PRÈS DE 80 000 OPÉRATIONS CLANDESTINES PAR AN
L'interruption volontaire de la grossesse est interdite en Algérie, elle est même passible des tribunaux. Entre la crainte de la justice et la pudeur, cette pratique est très rarement évoquée dans le débat public. Pourtant, elle existe, cachée, clandestine. Enquête sur un tabou contourné et contournable... non sans risque.
Tout le monde connaît ce phénomène mais personne n'ose en parler par peur de froisser un ordre social préétabli. L'avortement clandestin. Un terrible phénomène en prolifération et qui rime avec honte, indignité et déshonneur! Devant l'omerta de la société, l'avortement clandestin continue de faire des ravages. Une bonne partie des femmes qui ont subi l'interruption volontaire de grossesse n'en sortent pas indemnes. Les conséquences sanitaires sont hallucinantes. «Des cas de perforation utérine, de stérilité, d'infection, d'anémie aiguë ou de décès, suite à un avortement, sont fréquents», explique la responsable d'une association des droits des femmes qui a souhaité garder l'anonymat pour, dit-elle, protéger son association. «Je ne veux pas que le grand public sache qu'on aide les femmes qui veulent avorter», se justifie-t-elle. «On enregistre quelque 80000 avortements /an contre 775.000 grossesses», ajoute la même responsable qui précise que ces chiffres sont approximatifs étant donné que les avortements se font dans le silence et de façon clandestine.
Pour percer le mystère qui entoure ce phénomène social, on a tenté de répondre à certains questionnements dans le cadre d'une enquête que nous avons menée. Les personnes qui pratiquent ces avortements sont-elles des professionnelles de la santé, des médecins gynécologues ou tout simplement des charlatans? Pourquoi le font-elles? Par appât du gain ou par simple conviction, c'est-à-dire donner une alternative aux femmes en détresse qui veulent avorter? Avec une consoeur nous nous sommes fait passer pour un couple qui allait avoir un enfant hors mariage. Nous avons réussi à nous débrouiller quelques adresses où dit-on, on pratique l'avortement. C'est ainsi que nous sommes partis à la découverte des dessous du monde de l'avortement clandestin. Un véritable empire où règne la loi du silence. Suivez ce faux couple à la découverte d'un monde clandestin...toléré par l'Etat.
L'exception et la règle
On imagine que c'est dans la pénombre d'une cave que se pratiquent les IVG (interruption volontaire de grossesse). Mais la première adresse que nous avons obtenue nous mène dans un quartier chic sur les hauteurs d'Alger! A première vue, rien d'anormal: une salle d'attente comme tant d'autres, des femmes enceintes, d'autres pas, attendent leur tour en papotant. Arrive, enfin, notre tour. Le gynécologue, un sexagénaire, la mine d'un papy au regard fuyant, nous reçoit. Nous lui exposons notre problème. Furieux, il se défend et affirme ne pas pratiquer l'interruption de grossesse. «Qui vous a dit que je m'adonnais à cette pratique?», demande-t-il, plutôt crispé. Lorsque nous donnons le nom de la personne qui nous a recommandés, revirement de situation: son visage s'illumine et enfin il se détend. «Oui, effectivement, je peux le faire, mais seulement sur recommandation. Vous savez que c'est interdit? Si on m'attrape, je risque des poursuites et même la fermeture de mon cabinet. On ne peut pas faire confiance à tout le monde», s'excuse-t-il, avant de revenir sur l'objet de notre visite. «Vous devez bien réfléchir avant de prendre une telle décision. Un enfant c'est difficile à assumer, mais se faire avorter, c'est encore plus difficile à supporter psychologiquement.»
Puis, il ajoute, paternel: «Réfléchissez à une autre alternative, dit-il à ma compagne d'enquête. Vous êtes venue avec le père de l'enfant, c'est donc qu'il est prêt à l'assumer. Pensez à le garder. Concertez-vous encore, prenez un ou deux jours et si vous êtes sûrs de votre décision revenez me voir», avant de nous conseiller une psychologue. «Quelle que soit la décision que vous prendrez, consultez-la, elle vous aidera à surmonter cette épreuve. C'est une amie, elle est d'une aide précieuse.»
Intimidés par son ton solennel, nous osons quand même lui demander ce que son intervention pourrait nous coûter. «40.000 DA, dit-il, mais ne vous inquiétez pas pour l'argent. On pourra s'arranger et même si vous n'avez pas d'argent ce n'est pas grave. L'important est de prendre une décision réfléchie, sinon vous risquez d'avoir des remords toute votre vie. Une telle intervention est très traumatisante pour les femmes.»
Avant de partir, il nous fait un petit cours sur les différents avortements. «Si comme dans votre cas la grossesse n'est pas très avancée, on peut l'interrompre seulement avec des médicaments. Mais si elle est avancée, une intervention chirurgicale, un curetage, s'impose.» Puis, il précise aux novices que nous sommes, que dans certains cas, l'interruption volontaire de grossesse (IVG) médicamenteuse pourrait ne pas réussir. «Dans ce cas, la chirurgie est impérative», précise t-il. Nous sortons de son cabinet avec quelques préjugés en moins. Ce médecin plein d'humanité nous a fait la démonstration que la motivation première de ces praticiens qui prennent le risque d'être rayés de l'ordre, n'est pas seulement financière.
Bouleversantes confessions du médecin
Second rendez-vous avec un autre gynécologue. Nous nous présentons, cette fois, sous notre véritable identité et précisons que nous sommes journalistes. Ce gynécologue, qui pratique l'IVG, a une réputation de médecin honnête. «Nous le faisons pour permettre aux femmes d'avoir une autre alternative que de jeter leur enfant dans les poubelles», affirme-t-il d'emblée. «Avant, j'étais contre cette pratique médicale. Pour moi, c'était un acte anti-professionnel et immoral, contraire à la déontologie. Mais un jour une rencontre a changé ma vision des choses.»
E
t de raconter, encore bouleversé: «J'ai rencontré une jeune femme qui avait été violée à l'âge de 16 ans par son oncle, à la suite de ce viol elle était tombée enceinte. Ayant appris la nouvelle, sa famille l'a reniée et jetée à la rue. Elle s'est retrouvée à 16 ans sans réconfort et avec personne pour la soutenir. Elle a été obligée de se prostituer pour survivre. Par la suite, j'ai fait la découverte d'autres cas plus dramatiques. Il y a même des jeunes filles qui se donnent la mort. J'ai abandonné mes préjugés pour me rendre compte que l'avortement peut sauver des vies. J'ai alors décidé de prendre mes responsabilités pour aider ces jeune filles qui, la plupart du temps, sont des victimes.»
Connu sur la place d'Alger comme le «bon samaritain» des femmes qui ne veulent pas, ou ne peuvent pas garder leur enfant, il regrette cependant, que certains de ses confrères en fassent un véritable commerce: «Il ne faut pas se voiler la face, les médecins qui pratiquent l'avortement par conviction sont rares. La majorité de mes collègues ne le font que pour l'argent.» D'ailleurs, il nous donne quelques adresses. «Vous verrez comment on se fait de l'argent avec le malheur des autres», dénonce-t-il en traitant cette catégorie de médecins «d'inhumains, voire même d'animaux».
Opérez, opérez... opérez vite!
Moralement secoués, nos certitudes déstabilisées, nous poursuivons notre «auscultation» des méandres de cet univers émouvant.
Troisième rendez-vous: nous sommes de nouveau un couple qui attend un enfant alors que nous ne sommes pas mariés. Nous frappons à la porte d'une clinique située au centre d'Alger. Changement de décor. Une infirmière bien en chair, à la voix nasillarde nous accueille à l'entrée. Contrairement aux premiers cabinets visités, l'hygiène de cette clinique est plutôt douteuse. Dans la salle d'attente, les patients se regardent d'un air soupçonneux. Un silence lourd pèse. L'anxiété des femmes est palpable. Personne ne parle, mais tout le monde a l'air de se comprendre. Terrible attente de quelques heures.
Enfin, l'infirmière nous apostrophe: «C'est votre tour!» Dès notre entrée dans la salle de soins nous sommes accueillis avec un sourire visiblement commercial par un médecin moustachu, qui a plus l'air d'un boucher que d'un gynécologue. Il semble pressé: «Il vous en coûtera 50 000 dinars», avant même que nous n'ayons ouvert la bouche. Comment a-t-il su que nous étions là pour un avortement? «C'est l'expérience... un aussi jeune couple qui vient me voir ensemble», répond-il dans un éclat de rire. Puis, plus sérieusement: «Dès que vous aurez l'argent, revenez me voir, je vous ferais sur place un curetage. Si vous avez déjà l'argent, on pourra faire cela dès demain. Voyez avec mon infirmière pour un autre rendez-vous.» La consultation est terminée. Aucune question médicale, aucun conseil, pas de paroles réconfortantes, ni même la vérification effective de la grossesse. Ici, seul l'argent compte.
Nous continuons...
L'interruption volontaire de la grossesse est interdite en Algérie, elle est même passible des tribunaux. Entre la crainte de la justice et la pudeur, cette pratique est très rarement évoquée dans le débat public. Pourtant, elle existe, cachée, clandestine. Enquête sur un tabou contourné et contournable... non sans risque.
Tout le monde connaît ce phénomène mais personne n'ose en parler par peur de froisser un ordre social préétabli. L'avortement clandestin. Un terrible phénomène en prolifération et qui rime avec honte, indignité et déshonneur! Devant l'omerta de la société, l'avortement clandestin continue de faire des ravages. Une bonne partie des femmes qui ont subi l'interruption volontaire de grossesse n'en sortent pas indemnes. Les conséquences sanitaires sont hallucinantes. «Des cas de perforation utérine, de stérilité, d'infection, d'anémie aiguë ou de décès, suite à un avortement, sont fréquents», explique la responsable d'une association des droits des femmes qui a souhaité garder l'anonymat pour, dit-elle, protéger son association. «Je ne veux pas que le grand public sache qu'on aide les femmes qui veulent avorter», se justifie-t-elle. «On enregistre quelque 80000 avortements /an contre 775.000 grossesses», ajoute la même responsable qui précise que ces chiffres sont approximatifs étant donné que les avortements se font dans le silence et de façon clandestine.
Pour percer le mystère qui entoure ce phénomène social, on a tenté de répondre à certains questionnements dans le cadre d'une enquête que nous avons menée. Les personnes qui pratiquent ces avortements sont-elles des professionnelles de la santé, des médecins gynécologues ou tout simplement des charlatans? Pourquoi le font-elles? Par appât du gain ou par simple conviction, c'est-à-dire donner une alternative aux femmes en détresse qui veulent avorter? Avec une consoeur nous nous sommes fait passer pour un couple qui allait avoir un enfant hors mariage. Nous avons réussi à nous débrouiller quelques adresses où dit-on, on pratique l'avortement. C'est ainsi que nous sommes partis à la découverte des dessous du monde de l'avortement clandestin. Un véritable empire où règne la loi du silence. Suivez ce faux couple à la découverte d'un monde clandestin...toléré par l'Etat.
L'exception et la règle
On imagine que c'est dans la pénombre d'une cave que se pratiquent les IVG (interruption volontaire de grossesse). Mais la première adresse que nous avons obtenue nous mène dans un quartier chic sur les hauteurs d'Alger! A première vue, rien d'anormal: une salle d'attente comme tant d'autres, des femmes enceintes, d'autres pas, attendent leur tour en papotant. Arrive, enfin, notre tour. Le gynécologue, un sexagénaire, la mine d'un papy au regard fuyant, nous reçoit. Nous lui exposons notre problème. Furieux, il se défend et affirme ne pas pratiquer l'interruption de grossesse. «Qui vous a dit que je m'adonnais à cette pratique?», demande-t-il, plutôt crispé. Lorsque nous donnons le nom de la personne qui nous a recommandés, revirement de situation: son visage s'illumine et enfin il se détend. «Oui, effectivement, je peux le faire, mais seulement sur recommandation. Vous savez que c'est interdit? Si on m'attrape, je risque des poursuites et même la fermeture de mon cabinet. On ne peut pas faire confiance à tout le monde», s'excuse-t-il, avant de revenir sur l'objet de notre visite. «Vous devez bien réfléchir avant de prendre une telle décision. Un enfant c'est difficile à assumer, mais se faire avorter, c'est encore plus difficile à supporter psychologiquement.»
Puis, il ajoute, paternel: «Réfléchissez à une autre alternative, dit-il à ma compagne d'enquête. Vous êtes venue avec le père de l'enfant, c'est donc qu'il est prêt à l'assumer. Pensez à le garder. Concertez-vous encore, prenez un ou deux jours et si vous êtes sûrs de votre décision revenez me voir», avant de nous conseiller une psychologue. «Quelle que soit la décision que vous prendrez, consultez-la, elle vous aidera à surmonter cette épreuve. C'est une amie, elle est d'une aide précieuse.»
Intimidés par son ton solennel, nous osons quand même lui demander ce que son intervention pourrait nous coûter. «40.000 DA, dit-il, mais ne vous inquiétez pas pour l'argent. On pourra s'arranger et même si vous n'avez pas d'argent ce n'est pas grave. L'important est de prendre une décision réfléchie, sinon vous risquez d'avoir des remords toute votre vie. Une telle intervention est très traumatisante pour les femmes.»
Avant de partir, il nous fait un petit cours sur les différents avortements. «Si comme dans votre cas la grossesse n'est pas très avancée, on peut l'interrompre seulement avec des médicaments. Mais si elle est avancée, une intervention chirurgicale, un curetage, s'impose.» Puis, il précise aux novices que nous sommes, que dans certains cas, l'interruption volontaire de grossesse (IVG) médicamenteuse pourrait ne pas réussir. «Dans ce cas, la chirurgie est impérative», précise t-il. Nous sortons de son cabinet avec quelques préjugés en moins. Ce médecin plein d'humanité nous a fait la démonstration que la motivation première de ces praticiens qui prennent le risque d'être rayés de l'ordre, n'est pas seulement financière.
Bouleversantes confessions du médecin
Second rendez-vous avec un autre gynécologue. Nous nous présentons, cette fois, sous notre véritable identité et précisons que nous sommes journalistes. Ce gynécologue, qui pratique l'IVG, a une réputation de médecin honnête. «Nous le faisons pour permettre aux femmes d'avoir une autre alternative que de jeter leur enfant dans les poubelles», affirme-t-il d'emblée. «Avant, j'étais contre cette pratique médicale. Pour moi, c'était un acte anti-professionnel et immoral, contraire à la déontologie. Mais un jour une rencontre a changé ma vision des choses.»
E
t de raconter, encore bouleversé: «J'ai rencontré une jeune femme qui avait été violée à l'âge de 16 ans par son oncle, à la suite de ce viol elle était tombée enceinte. Ayant appris la nouvelle, sa famille l'a reniée et jetée à la rue. Elle s'est retrouvée à 16 ans sans réconfort et avec personne pour la soutenir. Elle a été obligée de se prostituer pour survivre. Par la suite, j'ai fait la découverte d'autres cas plus dramatiques. Il y a même des jeunes filles qui se donnent la mort. J'ai abandonné mes préjugés pour me rendre compte que l'avortement peut sauver des vies. J'ai alors décidé de prendre mes responsabilités pour aider ces jeune filles qui, la plupart du temps, sont des victimes.»
Connu sur la place d'Alger comme le «bon samaritain» des femmes qui ne veulent pas, ou ne peuvent pas garder leur enfant, il regrette cependant, que certains de ses confrères en fassent un véritable commerce: «Il ne faut pas se voiler la face, les médecins qui pratiquent l'avortement par conviction sont rares. La majorité de mes collègues ne le font que pour l'argent.» D'ailleurs, il nous donne quelques adresses. «Vous verrez comment on se fait de l'argent avec le malheur des autres», dénonce-t-il en traitant cette catégorie de médecins «d'inhumains, voire même d'animaux».
Opérez, opérez... opérez vite!
Moralement secoués, nos certitudes déstabilisées, nous poursuivons notre «auscultation» des méandres de cet univers émouvant.
Troisième rendez-vous: nous sommes de nouveau un couple qui attend un enfant alors que nous ne sommes pas mariés. Nous frappons à la porte d'une clinique située au centre d'Alger. Changement de décor. Une infirmière bien en chair, à la voix nasillarde nous accueille à l'entrée. Contrairement aux premiers cabinets visités, l'hygiène de cette clinique est plutôt douteuse. Dans la salle d'attente, les patients se regardent d'un air soupçonneux. Un silence lourd pèse. L'anxiété des femmes est palpable. Personne ne parle, mais tout le monde a l'air de se comprendre. Terrible attente de quelques heures.
Enfin, l'infirmière nous apostrophe: «C'est votre tour!» Dès notre entrée dans la salle de soins nous sommes accueillis avec un sourire visiblement commercial par un médecin moustachu, qui a plus l'air d'un boucher que d'un gynécologue. Il semble pressé: «Il vous en coûtera 50 000 dinars», avant même que nous n'ayons ouvert la bouche. Comment a-t-il su que nous étions là pour un avortement? «C'est l'expérience... un aussi jeune couple qui vient me voir ensemble», répond-il dans un éclat de rire. Puis, plus sérieusement: «Dès que vous aurez l'argent, revenez me voir, je vous ferais sur place un curetage. Si vous avez déjà l'argent, on pourra faire cela dès demain. Voyez avec mon infirmière pour un autre rendez-vous.» La consultation est terminée. Aucune question médicale, aucun conseil, pas de paroles réconfortantes, ni même la vérification effective de la grossesse. Ici, seul l'argent compte.
Nous continuons...
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