Il est difficile de surestimer l’influence politique de l’American Israeli Public Affairs Committee, ou AIPAC. Organisé dans chaque Etat américain, disposant d’un budget qui a quadruplé en six ans (1), assisté par ses cinquante-cinq mille adhérents (un nombre qui a quintuplé depuis 1981), il est devenu ce que le New York Times appelle un "modèle pour les autres lobbies", le "lobby le plus efficace", une "force majeure dans la politique américaine au Proche-Orient" .
A l’échelon du pays, les quelques dizaines de milliers de personnes qui participent aux diverses associations coordonnées par l’AIPAC ne représentent pas grand-chose. Mais sur le plan de l’organisation, la petite communauté qui milite en faveur d’Israël est exemplaire. Engagée, généreuse de son temps, de ses pressions et de son argent, elle fait souvent la différence. Les juifs américains n’approuvent pas tous l’inconditionnalité pro-israélienne de l’AIPAC ou sa tendance à soutenir les thèses du Likoud sur chacun des sujets qui suscite un débat en Israël. Mais le fait demeure : l’AIPAC est perçu comme le porte-parole des juifs américains au Congrès parce qu’il est infiniment mieux organisé que n’importe quelle autre organisation de leur communauté. Et, dans la mesure même où ce qu’il est maintenant convenu d’appeler" le lobby" tout court est efficace, les positions des responsables israéliens les plus intransigeants reçoivent un écho apprécié dans l’une des capitales mondiales dont les vues comptent. Leslie Gelb, éditorialiste au New York Times, a récemment observé : "Shamir et ses alliés peuvent résister à n’importe quelle pression de l’administration Bush. Ils savent que le Congrès refusera, quoi qu ’il arrive, d’envisager une réduction de l’aide américaine à Israël."
En novembre 1978, Nahum Goldmann, président du Congrès juif mondial, alla jusqu’à demander au président Carter de briser le "lobby juif" qu’il assimila à "une force de destruction", à "un obstacle à la paix au Proche- Orient" (2).
Onze ans plus tard, le "lobby" est plus fort que jamais. S’il a essuyé une défaite en décembre dernier avec l’ouverture du dialogue entre Washington et l’OLP, il a néanmoins réussi à faire bloquer toute vente d’armes aux pays arabes. Il a également garanti la progression d’une aide américaine à Israël qui dépasse aujourd’hui 3 milliards de dollars par an.
Le New York Times estime que "le lobby" peut compter sur un minimum de quarante à quarante-cinq sénateurs et sur deux cents des quatre cent trente-cinq représentants. Les pays arabes, qui plus d’une fois ont vu leurs requêtes rejetées par le Congrès en dépit du soutien de la Maison Blanche, n’ont pas manqué de noter le fait. Le roi Hussein de Jordanie déclarait en 1984 : "Les Etats-Unis ne peuvent se mouvoir qu’à l’intérieur des limites concédées par l’AIPAC et par Israël." (3) Ces limites sont fort étroites. L’un des rares membres du Congrès à qui il soit arrivé de critiquer l’influence de l’AIPAC (même s’il a en définitive -toujours voté en faveur des mesures réclamées par Israël) a observé qu’un élu du Parlement israélien était plus libre de critiquer la politique israélienne qu’un membre du Congrès (4).
Il y a une explication, et elle est simple. Dans un monde politique où la réélection est l’obsession constante, aucun législateur n’a jamais été battu pour cause d’inconditionnalité pro-israélienne. Bien au contraire. En dehors même des Etats où l’électorat juif est appréciable (New-York, New-Jersey, Illinois, Californie, Floride), un candidat a tout à perdre à ne pas soutenir Israël. Les juifs américains ne sont que six millions (2,6 % de la population), mais leur attachement à l’Etat hébreu est souvent absolu et ils sont prêts à récompenser de leurs voix et de leur argent (selon le magazine Forbes, 20 % des millionnaires - en dollars - sont d’origine juive) tout élu qui partagerait leurs convictions sur la question. Soutenir Israël est ainsi devenu pour nombre de sénateurs un moyen commode de s’assurer les fonds nécessaires à la conduite d’une campagne et, en même temps, d’en interdire l’accès à un rival éventuel.
Dans ce domaine, le lobby pro-israélien a prouvé sa subtilité politique. Alors que l’organisation est très largement financée par les juifs américains dont les sensibilités politiques se situent majoritairement sur la gauche du parti démocrate, l’AIPAC a soutenu un certain nombre de sénateurs républicains conservateurs dès lors que ceux-ci avaient défendu les positions de Jérusalem. Plusieurs candidats démocrates, à la fois juifs, pro-israéliens et progressistes ont ainsi été informés que, compte tenu des votes du républicain sortant sur la question du Proche- Orient, aucun soutien ne leur serait apporté s’ils décidaient de se présenter contre lui (5).
Récompenser ses amis et punir ses adversaires, le principe n’est guère discutable. Le problème, c’est que, les adversaires n’existant guère, l’AIPAC a franchi le pas en menant campagne contre des élus dont le seul tort était d’avoir critiqué si peu que ce soit les politiques du gouvernement de Jérusalem. En 1982, M. Paul Findley, élu républicain d’une circonscription rurale de l’Illinois, perdait son siège à l’issue d’une carrière de vingt-deux ans à la Chambre des représentants. Le lobby pro-israélien joua un rôle-clé dans cette affaire en versant plus de 100 000 dollars au concurrent démocrate pourtant totalement inconnu. M. Findley avait eu le tort de rencontrer M. Yasser Arafat et de préconiser ce que le Wall Street Journal appela une "politique plus équilibrée au Proche-Orient". Dès lors, même ses amis républicains l’abandonnèrent dans sa campagne de réélection, à l’exception, toutefois - et c’est une exception de taille, - du vice-président de l’époque : M. George Bush (6).
De manière presque prémonitoire, le Wall Street Journal annonçait en 1983 que "ce qui est arrivé à Findley pourrait bien arriver au sénateur Percy" (7). De fait, l’année suivante, M. Charles Percy, le président (républicain) de la commission des affaires étrangères du Sénat, devint la cible du lobby pro-israélien. L’AIPAC coordonna à la fois le financement d’un adversaire républicain lors des primaires (à concurrence de 300 000 dollars) et celui de la campagne du candidat démocrate lors de l’élection générale (pour un total de 3 millions de dollars). Le démocrate Paul Simon, un des législateurs les plus pro-israéliens du Congrès, l’emporta de justesse. M. Thomas Dine, directeur de l’AIPAC, commenta l’événement en ces termes : "Tous les juifs américains se sont rassemblés pour assurer la défaite de Percy. Les candidats à une responsabilité politique ont maintenant compris le message." L’AIPAC ne l’emporte pas à tous les coups mais, en 1984, trois des sénateurs qui, comme M. Percy, avaient eu le tort d’approuver la vente d’avions de reconnaissance AWACS à l’Arabie saoudite perdirent leur siège. Et, à l’issue des élections sénatoriales de 1986, M. Thomas Dine était en droit de se réjouir : sur les treize nouveaux élus, huit étaient plus favorables à Israël que leurs prédécesseurs. Les cinq autres l’étaient tout autant.
L’influence du lobby pro-israélien sur le Congrès est d’autant plus appréciable que les législateurs ont le pouvoir de s’opposer à toute fourniture d’armes à un pays étranger. Ils ont aussi la responsabilité de déterminer le montant dé l’aide extérieure. Dans le domaine des ventes d’armes, la "bataille des AWACS" de 1981 est restée dans les mémoires.
Face au président Reagan, à ses trois prédécesseurs (MM. Carter, Ford et Nixon), au "complexe militaro-industriel" et à l’un des principaux alliés arabes des Etats-Unis, l’AIPAC échoua mais de justesse (52 voix contre 48) dans ses efforts pour bloquer la vente d’avions de reconnaissance à l’Arabie saoudite. Cette défaite fut aussi la dernière. Certains des récalcitrants ont été "punis", les autres ont "compris le message". En 1985, soixante-quatorze sénateurs annoncèrent leur opposition à toute livraison d’armes à la Jordanie ; en 1987, le Congrès bloqua la vente de mille six cents missiles Maverick à l’Arabie saoudite.
Lorsqu’il s’est agi en revanche de financer sur fonds publics américains la construction en Israël d’un avion de combat, le Lavi, qui ferait concurrence au F-16 de Géneral Dynamic et au F20 de Northtrop, ce fut une bousculade pour savoir qui serait au Congrès le parrain de la mesure. En dépit de l’opposition de l’AFL-CIO, du Pentagone et des sociétés aéronautiques américaines, trois cent soixante-dix-neuf membres de la Chambre des représentants (près de 90 % du total) votèrent les 550 millions de dollars de crédit pour le Lavi. Et, pourtant, le projet n’était pas viable : M. Itzhak Rabin lui-même s’y était opposé jusqu’au jour où on lui fit valoir que les Etats-Unis financeraient 99 % des coûts de production et de développement (8). En fin de compte, le cabinet israélien renoncera à poursuivre la construction en août 1987. En échange, l’Etat hébreu réclama une compensation américaine sous forme d’aide accrue. La requête fut aussitôt satisfaite.
a suivre
A l’échelon du pays, les quelques dizaines de milliers de personnes qui participent aux diverses associations coordonnées par l’AIPAC ne représentent pas grand-chose. Mais sur le plan de l’organisation, la petite communauté qui milite en faveur d’Israël est exemplaire. Engagée, généreuse de son temps, de ses pressions et de son argent, elle fait souvent la différence. Les juifs américains n’approuvent pas tous l’inconditionnalité pro-israélienne de l’AIPAC ou sa tendance à soutenir les thèses du Likoud sur chacun des sujets qui suscite un débat en Israël. Mais le fait demeure : l’AIPAC est perçu comme le porte-parole des juifs américains au Congrès parce qu’il est infiniment mieux organisé que n’importe quelle autre organisation de leur communauté. Et, dans la mesure même où ce qu’il est maintenant convenu d’appeler" le lobby" tout court est efficace, les positions des responsables israéliens les plus intransigeants reçoivent un écho apprécié dans l’une des capitales mondiales dont les vues comptent. Leslie Gelb, éditorialiste au New York Times, a récemment observé : "Shamir et ses alliés peuvent résister à n’importe quelle pression de l’administration Bush. Ils savent que le Congrès refusera, quoi qu ’il arrive, d’envisager une réduction de l’aide américaine à Israël."
En novembre 1978, Nahum Goldmann, président du Congrès juif mondial, alla jusqu’à demander au président Carter de briser le "lobby juif" qu’il assimila à "une force de destruction", à "un obstacle à la paix au Proche- Orient" (2).
Onze ans plus tard, le "lobby" est plus fort que jamais. S’il a essuyé une défaite en décembre dernier avec l’ouverture du dialogue entre Washington et l’OLP, il a néanmoins réussi à faire bloquer toute vente d’armes aux pays arabes. Il a également garanti la progression d’une aide américaine à Israël qui dépasse aujourd’hui 3 milliards de dollars par an.
Le New York Times estime que "le lobby" peut compter sur un minimum de quarante à quarante-cinq sénateurs et sur deux cents des quatre cent trente-cinq représentants. Les pays arabes, qui plus d’une fois ont vu leurs requêtes rejetées par le Congrès en dépit du soutien de la Maison Blanche, n’ont pas manqué de noter le fait. Le roi Hussein de Jordanie déclarait en 1984 : "Les Etats-Unis ne peuvent se mouvoir qu’à l’intérieur des limites concédées par l’AIPAC et par Israël." (3) Ces limites sont fort étroites. L’un des rares membres du Congrès à qui il soit arrivé de critiquer l’influence de l’AIPAC (même s’il a en définitive -toujours voté en faveur des mesures réclamées par Israël) a observé qu’un élu du Parlement israélien était plus libre de critiquer la politique israélienne qu’un membre du Congrès (4).
Il y a une explication, et elle est simple. Dans un monde politique où la réélection est l’obsession constante, aucun législateur n’a jamais été battu pour cause d’inconditionnalité pro-israélienne. Bien au contraire. En dehors même des Etats où l’électorat juif est appréciable (New-York, New-Jersey, Illinois, Californie, Floride), un candidat a tout à perdre à ne pas soutenir Israël. Les juifs américains ne sont que six millions (2,6 % de la population), mais leur attachement à l’Etat hébreu est souvent absolu et ils sont prêts à récompenser de leurs voix et de leur argent (selon le magazine Forbes, 20 % des millionnaires - en dollars - sont d’origine juive) tout élu qui partagerait leurs convictions sur la question. Soutenir Israël est ainsi devenu pour nombre de sénateurs un moyen commode de s’assurer les fonds nécessaires à la conduite d’une campagne et, en même temps, d’en interdire l’accès à un rival éventuel.
Dans ce domaine, le lobby pro-israélien a prouvé sa subtilité politique. Alors que l’organisation est très largement financée par les juifs américains dont les sensibilités politiques se situent majoritairement sur la gauche du parti démocrate, l’AIPAC a soutenu un certain nombre de sénateurs républicains conservateurs dès lors que ceux-ci avaient défendu les positions de Jérusalem. Plusieurs candidats démocrates, à la fois juifs, pro-israéliens et progressistes ont ainsi été informés que, compte tenu des votes du républicain sortant sur la question du Proche- Orient, aucun soutien ne leur serait apporté s’ils décidaient de se présenter contre lui (5).
Récompenser ses amis et punir ses adversaires, le principe n’est guère discutable. Le problème, c’est que, les adversaires n’existant guère, l’AIPAC a franchi le pas en menant campagne contre des élus dont le seul tort était d’avoir critiqué si peu que ce soit les politiques du gouvernement de Jérusalem. En 1982, M. Paul Findley, élu républicain d’une circonscription rurale de l’Illinois, perdait son siège à l’issue d’une carrière de vingt-deux ans à la Chambre des représentants. Le lobby pro-israélien joua un rôle-clé dans cette affaire en versant plus de 100 000 dollars au concurrent démocrate pourtant totalement inconnu. M. Findley avait eu le tort de rencontrer M. Yasser Arafat et de préconiser ce que le Wall Street Journal appela une "politique plus équilibrée au Proche-Orient". Dès lors, même ses amis républicains l’abandonnèrent dans sa campagne de réélection, à l’exception, toutefois - et c’est une exception de taille, - du vice-président de l’époque : M. George Bush (6).
De manière presque prémonitoire, le Wall Street Journal annonçait en 1983 que "ce qui est arrivé à Findley pourrait bien arriver au sénateur Percy" (7). De fait, l’année suivante, M. Charles Percy, le président (républicain) de la commission des affaires étrangères du Sénat, devint la cible du lobby pro-israélien. L’AIPAC coordonna à la fois le financement d’un adversaire républicain lors des primaires (à concurrence de 300 000 dollars) et celui de la campagne du candidat démocrate lors de l’élection générale (pour un total de 3 millions de dollars). Le démocrate Paul Simon, un des législateurs les plus pro-israéliens du Congrès, l’emporta de justesse. M. Thomas Dine, directeur de l’AIPAC, commenta l’événement en ces termes : "Tous les juifs américains se sont rassemblés pour assurer la défaite de Percy. Les candidats à une responsabilité politique ont maintenant compris le message." L’AIPAC ne l’emporte pas à tous les coups mais, en 1984, trois des sénateurs qui, comme M. Percy, avaient eu le tort d’approuver la vente d’avions de reconnaissance AWACS à l’Arabie saoudite perdirent leur siège. Et, à l’issue des élections sénatoriales de 1986, M. Thomas Dine était en droit de se réjouir : sur les treize nouveaux élus, huit étaient plus favorables à Israël que leurs prédécesseurs. Les cinq autres l’étaient tout autant.
L’influence du lobby pro-israélien sur le Congrès est d’autant plus appréciable que les législateurs ont le pouvoir de s’opposer à toute fourniture d’armes à un pays étranger. Ils ont aussi la responsabilité de déterminer le montant dé l’aide extérieure. Dans le domaine des ventes d’armes, la "bataille des AWACS" de 1981 est restée dans les mémoires.
Face au président Reagan, à ses trois prédécesseurs (MM. Carter, Ford et Nixon), au "complexe militaro-industriel" et à l’un des principaux alliés arabes des Etats-Unis, l’AIPAC échoua mais de justesse (52 voix contre 48) dans ses efforts pour bloquer la vente d’avions de reconnaissance à l’Arabie saoudite. Cette défaite fut aussi la dernière. Certains des récalcitrants ont été "punis", les autres ont "compris le message". En 1985, soixante-quatorze sénateurs annoncèrent leur opposition à toute livraison d’armes à la Jordanie ; en 1987, le Congrès bloqua la vente de mille six cents missiles Maverick à l’Arabie saoudite.
Lorsqu’il s’est agi en revanche de financer sur fonds publics américains la construction en Israël d’un avion de combat, le Lavi, qui ferait concurrence au F-16 de Géneral Dynamic et au F20 de Northtrop, ce fut une bousculade pour savoir qui serait au Congrès le parrain de la mesure. En dépit de l’opposition de l’AFL-CIO, du Pentagone et des sociétés aéronautiques américaines, trois cent soixante-dix-neuf membres de la Chambre des représentants (près de 90 % du total) votèrent les 550 millions de dollars de crédit pour le Lavi. Et, pourtant, le projet n’était pas viable : M. Itzhak Rabin lui-même s’y était opposé jusqu’au jour où on lui fit valoir que les Etats-Unis financeraient 99 % des coûts de production et de développement (8). En fin de compte, le cabinet israélien renoncera à poursuivre la construction en août 1987. En échange, l’Etat hébreu réclama une compensation américaine sous forme d’aide accrue. La requête fut aussitôt satisfaite.
a suivre
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