Son nom signifie «celui qui ne parle pas», mais cela n'a pas empêché ce grand romancier chinois d'écrire. Beaucoup. Et notamment sur la tragique histoire de son pays.
L'Académie suédoise a décerné le prix Nobel de littérature 2012 à l'écrivain chinois Mo Yan. Il succède aujourd’hui au poète suédois Tomas Tranströmer, mais à la différence de tous ceux qui l'ont précédé sur ce glorieux podium, il ne recevra que 8.000.000.000 de couronnes suédoises, soit exactement 924.298,33 euros. L’Académie a été touchée par la crise, et a diminué sa dotation de 20% par rapport à l’an dernier.
Guan Moye, de son vrai nom, est né en 1955 dans la province rurale du Shandong. Fils de paysans pauvres, resté fidèle à sa campagne natale, l’armée lui a ouvert les portes de l’écriture. Il est aujourd’hui l’auteur de plus de 80 romans et nouvelles. On lui doit «le Clan du Sorgho», adapté à l’écran par Zhang Yimou, «la Dure loi du karma», «Beaux seins, belles fesses». Il est le premier Chinois à avoir été couronné par les nobelisants.
«Villageois ! Sortez les cadavres de vos maisons !»
Il est d'abord l’écrivain du Grand Bond en Avant, qui aurait dû s’appeler la Grande Famine, et des excès du maoïsme. Enfant, il grandit dans la faim, expérience qu’il évoquera notamment dans son superbe roman «Grenouilles», où l’on voit les gamins d’un village pauvre prendre plaisir à manger du charbon. Pas n’importe quel charbon. La partie translucide, celle où il y a de la colophane.
Il grandit dans un hameau où peu de gens savent lire et où les nouvelles sont données par «la voix aiguë du haut-parleur fixé au sommet d’une longue perche au milieu du village». Les mères de famille disent à leurs enfants «Toi alors, tu es de trop» à l’heure de la soupe. Les officiels passent dans les ruelles en criant: «Villageois ! Sortez les cadavres de vos maisons !»
Il rêve de devenir écrivain très jeune, en entendant dire qu’un écrivain, ça mange des raviolis tous les jours. «Mauvais élément» pendant la Révolution culturelle, renvoyé de l’école, il s’engage dans l’armée en 1976. Il publie « Radis de Cristal », son premier roman, en 1981. C’est là qu’il adopte le surnom de «Mo Yan», «celui qui ne parle pas».
Manque de solidarité
Dès qu’on parle d’un écrivain chinois, on cherche à le positionner vis-à-vis de son gouvernement. Mo Yan rend l’exercice hasardeux. Au fil de romans monstres, souvent volumineux, son art romanesque se caractérise par un détachement et une ironie vis-à-vis des drames de l’Histoire, distance intelligente qui lui a sans doute évité plus d’une fois les foudres de la censure.
Membre du Parti, Mo Yan décrit la tragédie sur la pointe des pieds. Il n’a rien d’un pamphlétaire politique ou d’un dissident tonitruant, ce qui a énervé quelques uns de ses contemporains. L’écrivain Ma Jian, notamment, a ainsi pu lui reprocher son manque de solidarité vis-à-vis de ses confrères en délicatesse avec le pouvoir.
Il traite pourtant de sujets sensibles. Dans «le Pays de l’alcool», il décrit, sous couvert du projet romanesque d’un de ses personnages, le cannibalisme des campagnes misérables, où on en vient à manger les enfants morts. Dans «la Dure loi du karma», il raconte la réincarnation en différents animaux de ferme d’un propriétaire terrien exécuté dans les années 1950 pendant la réforme agraire. Sorte de La Fontaine chinois, Mo Yan dissimule sa critique sous le conte, revendiquant ouvertement une filiation avec «la Ferme des animaux» d’Orwell.
Mais «la Dure loi du karma» illustre bien la stratégie de Mo Yan face au pouvoir. Ses romans dénoncent la période maoïste à une époque où la dénonciation du maoïsme n’est plus vraiment réprimée. Le propriétaire de «la Dure loi du karma», Lan Lian, qui a réellement existé, a été un personnage honni jusque dans les années 1980. Puis il est devenu une figure plus positive, quand l’Etat a rompu avec le cœur du dogme maoïste et a rendu les terres aux agriculteurs. Et en même temps, le roman décrit en filigrane la situation actuellement tendue de la ruralité chinoise, où «la ville prend tout l’espace des paysans». On voit que la question n’est pas simple.
Autocritique
Quelques uns de ses romans ont d’ailleurs été interdits, comme «Beaux seins, belles fesses» en 1996. Les autorités lui reprochaient de montrer sous un bon jour un homme qui a rejoint le Kuo-Min-Tang, ou d’attenter à l’image de la femme chinoise. Il a dû signer une autocritique, expliquant qu’il avait été «intoxiqué par les idées vicieuses du capitalisme». Mais le verdict de la censure s’est peu à peu étiolé, et on trouve désormais le livre sans problème.
En réalité, Mo Yan est un écrivain qui amène à relativiser la frontière entre la Chine et l’Occident. Il le dit lui-même : « Le peuple dans son ensemble sait parfaitement que la société chinoise actuelle vit pratiquement de la même façon qu’en Occident (…). Pour ce qui concerne l’économie individuelle, la morale et les valeurs, il n’y a pas de grandes différences. » Il puise son écriture aussi bien dans la tradition populaire que dans Kafka, que les Chinois ont pu lire à partir des années 1980, et qui a permis à toute une génération d’écrivains de dépasser en douceur la contrainte du roman réaliste.
Dans «le Supplice du santal», il mêle la cruauté des contes traditionnels au récit d’une révolte qui éclate sur le chantier d’une voie ferrée mis en œuvre par les Allemands, au début du XXe siècle. La musique de Mo Yan fait aussi bien sonner le grincement industriel des locomotives que le coassement des grenouilles. Finalement, sa littérature cruelle et mélancolique fait beaucoup plus que dénoncer un Etat. Il ironise sur la fatalité. Il le dit lui-même : «Ma révolte illustre l’impuissance d’être seul à se battre.» On ne voit pas pourquoi le fait de vivre en Chine interdirait d’être pessimiste.
David Caviglioli
Le Nouvel Observateur
L'Académie suédoise a décerné le prix Nobel de littérature 2012 à l'écrivain chinois Mo Yan. Il succède aujourd’hui au poète suédois Tomas Tranströmer, mais à la différence de tous ceux qui l'ont précédé sur ce glorieux podium, il ne recevra que 8.000.000.000 de couronnes suédoises, soit exactement 924.298,33 euros. L’Académie a été touchée par la crise, et a diminué sa dotation de 20% par rapport à l’an dernier.
Guan Moye, de son vrai nom, est né en 1955 dans la province rurale du Shandong. Fils de paysans pauvres, resté fidèle à sa campagne natale, l’armée lui a ouvert les portes de l’écriture. Il est aujourd’hui l’auteur de plus de 80 romans et nouvelles. On lui doit «le Clan du Sorgho», adapté à l’écran par Zhang Yimou, «la Dure loi du karma», «Beaux seins, belles fesses». Il est le premier Chinois à avoir été couronné par les nobelisants.
«Villageois ! Sortez les cadavres de vos maisons !»
Il est d'abord l’écrivain du Grand Bond en Avant, qui aurait dû s’appeler la Grande Famine, et des excès du maoïsme. Enfant, il grandit dans la faim, expérience qu’il évoquera notamment dans son superbe roman «Grenouilles», où l’on voit les gamins d’un village pauvre prendre plaisir à manger du charbon. Pas n’importe quel charbon. La partie translucide, celle où il y a de la colophane.
Il grandit dans un hameau où peu de gens savent lire et où les nouvelles sont données par «la voix aiguë du haut-parleur fixé au sommet d’une longue perche au milieu du village». Les mères de famille disent à leurs enfants «Toi alors, tu es de trop» à l’heure de la soupe. Les officiels passent dans les ruelles en criant: «Villageois ! Sortez les cadavres de vos maisons !»
Il rêve de devenir écrivain très jeune, en entendant dire qu’un écrivain, ça mange des raviolis tous les jours. «Mauvais élément» pendant la Révolution culturelle, renvoyé de l’école, il s’engage dans l’armée en 1976. Il publie « Radis de Cristal », son premier roman, en 1981. C’est là qu’il adopte le surnom de «Mo Yan», «celui qui ne parle pas».
Manque de solidarité
Dès qu’on parle d’un écrivain chinois, on cherche à le positionner vis-à-vis de son gouvernement. Mo Yan rend l’exercice hasardeux. Au fil de romans monstres, souvent volumineux, son art romanesque se caractérise par un détachement et une ironie vis-à-vis des drames de l’Histoire, distance intelligente qui lui a sans doute évité plus d’une fois les foudres de la censure.
Membre du Parti, Mo Yan décrit la tragédie sur la pointe des pieds. Il n’a rien d’un pamphlétaire politique ou d’un dissident tonitruant, ce qui a énervé quelques uns de ses contemporains. L’écrivain Ma Jian, notamment, a ainsi pu lui reprocher son manque de solidarité vis-à-vis de ses confrères en délicatesse avec le pouvoir.
Il traite pourtant de sujets sensibles. Dans «le Pays de l’alcool», il décrit, sous couvert du projet romanesque d’un de ses personnages, le cannibalisme des campagnes misérables, où on en vient à manger les enfants morts. Dans «la Dure loi du karma», il raconte la réincarnation en différents animaux de ferme d’un propriétaire terrien exécuté dans les années 1950 pendant la réforme agraire. Sorte de La Fontaine chinois, Mo Yan dissimule sa critique sous le conte, revendiquant ouvertement une filiation avec «la Ferme des animaux» d’Orwell.
Mais «la Dure loi du karma» illustre bien la stratégie de Mo Yan face au pouvoir. Ses romans dénoncent la période maoïste à une époque où la dénonciation du maoïsme n’est plus vraiment réprimée. Le propriétaire de «la Dure loi du karma», Lan Lian, qui a réellement existé, a été un personnage honni jusque dans les années 1980. Puis il est devenu une figure plus positive, quand l’Etat a rompu avec le cœur du dogme maoïste et a rendu les terres aux agriculteurs. Et en même temps, le roman décrit en filigrane la situation actuellement tendue de la ruralité chinoise, où «la ville prend tout l’espace des paysans». On voit que la question n’est pas simple.
Autocritique
Quelques uns de ses romans ont d’ailleurs été interdits, comme «Beaux seins, belles fesses» en 1996. Les autorités lui reprochaient de montrer sous un bon jour un homme qui a rejoint le Kuo-Min-Tang, ou d’attenter à l’image de la femme chinoise. Il a dû signer une autocritique, expliquant qu’il avait été «intoxiqué par les idées vicieuses du capitalisme». Mais le verdict de la censure s’est peu à peu étiolé, et on trouve désormais le livre sans problème.
En réalité, Mo Yan est un écrivain qui amène à relativiser la frontière entre la Chine et l’Occident. Il le dit lui-même : « Le peuple dans son ensemble sait parfaitement que la société chinoise actuelle vit pratiquement de la même façon qu’en Occident (…). Pour ce qui concerne l’économie individuelle, la morale et les valeurs, il n’y a pas de grandes différences. » Il puise son écriture aussi bien dans la tradition populaire que dans Kafka, que les Chinois ont pu lire à partir des années 1980, et qui a permis à toute une génération d’écrivains de dépasser en douceur la contrainte du roman réaliste.
Dans «le Supplice du santal», il mêle la cruauté des contes traditionnels au récit d’une révolte qui éclate sur le chantier d’une voie ferrée mis en œuvre par les Allemands, au début du XXe siècle. La musique de Mo Yan fait aussi bien sonner le grincement industriel des locomotives que le coassement des grenouilles. Finalement, sa littérature cruelle et mélancolique fait beaucoup plus que dénoncer un Etat. Il ironise sur la fatalité. Il le dit lui-même : «Ma révolte illustre l’impuissance d’être seul à se battre.» On ne voit pas pourquoi le fait de vivre en Chine interdirait d’être pessimiste.
David Caviglioli
Le Nouvel Observateur
De la famine à la consécration
1955 Naissance à Gaomi, dans la province du Shandong, à l'est de la Chine, dans une famille paysanne.
1959-1961 Souffre de la famine lors du Grand Bond en avant. Raconte avoir "mangé du charbon" avec sa famille et, faute de mieux, "trouvé ça bon".
1976 Entre dans l'Armée populaire de libération après un passage dans une usine de coton. Etudie à l'école militaire puis à l'université de Pékin, tout en rêvant de devenir écrivain.
1981 Il publie Radis de cristal, premier roman (Philippe Picquier, 1998). Change son nom de naissance (Guan Moye) pour un nom de plume (Mo Yan) signifiant "celui qui ne parle pas", avec lequel il signera les quelque 80 romans, essais et nouvelles qui composent son oeuvre.
1987 Le Clan du sorgho (Actes Sud, 1993), porté à l'écran (Le Sorgho rouge) par Zhang Yimou.
1995 Les Treize Pas (Le Seuil).
1997 Démissionne de l'armée pour se consacrer à l'écriture.
2004 Beaux seins, belles fesses (Le Seuil).
2006 Le Supplice du santal (Le Seuil).
2008 Quarante et un coups de canon (Le Seuil).
2009 La Dure Loi du karma (Le Seuil).
2011 Grenouilles (Le Seuil).
2012 Prix Nobel de littérature.
Le Monde
1955 Naissance à Gaomi, dans la province du Shandong, à l'est de la Chine, dans une famille paysanne.
1959-1961 Souffre de la famine lors du Grand Bond en avant. Raconte avoir "mangé du charbon" avec sa famille et, faute de mieux, "trouvé ça bon".
1976 Entre dans l'Armée populaire de libération après un passage dans une usine de coton. Etudie à l'école militaire puis à l'université de Pékin, tout en rêvant de devenir écrivain.
1981 Il publie Radis de cristal, premier roman (Philippe Picquier, 1998). Change son nom de naissance (Guan Moye) pour un nom de plume (Mo Yan) signifiant "celui qui ne parle pas", avec lequel il signera les quelque 80 romans, essais et nouvelles qui composent son oeuvre.
1987 Le Clan du sorgho (Actes Sud, 1993), porté à l'écran (Le Sorgho rouge) par Zhang Yimou.
1995 Les Treize Pas (Le Seuil).
1997 Démissionne de l'armée pour se consacrer à l'écriture.
2004 Beaux seins, belles fesses (Le Seuil).
2006 Le Supplice du santal (Le Seuil).
2008 Quarante et un coups de canon (Le Seuil).
2009 La Dure Loi du karma (Le Seuil).
2011 Grenouilles (Le Seuil).
2012 Prix Nobel de littérature.
Le Monde
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