Son compagnon, tazir, témoigne
Nous sommes en 1942, le débarquement des Alliés, principalement les forces anglo-américaines, a eu lieu le 8 novembre. Nous, les jeunes de cette époque, nous sortions à peine de l’adolescence.
L’école que je fréquentais, un cours complémentaire qui préparait au brevet élémentaire (BE) est occupée par les soldats alliés. Seul «indigène» dans ma classe, c’était pour moi l’abandon définitif des études, malgré ma forte envie de m’instruire. Les élèves européens étaient dans leur totalité transférés dans une école de la périphérie d’Alger. Les contacts entre les jeunes musulmans des divers quartiers se multipliaient.
Nos têtes bouillonnaient d’idées. On se posait des questions :
tous les postes d’autorité et bien d’autres encore sont occupés uniquement par les Européens. Pourquoi ? Les écoles, où notre langue arabe est bannie, nous sont fermées, sauf pour une infime minorité. Pourquoi ? En classe, ceux des Algériens qui avaient la chance d’y être admis, comme moi, se sentaient étrangers et hostiles à ce drapeau bleu, blanc, rouge que le régime de l’époque faisait saluer chaque matin. Pourquoi ?
Notre langue maternelle était non seulement considérée comme une langue étrangère, mais encore pourchassée, puisqu’à l’école primaire il nous était interdit de la parler en cour de récréation. Lorsque par hasard nous nous trouvions parmi la foule des spectateurs du défilé militaire du 14 juillet que les Français organisaient chaque année pour célébrer la fin de la tyrannie chez eux, nous nous sentions secoués par le défi. Pourquoi ? Que représentait pour nous cette cérémonie ? Pourquoi n’avions-nous pas nous aussi notre armée, notre drapeau ? Telles étaient quelques-unes des multiples questions que les jeunes se posaient.
Dans nos rencontres et nos discussions, nous commencions à admettre la nécessité de «faire quelque chose». Allions-nous rester les bras croisés ? Les plus lucides parmi nous répondaient : «Il faut nous organiser ! Créer une organisation.» Et c’était ainsi que de nombreuses idées germaient dans l’esprit des jeunes des années 1942-1943. Toutes ces idées avaient pour fondement la nécessité d’entreprendre une lutte organisée pour changer notre destin, nous donner une raison de lutter et de vivre debout.
Nos rencontres se déroulaient dans les cafés, dans les fêtes de famille, dans la forêt toute proche du Fort des arcades qui surplombe le quartier de Belcourt. Et ce fut la création du Comité de la jeunesse de Belcourt (CJB), né tel un champignon sur un terrain fertilisé par la politique coloniale de la France, qui s’acharnait depuis plus de cent ans par tous les moyens à soumettre notre peuple, en lui fermant toute issue pour retrouver sa dignité et sa fierté. Nous n’avions encore aucune idée ni du programme de ce comité ni de ses moyens d’action. Nous étions d’accord sur un seul point, il fallait s’organiser et se préparer clandestinement pour une action directe le moment venu.
Chaque membre du comité était chargé de recruter les jeunes de son quartier. Les premiers membres fondateurs de ce comité, les jeunes Mohamed Belouizdad, Ahmed Mahsas, M’hamed Yousfi, Hammouda Larab, M’hamed Bacha Tazir s’engagèrent à recruter, chacun dans son quartier, le maximum de jeunes. A une de nos premières réunions, où les décisions sans qu’on s’en rendit compte se prenaient d’une manière collégiale, il fut décidé, sur proposition de Mohamed Belouizdad, que notre organisation soit intégrée comme mouvement jeune au Parti du peuple Algérien (PPA).
Belouizdad nous expliquait que c’était le seul parti vraiment nationaliste et révolutionnaire dont le programme était clair, à savoir l’indépendance de l’Algérie et qui préconisait le seul et unique moyen d’atteindre ce but, à savoir l’action des masses populaires dont nous, les jeunes, devrions être l’avant-garde.
Notre jeunesse, marquée par les épreuves de l’oppression coloniale, s’est révélée d’une maturité étonnante et, en peu de temps, notre organisation prit une telle ampleur qu’elle surprit même les responsables du parti au plus haut niveau. Le parti était à ce moment vraiment en perte de vitesse, traumatisé par une terrible répression.
Presque tous les dirigeants et militants connus avaient été arrêtés et condamnés à de lourdes peines de travaux forcés. Notre comité, avec l’organisation des autres jeunes de la capitale et des principales villes du pays, allait insuffler un sang nouveau au parti, lui donner une nouvelle jeunesse, le secouer de sa léthargie. Ainsi, le redressement du seul parti révolutionnaire est venu de la base, de sa jeunesse.
Le CJB étant formé de membres égaux, le moment était arrivé, devant le succès du recrutement et de la diversité des tâches à accomplir, de désigner par nous le «primus inter pares», un coordinateur. Et chose extraordinaire, comme un seul homme, nous désignâmes à l’unanimité et sans qu’il fût candidat Mohamed Belouizdad à la tête du Comité de la jeunesse de Belcourt. Mohamed déployera une intense activité et montrera un talent d’organisateur peu commun, qui le révéla rapidement aux instances supérieures du parti.
La première grande décision du CJB fut la création d’un journal clandestin.
Mohamed lui donna le titre d’El Watan (La patrie). Ce fut une modeste feuille tapée à la machine et reproduite en plusieurs exemplaires à l’aide de papier carbone. Les premiers articles furent rédigés par Belouizdad et Mahsas. Plus tard, nous nous sommes débrouillé une petite imprimerie manuelle, dont Mahsas s’est fait le spécialiste. Mais l’expérience du journal fut rapidement stoppée sur ordre des hautes instances du parti, après seulement quelques numéros. Peu de temps après en effet, le parti faisait paraître le journal L’Action algérienne qui était bien imprimé et distribué clandestinement uniquement aux militants, lesquels le diffusaient au sein du peuple. Mohamed menait à travers l’organisation une activité incessante. Elle révéla progressivement sa forte personnalité et s’imposa très vite à l’ensemble des militants. Il était un exemple pour nous tous par son courage à toute épreuve, sa modestie et sa simplicité proverbiales.
Son intelliqence supérieure nous fascinait, il était le seul à ne susciter aucune jalousie ni contestation de la part des militants. Il avait une vision prospective extraordinaire et une grande lucidité. Il nous disait durant les années 1940, par exemple : «Le point noir du problème algérien, c’est le million d’Européens». Prédiction qui s’est révélée exacte. En effet, si la lutte armée a duré près de huit ans, c’est précisément à cause de ce «point noir» qui inquiétait déjà Mohamed une dizaine d’années avant le déclenchement de la Révolution, le 1er Novembre 1954, et qui a fait reculer, par les manifestations racistes des pieds-noirs de février 1956, le gouvernement de Guy Mollet, qui s’apprêtait à entamer des négociations avec le FLN.
Ce recul du gouvernement socialiste français prolongea ainsi la guerre de plus de six ans. La présence de ce million d’Européens, prépondérant dans tous les domaines, résultat de la politique de peuplement du gouvernement français depuis la conquête, constituait un véritable danger pour l’avenir du peuple algérien. Mohamed Belouizdad était respecté, admiré et aimé non seulement par la hiérarchie du parti et des militants, mais même par les truands du quartier qui n’acceptaient que son autorité. D’ailleurs, la plupart ont fini par adhérer au parti et beaucoup parmi eux sont tombés, après Novembre 1954, les armes à la main, ou torturés à mort par les forces armées françaises.
à suivre
Nous sommes en 1942, le débarquement des Alliés, principalement les forces anglo-américaines, a eu lieu le 8 novembre. Nous, les jeunes de cette époque, nous sortions à peine de l’adolescence.
L’école que je fréquentais, un cours complémentaire qui préparait au brevet élémentaire (BE) est occupée par les soldats alliés. Seul «indigène» dans ma classe, c’était pour moi l’abandon définitif des études, malgré ma forte envie de m’instruire. Les élèves européens étaient dans leur totalité transférés dans une école de la périphérie d’Alger. Les contacts entre les jeunes musulmans des divers quartiers se multipliaient.
Nos têtes bouillonnaient d’idées. On se posait des questions :
tous les postes d’autorité et bien d’autres encore sont occupés uniquement par les Européens. Pourquoi ? Les écoles, où notre langue arabe est bannie, nous sont fermées, sauf pour une infime minorité. Pourquoi ? En classe, ceux des Algériens qui avaient la chance d’y être admis, comme moi, se sentaient étrangers et hostiles à ce drapeau bleu, blanc, rouge que le régime de l’époque faisait saluer chaque matin. Pourquoi ?
Notre langue maternelle était non seulement considérée comme une langue étrangère, mais encore pourchassée, puisqu’à l’école primaire il nous était interdit de la parler en cour de récréation. Lorsque par hasard nous nous trouvions parmi la foule des spectateurs du défilé militaire du 14 juillet que les Français organisaient chaque année pour célébrer la fin de la tyrannie chez eux, nous nous sentions secoués par le défi. Pourquoi ? Que représentait pour nous cette cérémonie ? Pourquoi n’avions-nous pas nous aussi notre armée, notre drapeau ? Telles étaient quelques-unes des multiples questions que les jeunes se posaient.
Dans nos rencontres et nos discussions, nous commencions à admettre la nécessité de «faire quelque chose». Allions-nous rester les bras croisés ? Les plus lucides parmi nous répondaient : «Il faut nous organiser ! Créer une organisation.» Et c’était ainsi que de nombreuses idées germaient dans l’esprit des jeunes des années 1942-1943. Toutes ces idées avaient pour fondement la nécessité d’entreprendre une lutte organisée pour changer notre destin, nous donner une raison de lutter et de vivre debout.
Nos rencontres se déroulaient dans les cafés, dans les fêtes de famille, dans la forêt toute proche du Fort des arcades qui surplombe le quartier de Belcourt. Et ce fut la création du Comité de la jeunesse de Belcourt (CJB), né tel un champignon sur un terrain fertilisé par la politique coloniale de la France, qui s’acharnait depuis plus de cent ans par tous les moyens à soumettre notre peuple, en lui fermant toute issue pour retrouver sa dignité et sa fierté. Nous n’avions encore aucune idée ni du programme de ce comité ni de ses moyens d’action. Nous étions d’accord sur un seul point, il fallait s’organiser et se préparer clandestinement pour une action directe le moment venu.
Chaque membre du comité était chargé de recruter les jeunes de son quartier. Les premiers membres fondateurs de ce comité, les jeunes Mohamed Belouizdad, Ahmed Mahsas, M’hamed Yousfi, Hammouda Larab, M’hamed Bacha Tazir s’engagèrent à recruter, chacun dans son quartier, le maximum de jeunes. A une de nos premières réunions, où les décisions sans qu’on s’en rendit compte se prenaient d’une manière collégiale, il fut décidé, sur proposition de Mohamed Belouizdad, que notre organisation soit intégrée comme mouvement jeune au Parti du peuple Algérien (PPA).
Belouizdad nous expliquait que c’était le seul parti vraiment nationaliste et révolutionnaire dont le programme était clair, à savoir l’indépendance de l’Algérie et qui préconisait le seul et unique moyen d’atteindre ce but, à savoir l’action des masses populaires dont nous, les jeunes, devrions être l’avant-garde.
Notre jeunesse, marquée par les épreuves de l’oppression coloniale, s’est révélée d’une maturité étonnante et, en peu de temps, notre organisation prit une telle ampleur qu’elle surprit même les responsables du parti au plus haut niveau. Le parti était à ce moment vraiment en perte de vitesse, traumatisé par une terrible répression.
Presque tous les dirigeants et militants connus avaient été arrêtés et condamnés à de lourdes peines de travaux forcés. Notre comité, avec l’organisation des autres jeunes de la capitale et des principales villes du pays, allait insuffler un sang nouveau au parti, lui donner une nouvelle jeunesse, le secouer de sa léthargie. Ainsi, le redressement du seul parti révolutionnaire est venu de la base, de sa jeunesse.
Le CJB étant formé de membres égaux, le moment était arrivé, devant le succès du recrutement et de la diversité des tâches à accomplir, de désigner par nous le «primus inter pares», un coordinateur. Et chose extraordinaire, comme un seul homme, nous désignâmes à l’unanimité et sans qu’il fût candidat Mohamed Belouizdad à la tête du Comité de la jeunesse de Belcourt. Mohamed déployera une intense activité et montrera un talent d’organisateur peu commun, qui le révéla rapidement aux instances supérieures du parti.
La première grande décision du CJB fut la création d’un journal clandestin.
Mohamed lui donna le titre d’El Watan (La patrie). Ce fut une modeste feuille tapée à la machine et reproduite en plusieurs exemplaires à l’aide de papier carbone. Les premiers articles furent rédigés par Belouizdad et Mahsas. Plus tard, nous nous sommes débrouillé une petite imprimerie manuelle, dont Mahsas s’est fait le spécialiste. Mais l’expérience du journal fut rapidement stoppée sur ordre des hautes instances du parti, après seulement quelques numéros. Peu de temps après en effet, le parti faisait paraître le journal L’Action algérienne qui était bien imprimé et distribué clandestinement uniquement aux militants, lesquels le diffusaient au sein du peuple. Mohamed menait à travers l’organisation une activité incessante. Elle révéla progressivement sa forte personnalité et s’imposa très vite à l’ensemble des militants. Il était un exemple pour nous tous par son courage à toute épreuve, sa modestie et sa simplicité proverbiales.
Son intelliqence supérieure nous fascinait, il était le seul à ne susciter aucune jalousie ni contestation de la part des militants. Il avait une vision prospective extraordinaire et une grande lucidité. Il nous disait durant les années 1940, par exemple : «Le point noir du problème algérien, c’est le million d’Européens». Prédiction qui s’est révélée exacte. En effet, si la lutte armée a duré près de huit ans, c’est précisément à cause de ce «point noir» qui inquiétait déjà Mohamed une dizaine d’années avant le déclenchement de la Révolution, le 1er Novembre 1954, et qui a fait reculer, par les manifestations racistes des pieds-noirs de février 1956, le gouvernement de Guy Mollet, qui s’apprêtait à entamer des négociations avec le FLN.
Ce recul du gouvernement socialiste français prolongea ainsi la guerre de plus de six ans. La présence de ce million d’Européens, prépondérant dans tous les domaines, résultat de la politique de peuplement du gouvernement français depuis la conquête, constituait un véritable danger pour l’avenir du peuple algérien. Mohamed Belouizdad était respecté, admiré et aimé non seulement par la hiérarchie du parti et des militants, mais même par les truands du quartier qui n’acceptaient que son autorité. D’ailleurs, la plupart ont fini par adhérer au parti et beaucoup parmi eux sont tombés, après Novembre 1954, les armes à la main, ou torturés à mort par les forces armées françaises.
à suivre
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