Une "exception marocaine" ? Bousculé par le "printemps arabe", le royaume chérifien prend grand soin de mettre en avant cette image d'"exception", brandie comme un slogan publicitaire, et se tient prudemment à l'écart des grands mouvements de la région.
Nul bruit de fureur comme en Tunisie autour de la politique menée par les islamistes. Pas de contestation pour demander le départ du roi comme en Jordanie - seuls une poignée de militants ont réclamé devant le Parlement, dimanche 18 novembre, une réduction du budget royal, estimé à environ 234 millions d'euros, avant d'être dispersés sans ménagements par la police.
Un an après les élections législatives du 25 novembre 2011 qui ont porté au pouvoir, pour la première fois, un parti islamiste, le Parti de la justice et du développement (PJD), le Maroc se fait discret sur la scène arabe
Rien, il ne se passe absolument rien !", éclate de rire Lahcen Daoudi, ministre de l'enseignement supérieur, cadre dirigeant du PJD, comme si c'était un gage de réussite. Ce "rien" commence un peu à agacer, au Maroc. Sur les vingt lois organiques destinées à mettre en oeuvre la nouvelle constitution adoptée par référendum le 1er juillet 2011, une seule a été votée par le Parlement depuis la formation, en janvier 2012, deux mois après les élections législatives, du gouvernement de coalition dominée par le PJD.
Aucun grand débat de société n'a été ouvert, aucune réforme d'ampleur n'a été lancée, malgré une situation économique dégradée, un taux de chômage qui avoisine les 30 % chez les jeunes et une protection sociale qui fait défaut à un quart de la population. 2012 a été une année de rodage entre le Palais et le gouvernement. Une "année blanche", disent les Marocains. Mais la cote de popularité d'Abdelillah Benkirane, le chef du gouvernement, est restée quasi intacte.
Accédant pour la première fois au pouvoir après des années d'opposition, les islamistes du "parti de la lanterne" - ainsi désigne-t-on parfois le PJD en raison de son logo - ont eu à coeur de se faire accepter aux yeux de l'opinion publique et surtout de la monarchie, dont ils n'ont jamais contesté la suprématie. "Depuis les années 1990, nous avons choisi cette ligne, décrypte un responsable du PJD sous le couvert de l'anonymat. Nous ne voulons pas entrer en conflit, c'est la seule façon d'imposer des réformes."
Les sujets qui fâchent ont été évités. A peine une tentative de réglementer le cahier des charges des télévisions publiques a-t-elle été amorcée par le gouvernement - elle reléguait les journaux télévisés en français en dehors des heures de grande écoute et imposait la diffusion de l'appel à la prière cinq fois par jour - que le projet a été révisé sous la pression du Palais, et les JT francophones réintégrés en prime time.
Présentée par le ministre de la justice, Mustapha Ramid, la réforme de la kafala, la procédure d'adoption d'enfant mineur spécifique au droit musulman qui interdit l'adoption plénière et exclut, désormais, les étrangers non résidents au Maroc est, elle, passée sans trop de vagues.
Le tempo est donné par le roi Mohammed VI, qui préside le conseil des ministres et fixe les priorités. Les prochaines lois organiques examinées auront trait à la création du Conseil national des langues et de la culture marocaine, qui consacre notamment la reconnaissance de l'amazighe, la langue berbère, et à la régionalisation du royaume - projet dans lequel figure le Sahara occidental.
Un subtil partage s'est instauré entre le "Makhzen", terme désignant les institutions royales, et l'exécutif issu des urnes. Le Palais a tout intérêt à ce que le gouvernement, où ne figure qu'une femme - Bassima Hakkaoui, ministre de la femme -, réussisse sans apparaître cependant trop conforté ; en quête de reconnaissance, les islamistes au pouvoir s'installent en douceur avec la perspective affichée de durer. De quoi neutraliser, du moins en surface, les tensions.
"Tout le monde a pensé que les choses s'étaient stabilisées, or elles ne le sont pas encore : nous sommes à la recherche d'un nouveau rythme que nous voulons démocratique", affirme Ali Bouabid, membre du bureau national de l'Union socialiste des forces populaires (USFP, opposition), par ailleurs délégué général de la Fondation Abderrahim-Bouabid, indépendante. "Les débats sur les lois organiques sont aussi importants que la Constitution, poursuit-il. Or il faut tenir compte à la fois des habitudes de la monarchie, qu'il ne faut pas bousculer, des mouvements de l'opinion publique, un acteur nouveau au Maroc, et des attentes ou des frustrations que la marmite du "printemps arabe" a fait exploser."
Derrière une unité de bon ton, sincère quand il s'agit de faire front commun face à une économie mal en point, se dissimule en réalité une lutte farouche. Le mot cohabitation est banni du vocabulaire marocain, mais il correspond à une réalité. Malgré les avancées de la nouvelle Constitution, qui ouvre la porte à une séparation des pouvoirs, le Palais conserve la haute main sur tous les grands domaines de la vie publique marocaine.
Lorsque début octobre, à la tête d'une imposante délégation de 300 personnes, Mohammed VI effectue une tournée dans les pays du Golfe (Arabie saoudite, Qatar, Emirats, Koweït et Jordanie) - voyage dont il reviendra avec la promesse de 5 milliards de dollars d'investissement (3,9 milliards d'euros) -, les ministres qui l'accompagnaient ont été relégués à de la figuration. "Sur plus d'un plan, le gouvernement préfère continuer à jouer un rôle d'intendance", observe Ali Bouabid.
Officiellement au nombre de 24, parmi lesquels la puissante conseillère sociale, Zoulikha Nasri, ou les anciens ministres des affaires étrangères et du tourisme Taïeb Fassi Fihri et Yassir Zenagui, les conseillers du Palais sont de plus en plus visibles, y compris dans les médias.
Au sein des nouvelles instances créées ou remodelées dans la foulée de la Constitution, des proches du Makhzen ont été nommés. Driss Jettou, ancien premier ministre - de 2002 à 2007 -, a pris les rênes de la Cour des comptes ; Chakib Benmoussa, ex-ministre de l'intérieur, celles du Conseil économique et social ; le militant des droits de l'homme Driss El Yazami, ancien président du très officiel Conseil de la communauté marocaine, dirige depuis mars 2011 le Conseil national des droits de l'homme... Sur toutes les autres nominations, censées relever désormais, pour une bonne part, du gouvernement et objet de la seule loi organique adoptée depuis son accession au pouvoir, le PJD fait le dos rond.
"Normalement, ce sujet aurait dû être un champ de bataille, mais non, rien", constate avec dépit Khadija Ryadi, présidente de l'Association marocaine des droits de l'homme (AMDH). "On revient presque à la case départ. La Constitution reste théorique. Elle est venue apaiser, calmer. Ce n'est pas suffisant, mais cela a réussi."
Pas de vagues. Les mots pour décrire les relations au sommet de l'exécutif marocain sont pesés, relus. "Il y a des attributions constitutionnelles claires, nous travaillons dans un cadre de coopération avec l'ensemble des institutions sous la conduite de Sa Majesté", avance Mustapha El Khalfi, ministre de la communication, 38 ans, benjamin de l'équipe du PJD entrée au gouvernement. "Nous avons choisi une troisième voie, entre révolution et continuité."
Sans barguigner, le "parti de la lanterne" endosse les mesures impopulaires jugées nécessaires pour redresser l'économie, ce que nul autre n'avait osé faire avant lui : hausse du prix de l'essence et du gazole (1 à 2 dirhams par litre, soit 10 à 20 centimes d'euro), sans doute la mesure la plus délicate ; suppression du paiement des jours de grève dans tous les secteurs publics, impensable encore récemment ; obligation pour tous les (nombreux) diplômés chômeurs de passer les concours avant d'entrer dans la fonction publique, à rebours de la politique pratiquée jusqu'alors. Autant d'étapes franchies avec succès.
Aujourd'hui durement réprimé, le Mouvement du 20 février, qui a contribué, en 2011, à insuffler les changements opérés au Maroc en réclamant plus de démocratie, s'est éteint, vidé de ses forces. "Les interventions de la police deviennent violentes, la situation en Syrie et en Libye est utilisée pour faire peur. Et pour montrer aux gens qu'il n'y a pas de changement pacifique", s'insurge Khadjia Ryadi.
Les journalistes sont parfois pris à partie dans les manifestations. Pour une dépêche qui a déplu, un journaliste de l'Agence France-Presse, Omar Brousky, s'est vu retirer son accréditation. Une décision prise "en haut lieu" et assumée par le PJD, qui a été la goutte d'eau de trop pour Karim Tazi, un des rares chefs d'entreprise de Casablanca à avoir publiquement soutenu le PJD en novembre 2011.
Aujourd'hui, l'homme d'affaires prend ses distances. "Passe encore l'incompétence économique du gouvernement, mais la déception est énorme dans le domaine des libertés, souligne-t-il. Le rappeur Mouad Al-Haqed [membre du Mouvement du 20 février] a été de nouveau emprisonné pour des motifs fallacieux, maintenant il y a l'affaire Brousky... Il ne faut plus rien dire ni faire qui indispose le monarque, c'est frappant pour tous ceux qui ont fréquenté [le premier ministre] Benkirane avant et après."
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Nul bruit de fureur comme en Tunisie autour de la politique menée par les islamistes. Pas de contestation pour demander le départ du roi comme en Jordanie - seuls une poignée de militants ont réclamé devant le Parlement, dimanche 18 novembre, une réduction du budget royal, estimé à environ 234 millions d'euros, avant d'être dispersés sans ménagements par la police.
Un an après les élections législatives du 25 novembre 2011 qui ont porté au pouvoir, pour la première fois, un parti islamiste, le Parti de la justice et du développement (PJD), le Maroc se fait discret sur la scène arabe
Rien, il ne se passe absolument rien !", éclate de rire Lahcen Daoudi, ministre de l'enseignement supérieur, cadre dirigeant du PJD, comme si c'était un gage de réussite. Ce "rien" commence un peu à agacer, au Maroc. Sur les vingt lois organiques destinées à mettre en oeuvre la nouvelle constitution adoptée par référendum le 1er juillet 2011, une seule a été votée par le Parlement depuis la formation, en janvier 2012, deux mois après les élections législatives, du gouvernement de coalition dominée par le PJD.
Aucun grand débat de société n'a été ouvert, aucune réforme d'ampleur n'a été lancée, malgré une situation économique dégradée, un taux de chômage qui avoisine les 30 % chez les jeunes et une protection sociale qui fait défaut à un quart de la population. 2012 a été une année de rodage entre le Palais et le gouvernement. Une "année blanche", disent les Marocains. Mais la cote de popularité d'Abdelillah Benkirane, le chef du gouvernement, est restée quasi intacte.
Accédant pour la première fois au pouvoir après des années d'opposition, les islamistes du "parti de la lanterne" - ainsi désigne-t-on parfois le PJD en raison de son logo - ont eu à coeur de se faire accepter aux yeux de l'opinion publique et surtout de la monarchie, dont ils n'ont jamais contesté la suprématie. "Depuis les années 1990, nous avons choisi cette ligne, décrypte un responsable du PJD sous le couvert de l'anonymat. Nous ne voulons pas entrer en conflit, c'est la seule façon d'imposer des réformes."
Les sujets qui fâchent ont été évités. A peine une tentative de réglementer le cahier des charges des télévisions publiques a-t-elle été amorcée par le gouvernement - elle reléguait les journaux télévisés en français en dehors des heures de grande écoute et imposait la diffusion de l'appel à la prière cinq fois par jour - que le projet a été révisé sous la pression du Palais, et les JT francophones réintégrés en prime time.
Présentée par le ministre de la justice, Mustapha Ramid, la réforme de la kafala, la procédure d'adoption d'enfant mineur spécifique au droit musulman qui interdit l'adoption plénière et exclut, désormais, les étrangers non résidents au Maroc est, elle, passée sans trop de vagues.
Le tempo est donné par le roi Mohammed VI, qui préside le conseil des ministres et fixe les priorités. Les prochaines lois organiques examinées auront trait à la création du Conseil national des langues et de la culture marocaine, qui consacre notamment la reconnaissance de l'amazighe, la langue berbère, et à la régionalisation du royaume - projet dans lequel figure le Sahara occidental.
Un subtil partage s'est instauré entre le "Makhzen", terme désignant les institutions royales, et l'exécutif issu des urnes. Le Palais a tout intérêt à ce que le gouvernement, où ne figure qu'une femme - Bassima Hakkaoui, ministre de la femme -, réussisse sans apparaître cependant trop conforté ; en quête de reconnaissance, les islamistes au pouvoir s'installent en douceur avec la perspective affichée de durer. De quoi neutraliser, du moins en surface, les tensions.
"Tout le monde a pensé que les choses s'étaient stabilisées, or elles ne le sont pas encore : nous sommes à la recherche d'un nouveau rythme que nous voulons démocratique", affirme Ali Bouabid, membre du bureau national de l'Union socialiste des forces populaires (USFP, opposition), par ailleurs délégué général de la Fondation Abderrahim-Bouabid, indépendante. "Les débats sur les lois organiques sont aussi importants que la Constitution, poursuit-il. Or il faut tenir compte à la fois des habitudes de la monarchie, qu'il ne faut pas bousculer, des mouvements de l'opinion publique, un acteur nouveau au Maroc, et des attentes ou des frustrations que la marmite du "printemps arabe" a fait exploser."
Derrière une unité de bon ton, sincère quand il s'agit de faire front commun face à une économie mal en point, se dissimule en réalité une lutte farouche. Le mot cohabitation est banni du vocabulaire marocain, mais il correspond à une réalité. Malgré les avancées de la nouvelle Constitution, qui ouvre la porte à une séparation des pouvoirs, le Palais conserve la haute main sur tous les grands domaines de la vie publique marocaine.
Lorsque début octobre, à la tête d'une imposante délégation de 300 personnes, Mohammed VI effectue une tournée dans les pays du Golfe (Arabie saoudite, Qatar, Emirats, Koweït et Jordanie) - voyage dont il reviendra avec la promesse de 5 milliards de dollars d'investissement (3,9 milliards d'euros) -, les ministres qui l'accompagnaient ont été relégués à de la figuration. "Sur plus d'un plan, le gouvernement préfère continuer à jouer un rôle d'intendance", observe Ali Bouabid.
Officiellement au nombre de 24, parmi lesquels la puissante conseillère sociale, Zoulikha Nasri, ou les anciens ministres des affaires étrangères et du tourisme Taïeb Fassi Fihri et Yassir Zenagui, les conseillers du Palais sont de plus en plus visibles, y compris dans les médias.
Au sein des nouvelles instances créées ou remodelées dans la foulée de la Constitution, des proches du Makhzen ont été nommés. Driss Jettou, ancien premier ministre - de 2002 à 2007 -, a pris les rênes de la Cour des comptes ; Chakib Benmoussa, ex-ministre de l'intérieur, celles du Conseil économique et social ; le militant des droits de l'homme Driss El Yazami, ancien président du très officiel Conseil de la communauté marocaine, dirige depuis mars 2011 le Conseil national des droits de l'homme... Sur toutes les autres nominations, censées relever désormais, pour une bonne part, du gouvernement et objet de la seule loi organique adoptée depuis son accession au pouvoir, le PJD fait le dos rond.
"Normalement, ce sujet aurait dû être un champ de bataille, mais non, rien", constate avec dépit Khadija Ryadi, présidente de l'Association marocaine des droits de l'homme (AMDH). "On revient presque à la case départ. La Constitution reste théorique. Elle est venue apaiser, calmer. Ce n'est pas suffisant, mais cela a réussi."
Pas de vagues. Les mots pour décrire les relations au sommet de l'exécutif marocain sont pesés, relus. "Il y a des attributions constitutionnelles claires, nous travaillons dans un cadre de coopération avec l'ensemble des institutions sous la conduite de Sa Majesté", avance Mustapha El Khalfi, ministre de la communication, 38 ans, benjamin de l'équipe du PJD entrée au gouvernement. "Nous avons choisi une troisième voie, entre révolution et continuité."
Sans barguigner, le "parti de la lanterne" endosse les mesures impopulaires jugées nécessaires pour redresser l'économie, ce que nul autre n'avait osé faire avant lui : hausse du prix de l'essence et du gazole (1 à 2 dirhams par litre, soit 10 à 20 centimes d'euro), sans doute la mesure la plus délicate ; suppression du paiement des jours de grève dans tous les secteurs publics, impensable encore récemment ; obligation pour tous les (nombreux) diplômés chômeurs de passer les concours avant d'entrer dans la fonction publique, à rebours de la politique pratiquée jusqu'alors. Autant d'étapes franchies avec succès.
Aujourd'hui durement réprimé, le Mouvement du 20 février, qui a contribué, en 2011, à insuffler les changements opérés au Maroc en réclamant plus de démocratie, s'est éteint, vidé de ses forces. "Les interventions de la police deviennent violentes, la situation en Syrie et en Libye est utilisée pour faire peur. Et pour montrer aux gens qu'il n'y a pas de changement pacifique", s'insurge Khadjia Ryadi.
Les journalistes sont parfois pris à partie dans les manifestations. Pour une dépêche qui a déplu, un journaliste de l'Agence France-Presse, Omar Brousky, s'est vu retirer son accréditation. Une décision prise "en haut lieu" et assumée par le PJD, qui a été la goutte d'eau de trop pour Karim Tazi, un des rares chefs d'entreprise de Casablanca à avoir publiquement soutenu le PJD en novembre 2011.
Aujourd'hui, l'homme d'affaires prend ses distances. "Passe encore l'incompétence économique du gouvernement, mais la déception est énorme dans le domaine des libertés, souligne-t-il. Le rappeur Mouad Al-Haqed [membre du Mouvement du 20 février] a été de nouveau emprisonné pour des motifs fallacieux, maintenant il y a l'affaire Brousky... Il ne faut plus rien dire ni faire qui indispose le monarque, c'est frappant pour tous ceux qui ont fréquenté [le premier ministre] Benkirane avant et après."
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