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Les musulmans dans l’Europe précoloniale : un accueil ambigu

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  • Les musulmans dans l’Europe précoloniale : un accueil ambigu

    Ceux qui, en Europe, scrutent l’horizon avec angoisse et redoutent l’invasion des Barbaresques peuvent remiser leurs longues-vues et leurs fusils : il y a des siècles que, par dizaines, par centaines de milliers, des musulmans ont parcouru l’Europe, s’y sont installés et y ont vécu sans poser de problème aux «indigènes», sans être pourchassés ni victimes de pogroms. Leur intégration dans les pays d’Europe fait l’objet d’un livre absolument remarquable, Les Musulmans dans l’histoire de l’Europe, une intégration invisible(1), que toutes les bibliothèques universitaires, en France comme en Algérie, devraient mettre à la disposition d’un vaste public. Publié sous la direction de deux universitaires français, Jocelyne Dakhlia et Bernard Vincent, cet ouvrage, auquel ont collaboré des spécialistes de divers pays, met en lumière ce que la plupart des historiens européens, jusqu’à présent, ont négligé, ignoré ou inconsciemment occulté : la présence en Europe, depuis le Moyen-Age, d’un grand nombre de musulmans.

    Ils ne formaient pas pour autant une communauté, ils étaient très dispersés, s’installaient aussi bien à Paris qu’à Angers, Nancy, Bourges ou Besançon, changeaient souvent de lieu et les raisons de leur présence étaient multiples. Beaucoup restèrent en France après la défaite que Charles Martel infligea à leurs troupes (Poitiers, 1732) ou après le retour d’Egypte de Napoléon (1805) ; d’autres se fixèrent en Espagne lors de la Reconquista (qui dura 4 siècles et s’acheva en 1492), bien d’autres encore, à la fin d’un voyage «touristique», décidèrent de rester, ouvrirent des cafés, très fréquentés, ou des établissements de distractions et de loisirs, ou bien ils s’installèrent comme marchands, artisans, employés de maison, très recherchés par les grandes familles nobles – Catherine de Médicis s’entoura de nombreuses «Orientales».S’établirent également en Europe de nombreux entrepreneurs, petits et moyens, des artistes, très sollicités par les cours royales ; d’autres s’engagèrent dans l’armée, tandis que de nombreux médecins, très appréciés, ouvraient des cabinets et les apothicaires, des pharmacies. Sans oublier, évidemment, les diplomates qui s’installaient avec des familles toujours très grandes, dont une partie, à la fin de leur mandat, restait volontiers à Paris, Rome ou Madrid.

    Les historiens ne constatent aucun phénomène de rejet, au contraire : un projet de loi du 24 décembre 1789, aussitôt adopté par l’Assemblée nationale, décrète que «tous les Mahométans (…) tant en Europe que dans d’autres parties du monde, jouiront dans tout l’empire des Français de tous les droits, honneurs et avantages dont jouissent les citoyens français». A l’époque, on ne relève pas, ni chez les uns ni chez les autres, de crispation identitaire ou religieuse, ces identités sont très souples, beaucoup de musulmans, baptisés pour des raisons de convenance sociale et de meilleure intégration, portent un nom composé – Nicolas Moustafa, Charles Alic, par exemple – et personne n’y trouve à redire. La nationalité n’importe guère : les registres de police consacrés aux étrangers ne signalent pas plus l’appartenance nationale que l’appartenance religieuse, ils ne consignent que l’origine géographique. Que des centaines de milliers de musulmans aient pu s’intégrer aussi facilement dans les pays d’Europe tient évidemment à un ensemble de facteurs objectifs. Loin de constituer un groupe nombreux, homogène, établi dans certaines villes ou localisé dans certains quartiers, ils se sont installés dans l’ensemble des pays visités, mêlés à ses habitants et vivant comme eux. Ils parlaient leur langue, s’habillaient le plus souvent à l’européenne et ne revêtaient leurs habits nationaux qu’au moment des fêtes, très souvent à la demande des nobles qui les invitaient pour animer un spectacle ou des danses.

    Et – surtout ? – ils n’affichaient pas leur religion. Lorsqu’ils la pratiquaient, ils le faisaient à titre individuel. Il y avait bien des salles de prière, mais il n’y avait guère de mosquée en Europe. En 1789, Voltaire s’étonne de n’en point trouver à Marseille : «J’en marquai ma surprise à monsieur l’évêque, lui dis que cela était fort incivil et que si les chrétiens avaient des églises chez les musulmans, on pouvait au moins faire aux Turcs la galanterie de quelques chapelles.» Ils ne l’ont pas faite et c’est là toute l’ambiguïté de leur sympathique accueil : les musulmans ont pu s’insérer sans difficulté dans l’Europe des Lumières parce qu’ils laissaient dans l’ombre leur appartenance religieuse. Les Européens d’hier n’étaient donc pas plus ouverts que ceux d’aujourd’hui et ils n’ont fait aucun progrès depuis deux siècles : s’ils acceptaient des musulmans peu visibles, ils tenaient à distance ceux qui l’étaient un peu trop. Aujourd’hui, ils les redoutent ou les rejettent. Et il n’y a même plus un Voltaire pour dénoncer leur méchante stupidité.


    1) Editions Albin Michel, Paris, 2011.

    Maurice Tarik Maschino , El Watan
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