Pour le grand reporter britannique Robert Fisk, la guerre menée par la France
n'est ni plus ni moins qu'un remake d'autres interventions grotesques
menées par les Occidentaux.
Etonnant non, à quel point nos "dommages collatéraux" diffèrent de leurs
"dommages collatéraux" ? Discutant hier avec un vieil ami algérien qui
travaille dans l'aviation, je lui ai demandé ce qu'il pensait de l'assaut lancé par
les autorités de son pays contre le site gazier d'In Amenas. "Une superbe
opération, Robert", s'est-il exclamé à l'autre bout du fil. "Nous avons détruit
les terroristes !" Et les otages innocents, alors ? Ils sont morts, tout de
même, ai-je fait remarquer. "Les pauvres, a-t-il concédé. Nos femmes et nos
enfants sont morts par milliers pendant notre guerre [dans les années 1990],
c'est une tragédie terrible - mais c'est le terrorisme que nous combattons."
Voilà. Nos morts ne lui ont fait ni chaud ni froid. Et il n'a pas tout à fait tort au
fond, n'est-ce pas ? Car si nous nous indignons aujourd'hui, ce n'est pas
devant le massacre d'innocents, mais parce que les otages tués par l'armée
algérienne (aux côtés de certains de leurs ravisseurs) étaient plus souvent
des gars aux yeux bleus et à la peau blanche que des types au teint mat et
aux yeux noirs. Si tous les otages "occidentaux" (et j'inclus les Japonais dans
ce qualificatif ridiculement globalisant) avaient été sauvés et que les seuls
innocents morts avaient été algériens, personne n'aurait parlé d'"opération
bâclée".
Si toutes les victimes du bombardement aveugle de l'hélicoptère algérien
avaient été des Algériens, nous aurions évoqué les "conséquences tragiques"
de l'assaut, mais nos titres auraient mis l'accent sur le courage et l'efficacité
des sauveteurs de l'armée algérienne, et les comptes rendus auraient été
agrémentés d'interviews de proches des Occidentaux sauvés, débordant de
reconnaissance.
Le mot "racisme" ne convient pas ici. Quand George W. Bush et lord Blair de
Kut al-Amara [nom donné à Tony Blair par l'auteur depuis la guerre d'Irak, en
référence au siège de Kut al-Amara, pendant la Première Guerre mondiale,
décrit par un historien comme "la plus abjecte capitulation de l'histoire
militaire britannique"] se sont lancés dans leurs crimes de guerre en
envahissant purement et simplement l'Irak, nous n'en avions rien à cirer, des
Irakiens. Dix mille morts par an ? Vingt mille ? Ou bien, comme l'a dit George
Bush, "trente mille, plus ou moins" ? Plus ou moins quoi ? En revanche, pas
de problèmes statistiques du côté de nos chères victimes à nous. Nous
savons ainsi que, depuis le début de la grande aventure Bush-Blair, ce sont
très exactement 4 486 membres de l'armée américaine qui ont péri dans
cette guerre.
Nous aurons atteint Tombouctou avant Noël
Vous voyez donc bien qui compte à nos yeux. Et qui ne compte pas. Je vous
invite donc à suivre avec attention, dans les semaines à venir, la liste des
Français qui tomberont au champ d'honneur au Mali, les entretiens donnés
par leurs proches dans la presse française, le recensement des blessés. Mais
ne perdez pas votre temps à chercher des informations précises sur les
soldats nigériens morts (ni, a fortiori, sur les soldats maliens morts), car leur
sacrifice à eux ne sera pas détaillé.
Vu du Moyen-Orient, tout cela ressemble à un indécent remake télévisuel
d'autres interventions grotesques auxquelles nous avons pris part ailleurs
dans le monde. Les troupes françaises ne resteront au Mali que "quelques
semaines", nous assurent Hollande et ses acolytes. N'est-ce pas ce que nous
avions dit quand des soldats britanniques ont fait leur apparition dans les rues
de l'Irlande du Nord, avant d'y passer des décennies à combattre ? N'est-ce
pas ce qu'ont dit les Israéliens quand ils sont entrés au Liban en 1982, avant
d'y rester 18 ans ? N'est-ce pas ce que nous croyions quand nous avons
envahi l'Afghanistan ? Que nos petits gars n'y essuieraient sans doute même
pas un coup de feu ?
Ce vieux filou de Bernard Kouchner s'est livré la semaine dernière à un
spectacle incroyable, exigeant avec malveillance que des troupes britanniques
viennent sur le sol malien aider les Français à combattre le "terrorisme"
islamiste. Des flammes de cynisme et de patriotisme (mélange typiquement
français) éclairaient son regard tandis qu'il nous faisait son petit numéro
façon Entente cordiale de 1914 sur le mode "nous aurons atteint
Tombouctou avant Noël". Mais pourquoi "nous", Occidentaux, sommes-nous
au Mali ? Combien de lecteurs connaissaient il y a seulement deux semaines
le nom de la capitale malienne (levez la main, chers lecteurs honnêtes et
francs) ?
Hier, j'ai aussi téléphoné à un autre ami, un ancien légionnaire français.
Pourquoi la France est-elle au Mali ? lui ai-je demandé. "Eh bien, ils disent que
les islamistes risquaient d'atteindre Bamako et qu'on se serait retrouvé dans
une situation façon talibans à Kaboul, avec un Etat tombé aux mains
d'extrémistes. Mais, personnellement, je ne comprends pas. Le Mali est une
construction artificielle, dont les habitants du Nord, en particulier les
Touaregs, ont toujours refusé l'autorité d'un gouvernement noir, et du Sud.
C'est une question tribale, derrière un voile d'‘islamisme'. Et maintenant, on
s'en sort comment, de ce cirque ?"
L'ire de Kouchner "le Croisé"
Peut-être devrions-nous poser la question à Mokhtar Belmokhtar, "cerveau"
présumé (on remarquera ici la rhétorique très BD à laquelle nous en sommes
réduits pour désigner ces vagabonds) de la prise d'otages algérienne. Cet
homme n'est autre que le "légendaire (remarquez encore l'adjectif) Mister
Marlboro", dont l'intérêt pour la contrebande et les ceintures explosives
bourrées de Semtex semble largement dépasser le sens qu'il a de ses devoirs
envers l'Islam.
Les journalistes nord-africains connaissent bien Belmokhtar et son trafic
transfrontalier de cigarettes, d'armes, de 4 x 4, de drogues, de diamants et
d'immigrés clandestins, et ils sont aussi consternés de voir aujourd'hui
l'Algérie (d'ailleurs terre natale de Belmokhtar) engagée dans la croisade
occidentale au Mali. Les survols de l'espace aérien algérien font l'objet
d'amères critiques dans la presse algérienne (ce qu'on ignore superbement à
Londres, où les "guerres contre le terrorisme" l'emportent sur le sentiment
de l'opinion algérienne), décriés comme autant d'humiliations de l'Algérie par
ses anciens colonisateurs.
Mais pourquoi nous soucier des Algériens quand ils ont pour nos morts le
même mépris que nous avons toujours manifesté pour les musulmans morts
en Irak, en Afghanistan ou encore en Palestine ? Vous noterez que la Syrie se
trouve temporairement classée dans une autre catégorie : notre désir de
détruire Bachar El-Assad nous permet en effet de faire de toutes ses victimes
des Occidentaux à titre honorifique. Etonnant, ce phénomène. Car parmi les
rebelles qui affrontent l'impitoyable Assad figurent des gens très semblables à
ce monsieur Belmokhtar et à ses joyeux islamistes, ceux-là même qui
suscitent l'ire de Kouchner "le Croisé".
Mais, serait-ce un vieux relent d'insanité coloniale que je reconnais là ? On
continue le long du fleuve Niger [référence à Carry on... up the Khyber, un
film satirique sur les Britanniques en Inde] ? Des troupes françaises qui
combattent des insurgés. Des "terroristes" qui battent en retraite. Des gros
titres qui rappellent ceux de 1954 à 1962. Dans un pays qui s'appelle
l'Algérie.
Or, croyez-moi, cette guerre-là, les Français ne l'ont pas gagnée.
The Independent . Robert Fisk
n'est ni plus ni moins qu'un remake d'autres interventions grotesques
menées par les Occidentaux.
Etonnant non, à quel point nos "dommages collatéraux" diffèrent de leurs
"dommages collatéraux" ? Discutant hier avec un vieil ami algérien qui
travaille dans l'aviation, je lui ai demandé ce qu'il pensait de l'assaut lancé par
les autorités de son pays contre le site gazier d'In Amenas. "Une superbe
opération, Robert", s'est-il exclamé à l'autre bout du fil. "Nous avons détruit
les terroristes !" Et les otages innocents, alors ? Ils sont morts, tout de
même, ai-je fait remarquer. "Les pauvres, a-t-il concédé. Nos femmes et nos
enfants sont morts par milliers pendant notre guerre [dans les années 1990],
c'est une tragédie terrible - mais c'est le terrorisme que nous combattons."
Voilà. Nos morts ne lui ont fait ni chaud ni froid. Et il n'a pas tout à fait tort au
fond, n'est-ce pas ? Car si nous nous indignons aujourd'hui, ce n'est pas
devant le massacre d'innocents, mais parce que les otages tués par l'armée
algérienne (aux côtés de certains de leurs ravisseurs) étaient plus souvent
des gars aux yeux bleus et à la peau blanche que des types au teint mat et
aux yeux noirs. Si tous les otages "occidentaux" (et j'inclus les Japonais dans
ce qualificatif ridiculement globalisant) avaient été sauvés et que les seuls
innocents morts avaient été algériens, personne n'aurait parlé d'"opération
bâclée".
Si toutes les victimes du bombardement aveugle de l'hélicoptère algérien
avaient été des Algériens, nous aurions évoqué les "conséquences tragiques"
de l'assaut, mais nos titres auraient mis l'accent sur le courage et l'efficacité
des sauveteurs de l'armée algérienne, et les comptes rendus auraient été
agrémentés d'interviews de proches des Occidentaux sauvés, débordant de
reconnaissance.
Le mot "racisme" ne convient pas ici. Quand George W. Bush et lord Blair de
Kut al-Amara [nom donné à Tony Blair par l'auteur depuis la guerre d'Irak, en
référence au siège de Kut al-Amara, pendant la Première Guerre mondiale,
décrit par un historien comme "la plus abjecte capitulation de l'histoire
militaire britannique"] se sont lancés dans leurs crimes de guerre en
envahissant purement et simplement l'Irak, nous n'en avions rien à cirer, des
Irakiens. Dix mille morts par an ? Vingt mille ? Ou bien, comme l'a dit George
Bush, "trente mille, plus ou moins" ? Plus ou moins quoi ? En revanche, pas
de problèmes statistiques du côté de nos chères victimes à nous. Nous
savons ainsi que, depuis le début de la grande aventure Bush-Blair, ce sont
très exactement 4 486 membres de l'armée américaine qui ont péri dans
cette guerre.
Nous aurons atteint Tombouctou avant Noël
Vous voyez donc bien qui compte à nos yeux. Et qui ne compte pas. Je vous
invite donc à suivre avec attention, dans les semaines à venir, la liste des
Français qui tomberont au champ d'honneur au Mali, les entretiens donnés
par leurs proches dans la presse française, le recensement des blessés. Mais
ne perdez pas votre temps à chercher des informations précises sur les
soldats nigériens morts (ni, a fortiori, sur les soldats maliens morts), car leur
sacrifice à eux ne sera pas détaillé.
Vu du Moyen-Orient, tout cela ressemble à un indécent remake télévisuel
d'autres interventions grotesques auxquelles nous avons pris part ailleurs
dans le monde. Les troupes françaises ne resteront au Mali que "quelques
semaines", nous assurent Hollande et ses acolytes. N'est-ce pas ce que nous
avions dit quand des soldats britanniques ont fait leur apparition dans les rues
de l'Irlande du Nord, avant d'y passer des décennies à combattre ? N'est-ce
pas ce qu'ont dit les Israéliens quand ils sont entrés au Liban en 1982, avant
d'y rester 18 ans ? N'est-ce pas ce que nous croyions quand nous avons
envahi l'Afghanistan ? Que nos petits gars n'y essuieraient sans doute même
pas un coup de feu ?
Ce vieux filou de Bernard Kouchner s'est livré la semaine dernière à un
spectacle incroyable, exigeant avec malveillance que des troupes britanniques
viennent sur le sol malien aider les Français à combattre le "terrorisme"
islamiste. Des flammes de cynisme et de patriotisme (mélange typiquement
français) éclairaient son regard tandis qu'il nous faisait son petit numéro
façon Entente cordiale de 1914 sur le mode "nous aurons atteint
Tombouctou avant Noël". Mais pourquoi "nous", Occidentaux, sommes-nous
au Mali ? Combien de lecteurs connaissaient il y a seulement deux semaines
le nom de la capitale malienne (levez la main, chers lecteurs honnêtes et
francs) ?
Hier, j'ai aussi téléphoné à un autre ami, un ancien légionnaire français.
Pourquoi la France est-elle au Mali ? lui ai-je demandé. "Eh bien, ils disent que
les islamistes risquaient d'atteindre Bamako et qu'on se serait retrouvé dans
une situation façon talibans à Kaboul, avec un Etat tombé aux mains
d'extrémistes. Mais, personnellement, je ne comprends pas. Le Mali est une
construction artificielle, dont les habitants du Nord, en particulier les
Touaregs, ont toujours refusé l'autorité d'un gouvernement noir, et du Sud.
C'est une question tribale, derrière un voile d'‘islamisme'. Et maintenant, on
s'en sort comment, de ce cirque ?"
L'ire de Kouchner "le Croisé"
Peut-être devrions-nous poser la question à Mokhtar Belmokhtar, "cerveau"
présumé (on remarquera ici la rhétorique très BD à laquelle nous en sommes
réduits pour désigner ces vagabonds) de la prise d'otages algérienne. Cet
homme n'est autre que le "légendaire (remarquez encore l'adjectif) Mister
Marlboro", dont l'intérêt pour la contrebande et les ceintures explosives
bourrées de Semtex semble largement dépasser le sens qu'il a de ses devoirs
envers l'Islam.
Les journalistes nord-africains connaissent bien Belmokhtar et son trafic
transfrontalier de cigarettes, d'armes, de 4 x 4, de drogues, de diamants et
d'immigrés clandestins, et ils sont aussi consternés de voir aujourd'hui
l'Algérie (d'ailleurs terre natale de Belmokhtar) engagée dans la croisade
occidentale au Mali. Les survols de l'espace aérien algérien font l'objet
d'amères critiques dans la presse algérienne (ce qu'on ignore superbement à
Londres, où les "guerres contre le terrorisme" l'emportent sur le sentiment
de l'opinion algérienne), décriés comme autant d'humiliations de l'Algérie par
ses anciens colonisateurs.
Mais pourquoi nous soucier des Algériens quand ils ont pour nos morts le
même mépris que nous avons toujours manifesté pour les musulmans morts
en Irak, en Afghanistan ou encore en Palestine ? Vous noterez que la Syrie se
trouve temporairement classée dans une autre catégorie : notre désir de
détruire Bachar El-Assad nous permet en effet de faire de toutes ses victimes
des Occidentaux à titre honorifique. Etonnant, ce phénomène. Car parmi les
rebelles qui affrontent l'impitoyable Assad figurent des gens très semblables à
ce monsieur Belmokhtar et à ses joyeux islamistes, ceux-là même qui
suscitent l'ire de Kouchner "le Croisé".
Mais, serait-ce un vieux relent d'insanité coloniale que je reconnais là ? On
continue le long du fleuve Niger [référence à Carry on... up the Khyber, un
film satirique sur les Britanniques en Inde] ? Des troupes françaises qui
combattent des insurgés. Des "terroristes" qui battent en retraite. Des gros
titres qui rappellent ceux de 1954 à 1962. Dans un pays qui s'appelle
l'Algérie.
Or, croyez-moi, cette guerre-là, les Français ne l'ont pas gagnée.
The Independent . Robert Fisk
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