Annonce

Réduire
Aucune annonce.

TUNISIE :La trahison

Réduire
X
 
  • Filtre
  • Heure
  • Afficher
Tout nettoyer
nouveaux messages

  • TUNISIE :La trahison

    C’était le 23 janvier 2012. La révolution avait fêté son premier anniversaire neuf jours plus tôt. Deux hommes sortent du Palais de justice de Tunis. Ils marchent, le pas pressé, vite encerclés et insultés par un groupe hostile. Ziad Krichen, directeur du quotidien arabophone « Le Maghreb », et Hamadi Redissi, professeur de sciences politique et essayiste surdoué( « Le pacte de Nadjd » et « la tragédie de l’islam moderne » parus au Seuil ), viennent de témoigner en faveur de Nabil Karoui, le directeur de la chaine de télévision Nessma. Karoui est sous le coup d’une accusation d’offense à l’islam pour avoir diffusé le film de Marjane Satrapi « Persépolis ». Ils se hâtent, sans répondre aux cris de haine qui fusent. Mais Ziad Krichen est frappé, Redissi tabassé lui aussi. Dans le tumulte, les agresseurs se dispersent et disparaissent.


    Un an plus tard. Nous sommes le 14 janvier 2013. Sidi Bou Saïd, le paradis bleu de la Tunisie touristique et solaire, voit son ciel pur couvert de cendres : un commando salafiste a brûlé ce week-end le mausolée du saint local, le marabout qui a donné son nom au village. Tout le monde connaît Sidi Bou Saïd, ses terrasses et sa douceur de vivre qui a tenté de résister à tout, au fil des tumultes. En Tunisie comme en France, les multiples amis du village sont sous le choc.


    Les incendiaires ont disparu. Leur credo est le même que celui des djihadistes de Tombouctou qui ont détruit les mausolées de l’antique civilisation malienne : tout brûler. Tout. Le djihadisme s’est faufilé au cœur de la douceur.


    Ces deux dates ouvrent et ferment un cycle pendant lequel la Tunisie n’a pas fait « l’apprentissage difficile de la démocratie », comme les beaux esprits le répétent à satiété, pour se rassurer : elle a plutôt renoué avec le mensonge et la trahison que les révolutionnaires croyaient avoir renversés à jamais.


    En janvier 2012, l’agression contre le journaliste et l’écrivain n’inquiète pas outre-mesure le gouvernement Ennahda. Le nouveau pouvoir n’aime ni les journalistes ni les écrivains. Il leur préfère « le peuple », d’après ce que les officiels islamistes laissent régulièrement entendre. Pourtant, deux semaines plus tôt, le 5 janvier 2012, le contact d’une délégation ministérielle avec « le peuple », à Gafsa, dans le bassin minier des phosphates, ne s’est pas très bien passé. Un chômeur s’est immolé par le feu devant le siège du gouvernorat. Ce geste, tragique mimétisme de l’acte fondateur de la révolution, l’immolation de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid le 17 décembre 2010, n’a pas fait les gros titres. Gafsa souffre comme elle souffrait sous Ben Ali. Elle a son suicidé et ses manifestants qui dénoncent, comme sous Ben Ali, la politique des passe-droits pour les recrutements et la corruption qui règne au sein de l’administration.


    Quand le peuple ne crie pas « Allah ! », Ennahda n’aime pas ça. Quand le peuple est le peuple -laborieux, révolté, syndiqué- Ennahda voit rouge ou vert. Ou bien noir, la couleur du drapeau salafiste, celui de ses « enfants » comme les nomme avec bonté Rached Ghannouchi, le grand-père à la barbe fleurie de fatwas doucereuses.


    Tout au long de l’année 2012, les révoltes se multiplient d’un bout à l’autre du pays. Les émeutes aussi. On se croirait en Algérie, mais sans le pétrole qui permet aujourd’hui d’apaiser en un clin d’œil, et en surface, la mal-vie des Algériens. En Tunisie, l’économie va mal. Le déficit commercial extérieur bat des records : 10 milliards de dinars tunisiens, encore plus qu’en 2011. Le tourisme a chuté de 56% par rapport à 2010. A Sidi Bouzid, Kasserine, Gabès, les manifestations se succèdent.La violence flambe. La plupart des rassemblements organisés par les cellules locales de l’UGTT, l’Union générale des Travailleurs Tunisiens, sont attaqués par des supporters d’Ennahda, généralement membres des « Ligues de protection de la Révolution ». Veulent-ils la protéger ou la liquider, cette révolution sacrée ?


    On retrouve les ligueurs en force et en nombre partout où une opposition au gouvernement veut faire entendre sa voix. Leurs cibles privilégiées sont les journalistes et les syndicalistes. Parmi les libertés constamment attaquées par Ben Ali, autrement dit intégralement niées, la liberté de la presse et la liberté syndicale occupaient, on s’en souvient, la première place. Ennahda paraît avoir retenu la leçon.


    En même temps que les manifestations d’ouvriers, de mineurs et de chômeurs sont réprimées par la police et les membres des Ligues, les journalistes sont l’objet d’un harcèlement constant. Les medias sont attaqués sur deux fronts : par les salafistes et par le pouvoir. D’un côté, les salafistes multiplient les menaces en dénonçant la pseudo-traitrise des journalistes, accusés d’être des « résidus » du RCD. Pour les terroriser, on agite des flacons de vitriol au nez des femmes !


    De l’autre, le gouvernement s’efforce de mettre la presse sous contrôle en nommant des directeurs de chaine et de journaux à sa botte, n’hésitant même pas à puiser dans le vivier des anciens Benalistes. Ubu s’est installé à la Kasbah comme à Carthage où le président Moncef Marzouki semble planer dans les limbes de sa nouvelle gloire islamo-compatible. Une grève massive des medias contrarie momentanément les projets de contrôle d’Ennahda. Mais les Ligues ne lâchent pas l’affaire. En décembre 2012, à Sousse, on entendra crier « Information, on veut ta peau ! »...


    Les syndicalistes, ensuite, sont régulièrement, voire mortellement visés. D’autant qu’ils constituent le réservoir d’une opposition déterminée, en cours de structuration et d’unification dans la perspective du second round électoral prévu en 2013, à l’automne peut-être.


    L’été 2012, marqué par les attaques contre une exposition d’artistes à la Marsa, des incendies répétés de mausolées de marabout ( 14 au total aujourd’hui avec la destruction de celui de Sidi Bou Saïd), glisse en pente rude vers l’apogée du salafisme : l’attaque de l’ambassade américaine le 14 septembre, quelques jours après l’attaque, en Libye, du consulat de Benghazi et le meurtre de l’ambassadeur US.


    Cette attaque à Tunis, qui fera 4 morts, marque-t-elle un avant et un après dans la politique du pouvoir islamiste ? Pas sûr.


    Marianne avait révélé à l’époque la collusion entre les officiels d’Ennahda et les commandos armés décidés à donner l’attaque à l’ambassade en riposte à une vidéo présentant l’islam de façon caricaturale. Des représentants du parti avaient assisté à la réunion de préparation de l’opération. Ils s’étaient engagés auprès des djihadistes à ne rien faire pour l’empêcher. Le ministre de l’Intérieur comme le Premier ministre furent mis au parfum. Pas de réaction. Accord parfait dans l’ombre entre islamistes « modérés » et djihadistes acérés !


    La police mit un temps fou à réagir, alors que les murs de l’ambassade étaient déjà escaladés. Un représentant de Hamadi Jabali, le Premier ministre, nous confiera, deux mois plus tard, à Paris : « Les renforts étaient à une heure de là ! Et il y avait des embouteillages... » Parbleu.


    Pire encore : l’organisateur de l’opération, le prédicateur Abou Iyadh, s’est évanoui dans la nature et personne ne semble vraiment avoir envie de le chercher. Une nature très urbaine : la banlieue populaire d’Ettadhamen, puis sa mosquée favorite, au cœur de Tunis, près du lieu-dit le Passage, à cinq minutes de l’avenue Bourguiba. La vérité oblige à dire qu’on expédia des forces de police mais qu’on renonça à les faire intervenir pour arrêter le chef djihadiste tant les officiels redoutaient la réaction de ses amis !


    A la place, on arrêta un autre exalté qui purge 4 mois de prison.


    Après ces événements, Washington donna de la voix. Il fallut donc donner des gages. Effectivement, des salafistes furent jetés en prison. Le chef du commando qui semait la terreur à la faculté de la Manouba depuis novembre 2011 ( voir nos chroniques régulières sur le doyen Habib Kazdaghli) entama une grève de la faim et en mourut. Un exemple...à la Ben Ali ? Il eût été préférable qu’il restât en vie pour que les fils de la toile d’araignée salafiste puissent être reconstitués par des enquêteurs respectueux des hommes, du droit et de la vérité.


    Pendant toute cette année d’émeutes, de terreur et de désillusions, se poursuivait en cahotant la rédaction de la Constitution. Elle est loin d’être achevée. Le projet divise la société. L’article qui éliminait l’égalité des femmes pour lui substituer le concept candide et pervers de « complémentarité » a finalement été abandonné. Les femmes sont descendues protester dans la rue. Comme lorsqu’une jeune fille violée par des policiers a été accusée de comportement indécent. Les Tunisiennes, musulmanes pratiquantes ou non, en voile ou cheveux au vent, commencent toutes à en avoir par dessus la tête de ces islamistes hantés davantage par les bonnes mœurs et le contrôle des femmes que par la bonne marche du pays.


    Les rangs des opposants se renforcent. Ils ont un leader et un parti désormais : le vieux Beji Caid Essebsi repart au combat à la tête de « Nidaa Tounes ». N’a-t-il pas mené la transition jusqu’aux élections ? Le bourguibiste fait peur. Alors on lui tue un de ses hommes, Lotfi Naguedh, le coordinateur du mouvement à Tataouine, le 18 octobre. Et on attaque la salle où lui-même tient congrès à Djerba, le 21 décembre. « On voulait me tuer ! » affirme l’ancien Premier ministre. Encore les « Ligues ».


    La réalité est là : le pouvoir islamiste a peur de perdre le peuple. Ce peuple qui ne lui convient pas. Tous murmurent à Tunis qu’Ennahda ne reculera devant rien, aucune violence, aucune provocation, pour conserver le pouvoir. Le pouvoir a incarcéré quelques salafistes pour apaiser Washington mais il en laisse la plupart dans la nature pour semer les troubles nécessaires à la déstabilisation d’un pays qu’il veut à jamais islamiste. Les preuves de la trahison s’accumulent chaque jour. L’opposition aurait toutes les cartes en main, si elle savait et pouvait s’unir, pour vaincre les islamistes aux prochaines élections.


    Le 13 janvier, le président Moncef Marzouki, l’allié sans état d’âme d’Ennahda, en visite au mausolée noirci de Sidi Bou Saïd, a été accueilli aux cris de « Dégage !

    MARIANNE
Chargement...
X