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L'emprise du Milieu en Corse

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  • L'emprise du Milieu en Corse

    On ne parle pas encore de mafia à l'italienne. Mais l'île souffre depuis dix ans d'une criminalité de plus en plus infiltrée dans les rouages de la société, de l'économie et de la politique.

    L'incrédulité se lit sur son visage de bonze. Face à ces malheurs en rafale, il arrive au père Olive de douter. "Davanti a morte...", dit-on en Corse. "Devant la mort...". L'île tout entière tient dans le silence qui suit. La beauté des paysages, le poids des traditions, mais aussi la répétition des drames. Il faut y ajouter désormais l'ombre de la mafia qui avance.

    Le père Olive, 70 ans, officie à Bastia. Aumônier des forces spéciales, cet ecclésiastique de choc a donné l'extrême onction sur bien des fronts, du Liban à l'ex-Yougoslavie. S'il n'a jamais aimé les lois de la guerre, au moins les comprenait-il. Ici et maintenant, tout est différent. "On s'en prend au tout-venant, se lance-t-il. Demain ce sera peut-être toi. Après-demain moi. Tout est devenu possible. On fait preuve d'un sang-froid extraordinaire pour bousiller quelqu'un. Je suis trop démuni par rapport à cette violence: parfois, je connais les deux familles. Aux obsèques, je ne prêche plus. Une chanson en dit souvent plus. Alors, je me contente de lire la parole de Dieu."

    Cette confession trahit le désarroi des hommes quand, au-dehors, le décor ramène tranquillement à la douceur des choses. Les deux clochers ocre de l'église Saint-Jean-Baptiste dominent le vieux port. La fraîcheur de la ruelle laisse monter les odeurs. Dans cet extrême sud de France, aux faux airs de Mezzogiorno, le temps dure longtemps. Enfin, pas pour tout le monde...

    Des meurtres commis sous les yeux des enfants
    Depuis 1995, près de 400 homicides ont été recensés en Corse. La majorité relève de règlements de comptes, ces "Chjami è rispondi", (littéralement des "appels" et leurs "réponses"), comme lorsque deux chanteurs se défient dans des joutes oratoires. Pour compléter ce sinistre tableau, il faut y ajouter au moins 300 tentatives d'assassinats. Les armes à feu ne manquent pas: plus de 31 000 si l'on prend seulement en compte celles qui ont été déclarées.

    Le 16 octobre, à Ajaccio, avec l'assassinat d'un avocat, un cap a été franchi. Me Antoine Sollacaro, était une figure du barreau, adorée autant que détestée, mais reconnue pour sa pugnacité. Il a été supprimé alors qu'il se trouvait au volant de sa Porsche, dans une station-service de la route des Sanguinaires, par deux silhouettes sveltes, allure de serpent, juchées sur une moto BMW GS. Un choc national. "La violence et l'affairisme ont atteint dans l'île un niveau sans commune mesure avec les autres régions françaises. Et cette situation menace les fondements mêmes de la société en Corse", dénonce le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, le 22 octobre, avant d'annoncer dans la foulée une série de réponses policières et judiciaires. "L'avocat et le médecin, comme l'instituteur et le curé étaient des personnages intouchables auparavant en Corse, analyse Me Dominique Mattei, célèbre pénaliste exerçant à Marseille. La criminalité envahit toutes les couches de la population et détruit tous les symboles et par conséquent tout ce qu'il y avait de sacré et qui faisait la grandeur de la Corse disparaît."

    L'avocat et le médecin, comme l'instituteur et le curé, étaient des personnages intouchables

    Mais avant ce "cap", combien d'estuaires ont-ils été dépassés? Ces deux dernières années, le membre d'un clan a été transpercé de balles sous les yeux de ses enfants ; un tir de kalachnikov visant un autre père de famille a pulvérisé le bras de sa fille de 10 ans; Marie-Jeanne Bozzi, ex maire UMP de Grosseto-Prugna, a été exécutée. Ce n'est plus contestable: la Corse est bien la région la plus meurtrière d'Europe occidentale. C'est une évidence: ses habitants en sont les premières victimes.

    Difficile d'évaluer le traumatisme de cette violence sur une population de seulement 305 000 habitants. Il conviendrait même de rapporter ces statistiques à un groupe plus limité encore. "Nous avons une forte population immigrée qui n'est presque jamais concernée par ces règlements de comptes, pas plus que les continentaux, relève l'élu nationaliste Paul-Félix Benedetti. La réalité, c'est que des Corses tuent des Corses."

    "Nous avions toutes perdu un fils, tué par balles"
    L'immense majorité n'est pas touchée, vivant en marge de ces pics de violence, sans jamais croiser un drap blanc sur un trottoir. Habitants et touristes se promènent sans craindre de se faire voler leur portable. Mais lorsqu'on vit ici, chacun est concerné, au moins par ricochet. "Un jour, lors d'une soirée au loto, je me trouvais assise à côté de trois autres femmes, souligne Christiane Muretti, mère d'un jeune homme assassiné en 2001. Nous nous connaissions de vue. En discutant, nous avons d'un coup réalisé que nous avions toutes perdu un fils, tué par balles."

    Quatre pôles structurent le banditisme insulaire, du sud au nord: la bande du "Petit bar" et celle des affidés de Guy Orsoni, à Ajaccio; les "Bergers braqueurs" dans la plaine orientale; et enfin ce qui reste du fameux gang de la Brise de mer, en Haute-Corse. "Ces bandes non connectées entre elles forment des îlots de banditisme, estime l'historien Francis Pomponi, par ailleurs membre de l'association France-Corse. Rien ne démontre la mainmise tentaculaire d'une pieuvre mafieuse." Contrairement à ce qui se passe en Italie du sud, elles n'ont pas l'ambition d'offrir une alternative à l'Etat. Elles agissent selon une logique de prédation, voraces, puissantes mais émiettées.

    Voilà plus de dix ans que la violence nourrit la chronique quotidienne. En 2001, alors que la "guerre" entre factions indépendantistes armées avait enfin faibli après plusieurs années sanglantes, le feu jamais éteint de la criminalité organisée a repris de plus belle, impliquant parfois les mêmes acteurs, passés de la "lutte nationale" au banditisme. Ainsi, le jour où Me Sollacaro a été tué, le dernier soldat de François Santoni, l'ancien chef indépendantiste, mourrait sous les balles. Le défunt s'était reconverti dans l'immobilier, en Balagne.

    Contrairement au reste de la France, où bandits et gens ordinaires vivent dans des mondes quasi étanches, nombreux sont ceux qui, en Corse, connaissent un voyou (ou un policier), parent, voisin ou copain de classe. D'autant que les villes et leurs alentours, principalement Bastia, Ajaccio, Corte et Porto-Vecchio, concentrent 80% des habitants. "Lorsque j'étais étudiant, je travaillais dans un bar de la place Saint-Nicolas, à Bastia, pour payer mes études. L'établissement était tenu par l'un des membres de la Brise de mer. Tous les jours, je servais à boire aux membres de la bande", témoigne un jeune commerçant bastiais qui a conservé des liens polis avec eux. "Nous ne vivons pas dans le même monde mais nous fréquentons les mêmes endroits", confirme un policier corse. Cet écheveau de relations dresse la carte de liens de sang et d'amitié connus de tous mais invisibles des gens de passage. La semaine dernière, la presse régionale rapportait la position du Parti socialiste de Corse quant aux mesures gouvernementales visant le crime organisé. Le lecteur continental en reste à cette lecture de façade. L'insulaire, lui, sait que le conseiller général de Haute-Corse figurant sur la photo n'est autre que le beau-père d'un braqueur, condamné quelques jours plus tôt à dix-huit ans d'emprisonnement pour l'attaque d'un fourgon de transports de fonds en Seine-et-Marne. Un élu dont la carrière politique, entamée voilà trente ans, ne doit rien à la romance entre sa fille et un héritier de la Brise de mer. Mais il n'empêche, sa parole prend un relief différent.
    The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill

  • #2
    La percée politique de Balthazar Federici est, elle, beaucoup plus récente. Pourquoi le maire de Venzolasca, un bourg d'un millier d'habitants dominant la plaine orientale, s'est-il retrouvé d'un coup conseiller territorial en 2010, sur la liste de Paul Giaccobi, l'actuel président (PRG) de l'exécutif de la collectivité territoriale de Corse? En tout cas, pas pour le nombre de ses interventions dans l'hémicycle.

    Le nom de Federici est l'un de ceux qu'on prononce en baissant les yeux. Il est en effet le frère d'Ange-Toussaint, chef présumé de la bande dit des "bergers braqueurs". Ce dernier a été condamné en appel, le 17 octobre, par la cour d'assises du Var, à trente ans de réclusion criminelle pour un triple assassinat commis à Marseille, en avril 2006, sur fond de guerre pour les machines à sous. "Mon frère, je sais qui il est, ce qu'il vaut exactement, et je ne suis pas le seul à le savoir. Ce n'est pas une crapule", déclarait l'élu en décembre 2010 à Corse-Matin, alors que s'ouvrait un débat sur la violence dans l'hémicycle de l'Assemblée de Corse. Balthazar n'a jamais renié son frère. Il s'est montré à bon nombre d'audiences, en costume de frère et non de conseiller territorial. La justice, d'ailleurs, ne lui reproche rien.

    Une minute de silence pour un baron de la Brise de mer
    "Chez nous, le voyou n'est pas un marginal, analyse le pénaliste Pascal Garbarini, qui exerce à Paris et à Ajaccio. Il vit au sein d'une société qui, faute de débouchés économiques, manque singulièrement de figures alternatives auxquelles s'identifie généralement la jeunesse, footballeurs, voire chefs d'entreprise." Longtemps, les caïds les plus puissants sont même passés pour des notables. Jusqu'à sa mort, en 2006, le parrain "Jean-Jé" Colonna fut ainsi considéré comme un "paceru", un homme disposant de suffisamment d'autorité morale pour apaiser les différends.

    "Le mythe du voyou est jouissif: il rejoint tout l'imaginaire du pouvoir", souligne un bon connaisseur du Milieu. Contrairement aux idées reçues, ni la paupérisation d'une part grandissante de familles corses (selon l'Insee, le taux de "pauvreté monétaire" est ici trois fois plus élevé que dans les Yvelines), ni l'apparition d'un marché local de trafic de cocaïne n'expliquent, à eux seuls, l'emprise grandissante de la grande criminalité. Les jeunes gens arrêtés dans les récentes affaires d'assassinat, à Ajaccio, n'étaient pas des traîne-misère mais souvent des fils de classes moyennes, bien insérés, comme le furent dans les années 1980 leurs aînés de la Brise de mer. L'un de ses barons, Pierre-Marie Santucci, assassiné d'une balle dans le thorax par un sniper le 10 février 2009, eut même droit, trois jours plus tard, à un hommage public. A l'occasion de la rencontre Bastia-Tours, les 3000 supporteurs présents à Furiani furent invités à une minute de silence...

    Dans l'inconscient collectif d'une île imprégnée de religion, la mort absout les fautes. L'été dernier, Maurice Costa, éleveur, a été supprimé de plusieurs balles de chevrotine, tirées dans une boucherie de Ponte-Leccia, dans le centre de l'île. Son frère, Jacques, est conseiller général, maire (divers gauche) du village voisin de Moltifao (700 habitants). Aussitôt, des bals de village sont annulés. Le jour de l'enterrement, la brasserie Le Rex, à Corte, baisse le rideau et la plupart des élus de Haute-Corse montent au cimetière. Un élu nationaliste, pourfendeur du clan et qui n'a pas de mots assez durs envers le crime organisé, l'avoue sans détour: "Si j'avais été en Corse à ce moment-là, oui, je me serai rendu aux obsèques." Davanti a morte...

    La défiance envers les services de l'Etat
    Devant la mort et son rituel, les prêtres eux-mêmes se sentent parfois pris en otages, comme à l'époque de la guerre entre nationalistes. "Que faire lorsqu'il est évident que la victime a vécu par les armes?, se demande avec franchise le père Gaston Pietri, 83 ans, figure de l'Eglise catholique en Corse, et animateur d'un groupe non confessionnel, "Corte 96", chargé d'analyser les racines de la violence. Il reste peut-être un sentiment ancien hérité du temps où les grands bandits oeuvraient à Marseille ou à Paris, se comportant en bienfaiteurs du village. Aujourd'hui, alors qu'à travers les homélies, on personnalise le propos, il faut se montrer extrêmement prudent quant aux mots employés."

    La situation prémafieuse qui gangrène l'île pèse tout autant sur la presse. Dans la nuit du 16 au 17 septembre, la vitrine de l'agence Corse-Matin, rue César-Campinchi, à Bastia, a été criblée de 7 balles de calibre 9 mm. Faut-il y voir un lien? Cinq jours plus tôt, le quotidien avait fait sa Une, sur un "triple assassinat à Castirla". L'article, bien documenté, faisait le lien entre ces trois morts et l'assassinat de Maurice Costa, évoquant une "vendetta sanglante" entre deux familles.

    Pas facile, pour un journaliste, de faire son métier en Corse. Pierre-Louis Sardi, de la radio RCFM, l'antenne locale de France Bleu, conserve un souvenir aigu du procès de Jacques Mariani, devant la cour d'assises de Créteil (Val-de-Marne), en juillet 2006. Le fils de Francis Mariani, l'un des fondateurs de la Brise de mer, comparaissait pour l'assassinat de deux frères en Haute-Corse, dont il a finalement été acquitté. "J'ai été menacé par certains membres de la famille, à la sortie d'une audience: "Il y a eu des suppressions d'emploi à Corse-Matin... Il y en aura bientôt à RCFM", m'ont-ils dit. J'ai jugé plus prudent de rentrer à Bastia."

    Cette crainte diffuse rend tout témoignage en justice aléatoire. "Il y a des gradations dans cette peur, analyste Vincent Carlotti, ancien maire (PS) d'Aleria et créateur du mouvement politique La gauche autonomiste. La petite peur, celle de se fâcher avec un parent, un voisin, celui qu'on croise tous les jours et qui, désormais, ne vous adressera plus la parole jusqu'au restant de ses jours. Et la grande peur, celle de se prendre une balle derrière la nuque."

    Cette défiance envers la justice est une constante. Il y a de quoi être méfiant en effet. En 2009, Lucien Benvenuti, gérant d'un restaurant de Saint-Florent et compagnon de l'écrivain Marie Ferranti, a déposé plainte après avoir été racketté. L'enquête a permis de confondre les deux auteurs du délit qui se faisaient passer pour des membres du FLNC mais également un... capitaine de gendarmerie, accusé d'avoir prévenu l'un des suspects. Cette histoire a contribué à nourrir l'idée, tenace, que l'on ne peut faire confiance ni à la police et à la gendarmerie. "Jamais je n'irai dénoncer qui que ce soit à la gendarmerie, s'exclame Robert, entrepreneur en bâtiment à Porto-Vecchio. J'aurais peur que le coupable soit aussitôt prévenu et que l'histoire se retourne contre moi."

    Cavale au grand jour, de Porto-Vecchio à Libreville
    Dans ce combat contre le crime, l'Etat, obnubilé par la lutte contre le nationalisme armé, a longtemps envoyé des signaux contradictoires. La facilité avec laquelle certains truands ont mené leur cavale au grand jour, de Porto-Vecchio à Libreville (Gabon), n'a pas rassuré. La ligne semble cependant plus claire depuis quelques années. En 2009, un groupe de travail permanent a été créé au sein de la police judiciaire. Près de 45% des règlements de comptes traités par la Juridiction interrégionale spécialisée de Marseille et la PJ entre 2008 et 2012 ont conduit à des mises en examen. Mais les résultats restent fragiles, bon nombre d'investigations, inabouties et l'arme financière, sous-employée pour lutter contre l'argent sale.

    A l'heure où certains appellent à un sursaut de la population, d'autres se souviennent des mots du juge antimafia italien Falcone: "On peut vaincre la mafia, pas par l'héroïsme de citoyens sans armes, mais en mobilisant les meilleurs forces de nos institutions."
    Par Eric Pelletier et Hélène Constanty
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    The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill

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