Karima Bennoune est professeure de droit international et de droits humains à l’université de Californie (UC Davis). Elle a publié un livre extrêmement important aux Etats-Unis (le 30 août exactement, chez W. W. Norton, à New York) sous le titre Your Fatwa doesnt’ not apply Here : Untold stories from the fight agains muslim fundamentalism (votre fatwa ne s’applique pas ici. Histoires non dites de la lutte contre l’intégrisme islamiste).
Pour les besoins de son livre, Karima Bennoune – qui n’est autre que la fille du grand anthropologue Mahfoud Bennoune – a sillonné tous les points chauds de la planète : Afghanistan, Pakistan, Palestine, Niger, Tunisie, Egypte, pour ne citer que ceux-là. Sa dernière destination a été le Mali d’où elle vient juste de rentrer. 286 entretiens au total avec des personnes issues de 26 pays, ayant toutes en commun le terrorisme et ses traumatismes. L’Algérie occupe évidemment une place de choix dans son travail.
-Your fatwa doesnt’ apply here est un titre qui suggère beaucoup de choses. On comprend, à première vue, que c’est un travail sur les victimes de conflits mettant en cause l’islamisme radical…
C’est surtout un travail sur ceux et celles qui ont refusé l’intégrisme dans leur communauté, dans leur pays, qui ont essayé de donner une autre vision de ce que veut dire l’héritage ou la culture musulmane et qui ont un projet de société différent. Et cela n’est pas connu aux Etats-Unis, ce qui me fait de la peine. Je pense que j’ai fait ce travail plutôt comme militante des droits humains et surtout en tant que fille très fière de son père algérien qui a vécu cela. Et, à mon avis, la lutte contre l’intégrisme est l’une des plus importantes luttes pour les droits humains au niveau international en ce moment. Ce travail a commencé parce que je voulais que le lecteur américain puisse connaître un peu le parcours des gens, ici, et leurs luttes. Et, en l’occurrence, cet ouvrage a plusieurs buts.
En premier lieu, il s’agit très modestement d’essayer de commencer à écrire en anglais l’histoire de toutes ces luttes, pour que ce combat soit connu aux Etats-Unis et dans le monde anglophone. Deuxièmement, c’est un travail de documentation. Troisièmement, c’est un travail de lutte contre les stéréotypes et, quatrièmement — et c’est peut-être le plus important — c’est une contribution pour essayer d’avoir plus de soutien pour ces personnes qui continuent à faire ce travail de résistance, que ce soit en Algérie, en Afghanistan, en Egypte ou dans les banlieues parisiennes, parce que je trouve que c’est quelque chose qui est mal compris en Occident, que ce soit du côté de la gauche ou du côté de la droite. J’ai donc essayé de faire un travail de «micro», c’est-à-dire tendre le micro aux gens qu’on n’a pas entendus aux Etats-Unis et dans le monde anglophone. En tout, j’ai interviewé 286 personnes issues de 26 pays. Cela a duré deux ans et demi.
-En passant en revue la bibliographie relative à la période tragique du terrorisme dans notre pays, quelle appréciation faites-vous du travail d’écriture consacré à cette douloureuse séquence de notre histoire ?
Je dois dire d’abord qu’il y a eu de très bons écrits. Il faut absolument reconnaître le travail qui a été fait. Il faut saluer aussi le travail accompli par les journalistes. Cela m’a été très utile. Je suis allée dans une des meilleures librairies d’Alger que j’aime beaucoup, et cela m’a étonné qu’il n’y ait pas beaucoup de livres sur ce sujet. Il y en a, certes, quelques-uns, qui sont très importants et que je mentionne d’ailleurs dans ma bibliographie. Il y avait des jeunes filles avec moi, dans la librairie, et j’ai discuté un peu avec elles. Et je me suis dit : «Ces jeunes-là qui ne se souviennent heureusement pas de la décennie, si elles voulaient apprendre cette histoire, quels livres pourraient-elles consulter ?»
Comme je le disais, il existe un certain nombre d’ouvrages sur cette question, mais un grand travail reste à faire. Il faut mentionner également le travail extrêmement important que font les ONG comme SOS Disparus, Djazaïrouna et Somoud. Mais il faut dire que ces associations sont dans une situation assez compliquée. Elles n’ont pas assez de soutiens financiers, pas de moyens, pas assez de liberté d’expression. Personnellement, je crois beaucoup en la société civile, mais je trouve qu’on leur donne parfois trop de responsabilités. Ce n’est pas une alternative aux réponses nationales et on a vraiment besoin d’un travail sur le plan national pour qu’on n’oublie pas.
Il y a par exemple un travail très intéressant sur la Shoah qui a été fait aux Etats-Unis. Ce qu’ils ont fait de mieux, c’est qu’ils ont sauvegardé les histoires individuelles. Si vous allez au musée de la Shoah, à Washington, vous trouverez plus de 1000 heures d’enregistrement dans leurs archives et, en plus, ils ont ce qu’ils appellent «Survivors Registry» où chaque personne qui a survécu à la Shoah peut enregistrer une vidéo de deux heures pour laisser son témoignage. Des équipes sont formées par le musée, qui partent en Europe de l’Est et ailleurs, pour recueillir des témoignages et constituer une base de données qui est mise sur internet. Cela signifie que cette histoire ne sera jamais perdue. Je pense que c’est ce genre de choses qu’il faut faire ici. Il faut engager un travail d’enregistrement, d’écriture, d’écoute. J’adore ces paroles de la poétesse américaine Maya Angelou qui dit : «History, despite its wrenching pain/ Cannot be unlived, but if faced/ With courage, need not be lived again.» Cela veut dire : «L’histoire, si douloureuse soit-elle, ne peut pas être effacée, on ne peut pas éviter le fait qu’on ait vécu cela. Mais si on l’affronte avec courage, on peut être sûr qu’on ne va pas la revivre une seconde fois.»
-Nous avons le sentiment que les victimes et leurs familles ont été abandonnées, que les autorités aussi bien que la société ont décidé de tourner la page. Quelle est la situation des victimes que vous avez interviewées ?
D’abord, je dois souligner que je ne parle pas pour ces gens, j’essaie simplement de rapporter ce que j’ai entendu. Ce qui m’a choqué, c’est la situation matérielle de beaucoup de ces victimes et, pour moi, c’est une autre forme d’oubli. Certains ne bénéficient pas des soins médicaux dont ils ont besoin. Par exemple, j’ai rencontré une victime d’un tir de «heb-heb» qui se trouve dans une situation extrêmement précaire. Cela m’a choqué parce que pour moi, les victimes des années 1990 sont des héros et des héroïnes qu’on devrait porter aux nues. Ce n’est pas du tout le cas. Je pense qu’on est dans ce que l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano appelle «l’amnésie obligatoire».
Pour les besoins de son livre, Karima Bennoune – qui n’est autre que la fille du grand anthropologue Mahfoud Bennoune – a sillonné tous les points chauds de la planète : Afghanistan, Pakistan, Palestine, Niger, Tunisie, Egypte, pour ne citer que ceux-là. Sa dernière destination a été le Mali d’où elle vient juste de rentrer. 286 entretiens au total avec des personnes issues de 26 pays, ayant toutes en commun le terrorisme et ses traumatismes. L’Algérie occupe évidemment une place de choix dans son travail.
-Your fatwa doesnt’ apply here est un titre qui suggère beaucoup de choses. On comprend, à première vue, que c’est un travail sur les victimes de conflits mettant en cause l’islamisme radical…
C’est surtout un travail sur ceux et celles qui ont refusé l’intégrisme dans leur communauté, dans leur pays, qui ont essayé de donner une autre vision de ce que veut dire l’héritage ou la culture musulmane et qui ont un projet de société différent. Et cela n’est pas connu aux Etats-Unis, ce qui me fait de la peine. Je pense que j’ai fait ce travail plutôt comme militante des droits humains et surtout en tant que fille très fière de son père algérien qui a vécu cela. Et, à mon avis, la lutte contre l’intégrisme est l’une des plus importantes luttes pour les droits humains au niveau international en ce moment. Ce travail a commencé parce que je voulais que le lecteur américain puisse connaître un peu le parcours des gens, ici, et leurs luttes. Et, en l’occurrence, cet ouvrage a plusieurs buts.
En premier lieu, il s’agit très modestement d’essayer de commencer à écrire en anglais l’histoire de toutes ces luttes, pour que ce combat soit connu aux Etats-Unis et dans le monde anglophone. Deuxièmement, c’est un travail de documentation. Troisièmement, c’est un travail de lutte contre les stéréotypes et, quatrièmement — et c’est peut-être le plus important — c’est une contribution pour essayer d’avoir plus de soutien pour ces personnes qui continuent à faire ce travail de résistance, que ce soit en Algérie, en Afghanistan, en Egypte ou dans les banlieues parisiennes, parce que je trouve que c’est quelque chose qui est mal compris en Occident, que ce soit du côté de la gauche ou du côté de la droite. J’ai donc essayé de faire un travail de «micro», c’est-à-dire tendre le micro aux gens qu’on n’a pas entendus aux Etats-Unis et dans le monde anglophone. En tout, j’ai interviewé 286 personnes issues de 26 pays. Cela a duré deux ans et demi.
-En passant en revue la bibliographie relative à la période tragique du terrorisme dans notre pays, quelle appréciation faites-vous du travail d’écriture consacré à cette douloureuse séquence de notre histoire ?
Je dois dire d’abord qu’il y a eu de très bons écrits. Il faut absolument reconnaître le travail qui a été fait. Il faut saluer aussi le travail accompli par les journalistes. Cela m’a été très utile. Je suis allée dans une des meilleures librairies d’Alger que j’aime beaucoup, et cela m’a étonné qu’il n’y ait pas beaucoup de livres sur ce sujet. Il y en a, certes, quelques-uns, qui sont très importants et que je mentionne d’ailleurs dans ma bibliographie. Il y avait des jeunes filles avec moi, dans la librairie, et j’ai discuté un peu avec elles. Et je me suis dit : «Ces jeunes-là qui ne se souviennent heureusement pas de la décennie, si elles voulaient apprendre cette histoire, quels livres pourraient-elles consulter ?»
Comme je le disais, il existe un certain nombre d’ouvrages sur cette question, mais un grand travail reste à faire. Il faut mentionner également le travail extrêmement important que font les ONG comme SOS Disparus, Djazaïrouna et Somoud. Mais il faut dire que ces associations sont dans une situation assez compliquée. Elles n’ont pas assez de soutiens financiers, pas de moyens, pas assez de liberté d’expression. Personnellement, je crois beaucoup en la société civile, mais je trouve qu’on leur donne parfois trop de responsabilités. Ce n’est pas une alternative aux réponses nationales et on a vraiment besoin d’un travail sur le plan national pour qu’on n’oublie pas.
Il y a par exemple un travail très intéressant sur la Shoah qui a été fait aux Etats-Unis. Ce qu’ils ont fait de mieux, c’est qu’ils ont sauvegardé les histoires individuelles. Si vous allez au musée de la Shoah, à Washington, vous trouverez plus de 1000 heures d’enregistrement dans leurs archives et, en plus, ils ont ce qu’ils appellent «Survivors Registry» où chaque personne qui a survécu à la Shoah peut enregistrer une vidéo de deux heures pour laisser son témoignage. Des équipes sont formées par le musée, qui partent en Europe de l’Est et ailleurs, pour recueillir des témoignages et constituer une base de données qui est mise sur internet. Cela signifie que cette histoire ne sera jamais perdue. Je pense que c’est ce genre de choses qu’il faut faire ici. Il faut engager un travail d’enregistrement, d’écriture, d’écoute. J’adore ces paroles de la poétesse américaine Maya Angelou qui dit : «History, despite its wrenching pain/ Cannot be unlived, but if faced/ With courage, need not be lived again.» Cela veut dire : «L’histoire, si douloureuse soit-elle, ne peut pas être effacée, on ne peut pas éviter le fait qu’on ait vécu cela. Mais si on l’affronte avec courage, on peut être sûr qu’on ne va pas la revivre une seconde fois.»
-Nous avons le sentiment que les victimes et leurs familles ont été abandonnées, que les autorités aussi bien que la société ont décidé de tourner la page. Quelle est la situation des victimes que vous avez interviewées ?
D’abord, je dois souligner que je ne parle pas pour ces gens, j’essaie simplement de rapporter ce que j’ai entendu. Ce qui m’a choqué, c’est la situation matérielle de beaucoup de ces victimes et, pour moi, c’est une autre forme d’oubli. Certains ne bénéficient pas des soins médicaux dont ils ont besoin. Par exemple, j’ai rencontré une victime d’un tir de «heb-heb» qui se trouve dans une situation extrêmement précaire. Cela m’a choqué parce que pour moi, les victimes des années 1990 sont des héros et des héroïnes qu’on devrait porter aux nues. Ce n’est pas du tout le cas. Je pense qu’on est dans ce que l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano appelle «l’amnésie obligatoire».
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