Retour réflexif sur le fonctionnement de la communication lors des Printemps arabes : cas égyptien et marocain
Toute crise, politique ou sociale, constitue un moment de trouble, d’agitation et le commencement d’une rupture de consensus. Cette perte de rapport entraîne dans tous les cas un excès, une gradation des tensions et par conséquent, une radicalisation des positions de part et d’autre.
A partir de ce constat, on peut toujours se demander quels sont les lieux de parole à organiser pour tenter de surmonter une crise et faire en sorte de recréer des liens sociaux entre les gouvernants et les gouvernés.
Ainsi, quelles sont les possibilités que nous offre la communication pour dépasser une crise? Cependant, dans un contexte politique tel que le Printemps arabe, les régimes arabes pratiquaient-ils une communication de crise ou vivaient-ils une crise de communication ?
Ecrit dans l’incertitude, alors que le monde arabe est toujours en agitation, cet essai souhaite revenir sur les ébullitions qu’ont connues quelques régimes lors du Printemps arabe, en l’occurrence le régime marocain et le régime égyptien. Nous souhaitons examiner les schémas communicatifs adoptés dans ces deux contextes afin de saisir le rôle de la communication dans la gestion de la crise.
Les soulèvements populaires nous ont montré que les régimes arabes touchés par la contagion révolutionnaire, n’avaient développé aucune vison de gestion des crises par la communication. Certains optaient pour le mépris arrogant, les démentis, les clarifications trop rassurantes qui se mêlent parfois à la propagande, le dégagement de toute responsabilité ou la mise en cause des journalistes et des médias. A cette instabilité sociale, s’ajoute une ignorance ou une sous-estimation, de la part des régimes arabes, du rôle des nouveaux médias (bloggeur-médias mobiles) dans la mobilisation populaire.
Malheureusement, le traitement pédagogique de ces nouveaux supports, était occulté au détriment de la logique sécuritaire. Cette vision rudimentaire de l’usage de l’Internet, en tant que cyberespace et opportunité pour contourner l’instantanéité des soulèvements, a permis aux activistes de mener parallèlement une contre-guerre numérique, en diffusant des informations écrites, sonores et visuelles dans un cyberespace en inflation constante et en fusion avec l’espace réel. Certains blogs sont devenus des porte-parole de la souffrance du peuple prodiguant informations, motivation et aussi rumeur; cette «parole sauvage» ou cette «parole mal informée» dont nous parle Jean-Pierre Beaudoin. Il ressort de ce qui précède, que le contexte de la crise qui a marqué les soulèvements populaires, a engendré une réalité communicationnelle innovante, en l’occurrence la communication de crise.
Communiquer en temps de crise est un exercice très sensible, et se diffère totalement de la communication traditionnelle en temps normal. Le contexte de la crise est un contexte mutant et protéiforme. Donc si elle n’est pas accompagnée par une communication sensible et adaptée, cela peut accentuer l’ampleur de la crise. La fonction explicative que remplit donc la communication, est extrêmement décisive dans le processus de prolifération de la crise.
L’exemple de la chute brutale du titre Alcatel en 1998 est significatif dans ce contexte : «La chute extrêmement brutale du titre Alcatel, qui perdit plus de la moitié de sa valeur en septembre 1998, eut principalement pour origine la forme avec laquelle son PDG annonça des prévisions de résultats quelque peu décevants. Bien que ceux-ci ne furent pas catastrophiques, c’est l’impression d’opacité et de manipulation dégagée par cette action de communication qui fut fatale à l’entreprise et lui fit perdre la confiance d’investisseurs anglo-saxons habitués à plus de transparence». Cependant, la communication peut aider par la suite à sortir de la crise en proposant une explication pseudo-rationnelle acceptable par tous.
Sur ce point, Mucchilli apporte un éclairage probant en conférant à la communication de crise la fonction de «reconstruire en commun une représentation de la réalité, à partir de laquelle les individus peuvent se mobiliser à nouveau (Mucchielli, 1993, p. 77)». Donc, il nous semble que nous sommes devant une spécialité à part entière qui a ses codes et ses stratégies inhérentes qui se diffèrent selon les contextes. Le Printemps arabe a constitué un contexte où l’appareil médiatique était l’acteur principal dans la prolifération des événements. Le flux des informations véhiculées, la diversité des couvertures médiatiques ont joué un rôle décisif dans l’orientation de l’action révolutionnaire et par conséquent l’aboutissement au changement. En partant de cette hypothèse, que ne nous approuvons pas, nous essayerons de traiter deux contextes sociaux touchés par la contagion révolutionnaire du Printemps arabe, à savoir le contexte marocain et le contexte égyptien.
A cet égard, nous posons la question suivante : est-ce que la communication, telle qu’elle a été pratiquée dans ces deux contextes, a joué un rôle dans le parcours des événements ? Si oui, comment ? Le Maroc et l’Egypte : deux logiques communicationnelles qui ont abouti à deux réalités différentes.
Egypte : un modèle de communication basé sur le détournement et la manipulation
Durant la période révolutionnaire en Egypte, l’Etat a recouru à un ensemble de stratégies communicationnelles d’urgence pour contourner la crise et les soulèvements populaires : la manipulation de l’information audiovisuelle, la désinformation, l’occupation de la scène médiatique et la censure constituaient les grands traits de la stratégie du régime pour contrôler et maintenir l’ordre social ! Dans un premier temps, le régime a opté pour une stratégie de refus, en soutenant qu’il n’y avait pas de crise. Tout le monde se souvient des conférences de presse d’Ahmed Chafik et les discours de Safouate Chérif qui ont essayé, vainement, d’atténuer les effets des soulèvements en les considérant comme une forme d’expression enthousiaste et passionnée de la part des jeunes ; mais l’accélération des évènements a enrayé ce scénario. Dans un deuxième temps, le régime a essayé, grâce à son appareil médiatique, de déplacer l’angle de débat et de détourner l’attention du public. A l’instar du management latéral, cette stratégie a été pratiquée sous deux aspects.
Déplacer le lieu de débat
Dans le cadre de cette stratégie, l’appareil médiatique a essayé de déplacer le lieu de communication pour passer d’une zone défensive vers un lieu où la communication pouvait se positiver sur un thème valorisable. Dans un premier temps, les médias audiovisuels ont négligé totalement les appels aux manifestations pour le 25 janvier ; en revanche, ils ont consacré des heures pour la couverture médiatique de la fête de la police et l’allocution du ministre de l’Intérieur. Avec la montée des soulèvements, les chaînes télévisées officielles comme Dream, Almissria, ont changé leur angle d’analyse en évoquant les répercussions négatives des agitations sur les banques et la Bourse centrale.
Contre-attaquer les adversaires et la théorie du complot
Dans une nouvelle tentative, l’appareil médiatique a essayé, en vain, de dévier la crise, en contre-attaquant les Frères musulmans et les services secrets (Iran par exemple). La théorie du complot était aussi fortement utilisée par des journaux comme Al-Ahram. La fameuse chronique intitulée «On ne laissera pas passer le complot» est l’un des écrits qui s’inscrit dans cette logique. Ainsi, le discours de Moubarak prononcé le 29 janvier 2011, dans lequel il condamne les Frères musulmans et quelques forces politiques, nous apportera une illustration caricaturale de cette démarche : «Malheureusement, les manifestations ont été transformées en émeutes, à cause de quelques forces politiques qui ont essayé de perturber l’ordre public».
Crise de confiance et communication de crise : un lien de causalité ?
Mais, la question qui se pose : pourquoi ces stratégies communicatives, si diverses qu’elles soient, n’ont pas atténué de l’aggravation de la crise ? Cela est-il dû à une faille dans la communication ou à une perte de confiance dans la communication?
Conjointement, pourrait-on parler d’un lien de causalité entre perte de confiance et crise de communication ? La révolution qu’a connue l’Egypte en 2011, n’est que l’autre facette d’une perte de confiance envers un régime qui a perdu toute sa légitimité. Depuis des années, la fissure de confiance entre le peuple et le régime ne cessait de s’accroître. Les contestations, depuis une décennie, se déploient sous diverses formes (sit-in, grèves et manifestations) pour réclamer plus de justice sociale et plus de démocratisation du champ politique. Les Egyptiens étaient exaspérés d’avoir été spoliés des richesses, longtemps monopolisées par une minorité. L’impératif «dégage!», ce fameux mot prononcé par des révolutionnaires épris de liberté et de dignité, constitue la meilleure traduction de cette perte de confiance. Devant cette situation d’impasse, que peut alors faire la communication politique devant cette dégradation de l’image du régime? Penser qu’une allocution télévisée, sur un ton sûr, et des phrases affectives bien choisies vont faire accepter les idées d’un leader politique en perte de légitimité? La réponse est bien évidemment négative. La communication telle qu’elle a été pratiquée par les médias de masse de l’Etat, durant la période révolutionnaire, se trouvait dans une situation paradoxale : d’une part, elle présente elle-même un déficit de confiance, et en même temps, elle est chargée de susciter ou de restaurer la confiance que les citoyens ont perdue en leur régime. Au terme de cette première réflexion, nous constatons que la confiance constitue une condition inéluctable pour la réussite de la communication; c’est une valeur fragile qui échappe souvent au rationnel et elle peut tomber au plus bas au bout de quelques jours. Le régime Moubarak en fit l’amère expérience.
Toute crise, politique ou sociale, constitue un moment de trouble, d’agitation et le commencement d’une rupture de consensus. Cette perte de rapport entraîne dans tous les cas un excès, une gradation des tensions et par conséquent, une radicalisation des positions de part et d’autre.
A partir de ce constat, on peut toujours se demander quels sont les lieux de parole à organiser pour tenter de surmonter une crise et faire en sorte de recréer des liens sociaux entre les gouvernants et les gouvernés.
Ainsi, quelles sont les possibilités que nous offre la communication pour dépasser une crise? Cependant, dans un contexte politique tel que le Printemps arabe, les régimes arabes pratiquaient-ils une communication de crise ou vivaient-ils une crise de communication ?
Ecrit dans l’incertitude, alors que le monde arabe est toujours en agitation, cet essai souhaite revenir sur les ébullitions qu’ont connues quelques régimes lors du Printemps arabe, en l’occurrence le régime marocain et le régime égyptien. Nous souhaitons examiner les schémas communicatifs adoptés dans ces deux contextes afin de saisir le rôle de la communication dans la gestion de la crise.
Les soulèvements populaires nous ont montré que les régimes arabes touchés par la contagion révolutionnaire, n’avaient développé aucune vison de gestion des crises par la communication. Certains optaient pour le mépris arrogant, les démentis, les clarifications trop rassurantes qui se mêlent parfois à la propagande, le dégagement de toute responsabilité ou la mise en cause des journalistes et des médias. A cette instabilité sociale, s’ajoute une ignorance ou une sous-estimation, de la part des régimes arabes, du rôle des nouveaux médias (bloggeur-médias mobiles) dans la mobilisation populaire.
Malheureusement, le traitement pédagogique de ces nouveaux supports, était occulté au détriment de la logique sécuritaire. Cette vision rudimentaire de l’usage de l’Internet, en tant que cyberespace et opportunité pour contourner l’instantanéité des soulèvements, a permis aux activistes de mener parallèlement une contre-guerre numérique, en diffusant des informations écrites, sonores et visuelles dans un cyberespace en inflation constante et en fusion avec l’espace réel. Certains blogs sont devenus des porte-parole de la souffrance du peuple prodiguant informations, motivation et aussi rumeur; cette «parole sauvage» ou cette «parole mal informée» dont nous parle Jean-Pierre Beaudoin. Il ressort de ce qui précède, que le contexte de la crise qui a marqué les soulèvements populaires, a engendré une réalité communicationnelle innovante, en l’occurrence la communication de crise.
Communiquer en temps de crise est un exercice très sensible, et se diffère totalement de la communication traditionnelle en temps normal. Le contexte de la crise est un contexte mutant et protéiforme. Donc si elle n’est pas accompagnée par une communication sensible et adaptée, cela peut accentuer l’ampleur de la crise. La fonction explicative que remplit donc la communication, est extrêmement décisive dans le processus de prolifération de la crise.
L’exemple de la chute brutale du titre Alcatel en 1998 est significatif dans ce contexte : «La chute extrêmement brutale du titre Alcatel, qui perdit plus de la moitié de sa valeur en septembre 1998, eut principalement pour origine la forme avec laquelle son PDG annonça des prévisions de résultats quelque peu décevants. Bien que ceux-ci ne furent pas catastrophiques, c’est l’impression d’opacité et de manipulation dégagée par cette action de communication qui fut fatale à l’entreprise et lui fit perdre la confiance d’investisseurs anglo-saxons habitués à plus de transparence». Cependant, la communication peut aider par la suite à sortir de la crise en proposant une explication pseudo-rationnelle acceptable par tous.
Sur ce point, Mucchilli apporte un éclairage probant en conférant à la communication de crise la fonction de «reconstruire en commun une représentation de la réalité, à partir de laquelle les individus peuvent se mobiliser à nouveau (Mucchielli, 1993, p. 77)». Donc, il nous semble que nous sommes devant une spécialité à part entière qui a ses codes et ses stratégies inhérentes qui se diffèrent selon les contextes. Le Printemps arabe a constitué un contexte où l’appareil médiatique était l’acteur principal dans la prolifération des événements. Le flux des informations véhiculées, la diversité des couvertures médiatiques ont joué un rôle décisif dans l’orientation de l’action révolutionnaire et par conséquent l’aboutissement au changement. En partant de cette hypothèse, que ne nous approuvons pas, nous essayerons de traiter deux contextes sociaux touchés par la contagion révolutionnaire du Printemps arabe, à savoir le contexte marocain et le contexte égyptien.
A cet égard, nous posons la question suivante : est-ce que la communication, telle qu’elle a été pratiquée dans ces deux contextes, a joué un rôle dans le parcours des événements ? Si oui, comment ? Le Maroc et l’Egypte : deux logiques communicationnelles qui ont abouti à deux réalités différentes.
Egypte : un modèle de communication basé sur le détournement et la manipulation
Durant la période révolutionnaire en Egypte, l’Etat a recouru à un ensemble de stratégies communicationnelles d’urgence pour contourner la crise et les soulèvements populaires : la manipulation de l’information audiovisuelle, la désinformation, l’occupation de la scène médiatique et la censure constituaient les grands traits de la stratégie du régime pour contrôler et maintenir l’ordre social ! Dans un premier temps, le régime a opté pour une stratégie de refus, en soutenant qu’il n’y avait pas de crise. Tout le monde se souvient des conférences de presse d’Ahmed Chafik et les discours de Safouate Chérif qui ont essayé, vainement, d’atténuer les effets des soulèvements en les considérant comme une forme d’expression enthousiaste et passionnée de la part des jeunes ; mais l’accélération des évènements a enrayé ce scénario. Dans un deuxième temps, le régime a essayé, grâce à son appareil médiatique, de déplacer l’angle de débat et de détourner l’attention du public. A l’instar du management latéral, cette stratégie a été pratiquée sous deux aspects.
Déplacer le lieu de débat
Dans le cadre de cette stratégie, l’appareil médiatique a essayé de déplacer le lieu de communication pour passer d’une zone défensive vers un lieu où la communication pouvait se positiver sur un thème valorisable. Dans un premier temps, les médias audiovisuels ont négligé totalement les appels aux manifestations pour le 25 janvier ; en revanche, ils ont consacré des heures pour la couverture médiatique de la fête de la police et l’allocution du ministre de l’Intérieur. Avec la montée des soulèvements, les chaînes télévisées officielles comme Dream, Almissria, ont changé leur angle d’analyse en évoquant les répercussions négatives des agitations sur les banques et la Bourse centrale.
Contre-attaquer les adversaires et la théorie du complot
Dans une nouvelle tentative, l’appareil médiatique a essayé, en vain, de dévier la crise, en contre-attaquant les Frères musulmans et les services secrets (Iran par exemple). La théorie du complot était aussi fortement utilisée par des journaux comme Al-Ahram. La fameuse chronique intitulée «On ne laissera pas passer le complot» est l’un des écrits qui s’inscrit dans cette logique. Ainsi, le discours de Moubarak prononcé le 29 janvier 2011, dans lequel il condamne les Frères musulmans et quelques forces politiques, nous apportera une illustration caricaturale de cette démarche : «Malheureusement, les manifestations ont été transformées en émeutes, à cause de quelques forces politiques qui ont essayé de perturber l’ordre public».
Crise de confiance et communication de crise : un lien de causalité ?
Mais, la question qui se pose : pourquoi ces stratégies communicatives, si diverses qu’elles soient, n’ont pas atténué de l’aggravation de la crise ? Cela est-il dû à une faille dans la communication ou à une perte de confiance dans la communication?
Conjointement, pourrait-on parler d’un lien de causalité entre perte de confiance et crise de communication ? La révolution qu’a connue l’Egypte en 2011, n’est que l’autre facette d’une perte de confiance envers un régime qui a perdu toute sa légitimité. Depuis des années, la fissure de confiance entre le peuple et le régime ne cessait de s’accroître. Les contestations, depuis une décennie, se déploient sous diverses formes (sit-in, grèves et manifestations) pour réclamer plus de justice sociale et plus de démocratisation du champ politique. Les Egyptiens étaient exaspérés d’avoir été spoliés des richesses, longtemps monopolisées par une minorité. L’impératif «dégage!», ce fameux mot prononcé par des révolutionnaires épris de liberté et de dignité, constitue la meilleure traduction de cette perte de confiance. Devant cette situation d’impasse, que peut alors faire la communication politique devant cette dégradation de l’image du régime? Penser qu’une allocution télévisée, sur un ton sûr, et des phrases affectives bien choisies vont faire accepter les idées d’un leader politique en perte de légitimité? La réponse est bien évidemment négative. La communication telle qu’elle a été pratiquée par les médias de masse de l’Etat, durant la période révolutionnaire, se trouvait dans une situation paradoxale : d’une part, elle présente elle-même un déficit de confiance, et en même temps, elle est chargée de susciter ou de restaurer la confiance que les citoyens ont perdue en leur régime. Au terme de cette première réflexion, nous constatons que la confiance constitue une condition inéluctable pour la réussite de la communication; c’est une valeur fragile qui échappe souvent au rationnel et elle peut tomber au plus bas au bout de quelques jours. Le régime Moubarak en fit l’amère expérience.
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