"Au commencement vivaient sur les terres du Caucase et de l'Asie Centrale des peuples barbares dirigés par des émirs tortionnaires et des mollahs lubriques et superstitieux, ne possèdant comme culture que des traditions folkloriques. La civilisation russo-bolchévique s'est chargée de faire naître ces peuples à l'Histoire": telle est, en résumé, la version officielle de la réalité, véhiculée tant par le tsarisme que par le bolchévisme, sur cette immense région-charnière entre le monde européen-méditerranéen et l'univers asiatique.
Le démenti de l'histoire
Depuis plus de deux millénaires, l'Asie Centrale est un lien commercial et culturel entre le Moyen-Orient, l'Inde et la Chine, tandis que le Caucase fait office de pont entre l'Europe et l'Asie. Dès l'ère achéménide (VIième-IVième siècle av. notre ère), l'Asie Centrale est une région prospère. Elle ne va cesser d'être irriguée tout au long de son histoire par les courants de maintes civilisations, lesquels vont en outre conduire à une modification du caractère ethnique de ces régions: Scythes, Macédoniens, Huns et Touraniens succèdent aux Iraniens. Le mélange de tribus et de peuplades qui a résulté des invasions a renforcé le caractère vital joué par la région entre les continents asiatique et européen et le Moyen-Orient.
Avant que l'étendard du Prophète ne flotte sur ces vastes territoires, zoroastrisme, bouddhisme, culte de Tengri, christianisme nestorien, judaïsme et hindouisme ont fructifié à des degrés divers. Au VIIième siècle avant notre ère, des colonies grecques de la Mer Noire étaient en contact avec le Caucase. Cette contrée montagneuse va subir, elle aussi, nombre d'invasions: Scythes, Sarmates, Huns, Avars et Khazars. Au début de l'ère chrétienne, deux royaumes chrétiens se développent, l'Arménie et la Géorgie, qui tomberont sous domination iranienne puis romaine. Ensuite, vient la montée en puissance de l'Empire sassanide. Mais déjà une nouvelle force émerge du sud lointain: l'Islam.
Sa progression vers l'Asie centrale sera foudroyante. De 635, date des premiers raids musulmans contre les Sassanides, jusqu'en 710, prise de Boukhara et de Samarkand, moins d'un siècle suffit aux armées islamiques pour asseoir leur domination sur l'Asie Centrale. Quant au Caucase, l'Islam s'y imposera par la force de l'exemple, par le prosélytisme et non par la conquête. Donc, bient avant l'arrivée des Arabo-Musulmans, l'Asie Centrale et le Caucase ont rempli une fonction historique de première importance, tandis qu'on ne parlait pas encore du peuple russe.
L'âge d'or
De 874 à 999, la Transoxiane (1) vécut sous la dynastie samanide, une période à juste titre considérée comme l'âge d'or de la région. La capitale de l'Etat samanide, Boukhara (2), fut un des phares religieux et culturel de l'époque; des milliers d'élèves venaient des quatre coins du monde musulman pour recevoir un enseignement dans les prestigieuses écoles de cette ville de 300.000 habitants. Rudaki, l'un des pères de la littérature perse moderne; Avicenne, le philosophe, homme de sciences et maître soufi, dont l'érudition lui valut le titre de Sage des Sages, ou encore Biruni, savant pluridisciplinaire de génie, sont des personnages qui, parmi d'autres, ont magnifié cette période de l'Islam.
La libéralité étonnante dont firent preuve les Samanides a permis un essor économique, culturel et spirituel jamais égalé par la suite. De plus, paix et stabilité venaient compléter le tableau. A noter aussi, l'oeuvre fondamentale d'Abou-Abdallah al-Boukhari. Son traîté, intitulé "L'Authentique", est considéré comme l'ouvrage de théologie islamique le plus important après le Coran. En y authentifiant les véritables traditions prophétiques de Mahomet, il empêche la multiplication invraisemblable de pseudo-propos du Prophète; un travail qui est capital pour une religion en quête de cohérence. Prisé par les Sunnites, son travail est également encensé par les Chiites, minoritaires en Islam (3).
Aux Samanides, dernière famille iranienne à régner en Asie Centrale, succéderont des tribus turco-mongoles, plus ou moins heureuses dans leur déferlement conquérant. Djaghataïdes, Ghaznavides (4), Seldjoukides et autres Ghurides assumèrent les uns à la suite des autres une domination tumultueuse sur la Transoxiane et souvent au-delà.
L'émergence russe
Au IXième siècle, les Russes constituaient un peuple insignifiant, vivant sous le joug des Khazars convertis au judaïsme (5). Il fallut l'union des deux principales villes slaves, Kiev et Novgorod pour que cette tribu à l'origine incertaine acquiert une certaine stature et que soit fondé un premier Etat russe sous la houlette du Prince Oleg. Le nouvel Etat, cherchant un système religieux pour se légitimer, finit par adopter le christianisme orthodoxe sous Vladimir (Xième-XIième siècle). Ne voulant ni de l'Islam "religion de l'ennemi bulgare" ni du judaïsme "religion de leurs anciens maîtres khazars" ni du catholicisme, pratiqué par les Germains et d'autres de leurs ennemis, les Russes trouvèrent en l'orthodoxie, outre une spiritualité s'harmonisant avec leur nature profonde (foi fervente et rapport ambigu à l'autorité), un vecteur fantastique pour revêtir la nation russe d'une dimension messianique.
Car l'adoption de cette spiritualité, renvoyant le paganisme antérieur dans l'oubli, investissait la puissance russe montante d'une mission sacrée de sauvegarde et d'expansion de la "vraie foi" qu'avait jusque là incarnée l'Empire byzantin (6).
Jusqu'au début du XIIIième siècle, Russes et tribus voisines instaurèrent une trêve plus ou moins efficace. Les Turcs qui formaient des bandes de pillards venus de l'est et du sud présentaient un danger relatif malgré leurs incursions audacieuses jusqu'au coeur de la Russie.
Le cataclysme mongol
Russes comme Musulmans, de la Chine à l'Ukraine et de la Transoxiane au Golfe Persique, des millions d'humains et de kilomètres carrés passèrent en un rien de temps sous la domination mongole. En moins d'un demi siècle (1207-1241), l'armée de Gengis Khan et de ses généraux tailla un empire qu'aucun des clans mongols, encore en guerre quelques années auparavant, avant leur unification par Temudjin, n'aurait osé imaginer. Ces nomades jaillis des immensités de la Sibérie méridionale, radicaux dans leur entreprise d'anéantissement massif des structures politiques, économiques et administratives des régions conquises, n'en firent pas moins preuve d'une tolérance religieuse surprenante.
Cependant, cette ouverture avait ses limites. Les dignitaires religieux d'Asie Centrale retournèrent à une interprétation très étroite du Coran et, afin d'éviter les persécutions, Juifs, Zoroastriens et Chrétiens s'exilèrent. Partiellement en réaction à ce rigorisme des qadis, des sociétés secrètes islamiques se propagèrent en Asie Centrale.
Originellement zoroastriennes, dès avant l'invasion arabe, les confréries devinrent le lieu de la préservation d'un Islam ouvert sur sa dimension intérieure, fortement influencée par le mazdéisme. En s'emparant du Caucase en moins de deux ans, les Mongols s'ouvraient l'une des routes qui menaient au coeur de l'Europe. Ravageant ensuite la Russie et l'Ukraine, les cavaliers de l'apocalypse se retrouvèrent en Hongrie vers 1242. Batu, petit-fils de Gengis Khan, fit demi tour, à l'annonce de la mort d'Ogodaï, successeur de son grand-père.
La défaite qu'avaient subi les Russes fut ressentie par eux comme une terrible humiliation. Commençaient ainsi deux siècles de "Tatartchina" que le peuple de la Sainte Russie n'oublia jamais et qui restent associés à la personne mythique de l'ennemi atavique turc. Sans doute peut-on puiser dans ces deux cent ans une explication de l'attitude des Russes à l'égard des peuples musulmans voisins.
Tamerlan ou l'espoir d'un nouvel âge d'or
Au milieu du XIVième siècle, l'empire mongol édifié par Temudjin et ses successeurs se disloqua sous les coups de boutoirs d'un seigneur de la guerre, issu du clan tatar des Barlas, Tamerlan. Celui-ci remodela l'oeuvre de Gengis Khan et en élargit les frontières. Cette fois, le moule unificateur fut intégralement islamique. Si Tamerlan se montre aussi cruel que ses prédécesseurs, il fit de Samarkand une vitrine de l'art et de la culture islamique.
Palais, mosquées, medersas et bibliothèques rivalisèrent de splendeur grâce au talent de milliers d'artisans venus de Syrie, d'Anatolie, d'Iran et de Mésopotamie. Encore aujourd'hui, la ville natale du conquérant tatar est un miroir de la grandeur de l'art islamique qui s'épanouit à la fin du XIVième siècle. En Ouloug Beg, Tamerlan trouva un successeur éclairé. Cependant, la dynastie timouride s'effaça vers 1500, annonçant la fin des empires tataro-mongols et la fin du rôle historique joué jusqu'alors par l'Asie Centrale.
Les successeurs chaybanides qui tentèrent de maintenir une cohésion pendant un siècle encore dans leurs possessions ne purent rien pour empêcher la dislocation de l'ancien empire de Tamerlan. Vers le milieu du XVième siècle, le morcellement des Etats tataro-mongols marquait l'échec ultime des entreprises de Gengis Khan et Timour (7). En Iran et en Anatolie, les clans conquérants furent assimilés et le pouvoir passa aux mains des élites locales.
La suite...
Le démenti de l'histoire
Depuis plus de deux millénaires, l'Asie Centrale est un lien commercial et culturel entre le Moyen-Orient, l'Inde et la Chine, tandis que le Caucase fait office de pont entre l'Europe et l'Asie. Dès l'ère achéménide (VIième-IVième siècle av. notre ère), l'Asie Centrale est une région prospère. Elle ne va cesser d'être irriguée tout au long de son histoire par les courants de maintes civilisations, lesquels vont en outre conduire à une modification du caractère ethnique de ces régions: Scythes, Macédoniens, Huns et Touraniens succèdent aux Iraniens. Le mélange de tribus et de peuplades qui a résulté des invasions a renforcé le caractère vital joué par la région entre les continents asiatique et européen et le Moyen-Orient.
Avant que l'étendard du Prophète ne flotte sur ces vastes territoires, zoroastrisme, bouddhisme, culte de Tengri, christianisme nestorien, judaïsme et hindouisme ont fructifié à des degrés divers. Au VIIième siècle avant notre ère, des colonies grecques de la Mer Noire étaient en contact avec le Caucase. Cette contrée montagneuse va subir, elle aussi, nombre d'invasions: Scythes, Sarmates, Huns, Avars et Khazars. Au début de l'ère chrétienne, deux royaumes chrétiens se développent, l'Arménie et la Géorgie, qui tomberont sous domination iranienne puis romaine. Ensuite, vient la montée en puissance de l'Empire sassanide. Mais déjà une nouvelle force émerge du sud lointain: l'Islam.
Sa progression vers l'Asie centrale sera foudroyante. De 635, date des premiers raids musulmans contre les Sassanides, jusqu'en 710, prise de Boukhara et de Samarkand, moins d'un siècle suffit aux armées islamiques pour asseoir leur domination sur l'Asie Centrale. Quant au Caucase, l'Islam s'y imposera par la force de l'exemple, par le prosélytisme et non par la conquête. Donc, bient avant l'arrivée des Arabo-Musulmans, l'Asie Centrale et le Caucase ont rempli une fonction historique de première importance, tandis qu'on ne parlait pas encore du peuple russe.
L'âge d'or
De 874 à 999, la Transoxiane (1) vécut sous la dynastie samanide, une période à juste titre considérée comme l'âge d'or de la région. La capitale de l'Etat samanide, Boukhara (2), fut un des phares religieux et culturel de l'époque; des milliers d'élèves venaient des quatre coins du monde musulman pour recevoir un enseignement dans les prestigieuses écoles de cette ville de 300.000 habitants. Rudaki, l'un des pères de la littérature perse moderne; Avicenne, le philosophe, homme de sciences et maître soufi, dont l'érudition lui valut le titre de Sage des Sages, ou encore Biruni, savant pluridisciplinaire de génie, sont des personnages qui, parmi d'autres, ont magnifié cette période de l'Islam.
La libéralité étonnante dont firent preuve les Samanides a permis un essor économique, culturel et spirituel jamais égalé par la suite. De plus, paix et stabilité venaient compléter le tableau. A noter aussi, l'oeuvre fondamentale d'Abou-Abdallah al-Boukhari. Son traîté, intitulé "L'Authentique", est considéré comme l'ouvrage de théologie islamique le plus important après le Coran. En y authentifiant les véritables traditions prophétiques de Mahomet, il empêche la multiplication invraisemblable de pseudo-propos du Prophète; un travail qui est capital pour une religion en quête de cohérence. Prisé par les Sunnites, son travail est également encensé par les Chiites, minoritaires en Islam (3).
Aux Samanides, dernière famille iranienne à régner en Asie Centrale, succéderont des tribus turco-mongoles, plus ou moins heureuses dans leur déferlement conquérant. Djaghataïdes, Ghaznavides (4), Seldjoukides et autres Ghurides assumèrent les uns à la suite des autres une domination tumultueuse sur la Transoxiane et souvent au-delà.
L'émergence russe
Au IXième siècle, les Russes constituaient un peuple insignifiant, vivant sous le joug des Khazars convertis au judaïsme (5). Il fallut l'union des deux principales villes slaves, Kiev et Novgorod pour que cette tribu à l'origine incertaine acquiert une certaine stature et que soit fondé un premier Etat russe sous la houlette du Prince Oleg. Le nouvel Etat, cherchant un système religieux pour se légitimer, finit par adopter le christianisme orthodoxe sous Vladimir (Xième-XIième siècle). Ne voulant ni de l'Islam "religion de l'ennemi bulgare" ni du judaïsme "religion de leurs anciens maîtres khazars" ni du catholicisme, pratiqué par les Germains et d'autres de leurs ennemis, les Russes trouvèrent en l'orthodoxie, outre une spiritualité s'harmonisant avec leur nature profonde (foi fervente et rapport ambigu à l'autorité), un vecteur fantastique pour revêtir la nation russe d'une dimension messianique.
Car l'adoption de cette spiritualité, renvoyant le paganisme antérieur dans l'oubli, investissait la puissance russe montante d'une mission sacrée de sauvegarde et d'expansion de la "vraie foi" qu'avait jusque là incarnée l'Empire byzantin (6).
Jusqu'au début du XIIIième siècle, Russes et tribus voisines instaurèrent une trêve plus ou moins efficace. Les Turcs qui formaient des bandes de pillards venus de l'est et du sud présentaient un danger relatif malgré leurs incursions audacieuses jusqu'au coeur de la Russie.
Le cataclysme mongol
Russes comme Musulmans, de la Chine à l'Ukraine et de la Transoxiane au Golfe Persique, des millions d'humains et de kilomètres carrés passèrent en un rien de temps sous la domination mongole. En moins d'un demi siècle (1207-1241), l'armée de Gengis Khan et de ses généraux tailla un empire qu'aucun des clans mongols, encore en guerre quelques années auparavant, avant leur unification par Temudjin, n'aurait osé imaginer. Ces nomades jaillis des immensités de la Sibérie méridionale, radicaux dans leur entreprise d'anéantissement massif des structures politiques, économiques et administratives des régions conquises, n'en firent pas moins preuve d'une tolérance religieuse surprenante.
Cependant, cette ouverture avait ses limites. Les dignitaires religieux d'Asie Centrale retournèrent à une interprétation très étroite du Coran et, afin d'éviter les persécutions, Juifs, Zoroastriens et Chrétiens s'exilèrent. Partiellement en réaction à ce rigorisme des qadis, des sociétés secrètes islamiques se propagèrent en Asie Centrale.
Originellement zoroastriennes, dès avant l'invasion arabe, les confréries devinrent le lieu de la préservation d'un Islam ouvert sur sa dimension intérieure, fortement influencée par le mazdéisme. En s'emparant du Caucase en moins de deux ans, les Mongols s'ouvraient l'une des routes qui menaient au coeur de l'Europe. Ravageant ensuite la Russie et l'Ukraine, les cavaliers de l'apocalypse se retrouvèrent en Hongrie vers 1242. Batu, petit-fils de Gengis Khan, fit demi tour, à l'annonce de la mort d'Ogodaï, successeur de son grand-père.
La défaite qu'avaient subi les Russes fut ressentie par eux comme une terrible humiliation. Commençaient ainsi deux siècles de "Tatartchina" que le peuple de la Sainte Russie n'oublia jamais et qui restent associés à la personne mythique de l'ennemi atavique turc. Sans doute peut-on puiser dans ces deux cent ans une explication de l'attitude des Russes à l'égard des peuples musulmans voisins.
Tamerlan ou l'espoir d'un nouvel âge d'or
Au milieu du XIVième siècle, l'empire mongol édifié par Temudjin et ses successeurs se disloqua sous les coups de boutoirs d'un seigneur de la guerre, issu du clan tatar des Barlas, Tamerlan. Celui-ci remodela l'oeuvre de Gengis Khan et en élargit les frontières. Cette fois, le moule unificateur fut intégralement islamique. Si Tamerlan se montre aussi cruel que ses prédécesseurs, il fit de Samarkand une vitrine de l'art et de la culture islamique.
Palais, mosquées, medersas et bibliothèques rivalisèrent de splendeur grâce au talent de milliers d'artisans venus de Syrie, d'Anatolie, d'Iran et de Mésopotamie. Encore aujourd'hui, la ville natale du conquérant tatar est un miroir de la grandeur de l'art islamique qui s'épanouit à la fin du XIVième siècle. En Ouloug Beg, Tamerlan trouva un successeur éclairé. Cependant, la dynastie timouride s'effaça vers 1500, annonçant la fin des empires tataro-mongols et la fin du rôle historique joué jusqu'alors par l'Asie Centrale.
Les successeurs chaybanides qui tentèrent de maintenir une cohésion pendant un siècle encore dans leurs possessions ne purent rien pour empêcher la dislocation de l'ancien empire de Tamerlan. Vers le milieu du XVième siècle, le morcellement des Etats tataro-mongols marquait l'échec ultime des entreprises de Gengis Khan et Timour (7). En Iran et en Anatolie, les clans conquérants furent assimilés et le pouvoir passa aux mains des élites locales.
La suite...
Commentaire