre et la suppression du ministère de l’Information, nous étions souvent convoqués à El-Mouradia. Il y avait beaucoup de réunions et nous étions consultés à tout bout de champ. Nous avons pu observer que les autorités supérieures de l’époque voulaient accélérer le rythme des réformes et profiter du «vide» constitutionnel pour bousculer les apparatchiks. C’est au cours de l’une de ces rencontres que j’ai parlé à M. Hamrouche du MJA, le priant de recevoir ses membres. Mon argument : «Ce sont d’authentiques réformateurs !» Mais tout n’était pas rose : nous avons vu aussi la magouille emporter, malgré lui, le valeureux Kasdi Merbah qui quitta avec amertume son poste de Premier ministre. Plus tard, nous avons été témoins, les premiers, de la démission du général Betchine de son poste de chef des services de renseignement. Et le général Nezzar, qui me convoqua dans son bureau, voulait savoir de qui nous tenions cette info «bombe» publiée dans l’un des premiers numéros du Soir d’Algérie. Il n’en saura rien ! Nous fûmes même reçus par Chadli. Il ne parla pas beaucoup et voulait surtout nous écouter. Le président défunt était très attentif à tout ce que nous disions. Il nous attendait sur un sujet brûlant : que pensions- nous du multipartisme ? Notre réponse fut presque unanime. Seuls quelques responsables de la presse du Parti et des organisations de masse n’en voulaient pas… Mais Chadli savait que c’était une nécessité s’il voulait sauver sa peau. En fin de compte, c’est cette drôle de démocratie qui le coulera en 1992…
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Par Maâmar FARAH
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