En 2011, alors que les peuples tunisien, puis égyptien, libyen et syrien se sont soulevés contre les régimes politiques en place, le Maroc n'a pas cillé. Ce qui ne signifie pas pour autant que le pays est en inertie politique, bien au contraire, explique Jean Pierre Massias, professeur de droit et consultant auprès du Conseil de l'Europe.
La publication récente de deux documents concernant le Maroc vient renforcer le débat sur l'intensité et la réalité des transformations démocratiques intervenues dans ce pays.
D'une part, le Conseil national des droits de l'Homme (CNDH) vient de rendre publics quatre textes – relatifs à l'amélioration des conditions d'exercice de la justice constitutionnelle, à la création d'une exception d'inconstitutionnalité, à l'encadrement des pouvoirs de la justice militaire et à la création d'un Conseil supérieur du pouvoir judiciaire – qui témoignent d'une volonté de consolidation démocratique véritable. Ces mesures, pour la plupart prévues par la nouvelle Constitution, ont été soumises à l'approbation du monarque.
D'autre part, le rapporteur spécial de l'ONU Juan Mendez, dans un rapport rendu public le 4 mars, dénonce le fait qu'en dépit d'une volonté "de la part de différentes autorités, notamment le ministère des Affaires étrangères et la délégation interministérielle aux droits de l’Homme, de bâtir une culture institutionnelle qui permette d’interdire et de prévenir la torture et les mauvais traitements", "les mauvais traitements n’ont pas disparu" au Maroc.
La transition démocratique marocaine a débuté en 1999
Cette contradiction est révélatrice du paradoxe de la transition démocratique marocaine, des modalités de son déroulement et de sa spécificité au regard des "révolutions" intervenues à la suite du printemps 2011 dans d'autres États du monde arabe.
Les mutations intervenues au Maroc sont consécutives de l'arrivée sur le trône du roi Mohamed VI. Ainsi, dès 1999, un certain nombre de prisonniers politiques, dont l'opposant historique M Abraham Sarfaty, ont été libérés. En 2004, est mise en place l'instance "Équité et réconciliation" qui – sur le modèle sud africain – doit recueillir la parole des victimes de la répression. Enfin, au-delà de mutations considérables du système juridique, une très importante réforme constitutionnelle est adoptée en 2011. Elle permet la mise en place d'une monarchie constitutionnelle assise sur la séparation des pouvoirs et autorise le développement d'un gouvernement issu d'élections pluralistes et disposant de pouvoirs conséquents.
A la fin de l'année 2011, les élections législatives voient la victoire du parti de la justice et du développement et la nomination de son principal dirigeant, AbdelIlah Benkiran, comme Premier ministre.
Une démocratisation "encadrée"
Toutefois, cette réalité démocratique, incontestable, doit être confrontée à deux autres réalités.
La première réside tout d'abord dans le maintien – tout au long de ces années et quelles que soient les réformes engagées – d'une capacité répressive des autorités marocaines qui vont soutenir des actions policières dont l'intensité semble difficilement compatible avec la dynamique réformatrice. Parfois confrontées à la violence terroriste ou aux mouvements séparatistes, les forces de sécurité marocaines vont faire montre de pratiques largement évoquées et dénoncées par les observateurs et dont Juan Mendez se fait l'écho dans son rapport.
De plus, le processus de transformation du Maroc sera conduit dans une perspective particulière associant étroitement changement démocratique et stabilité politique et qui fera du maintien du trône, de son autorité et de la plupart de ses pouvoirs, la condition préalable à toute réforme d'envergure. Le paradoxe de cette démocratisation "encadrée" sera encore plus fort à partir de 2011 et des révolutions arabes qui détruiront les pouvoirs en place (en Tunisie et en Égypte notamment) avant même toute véritable tentative de reconstruction démocratique, faisant naître, dans l'esprit de nombre d'observateurs, un sentiment de frustration.
Toutefois, même s'il apparaît moins "radical", le processus de transformation du pays impulsé par le roi jouit, à ce titre, d’une cohérence et d’une continuité qui participent grandement de sa crédibilité et de ses chances de réussite. La transition démocratique marocaine a déjà libéré un certain nombre de victimes, mis en place un organe de vérité et de réconciliation et s’est engagée dans la voie de la modernisation constitutionnelle.
La démocratie marocaine doit continuer à se consolider
Néanmoins, et le rapport de Juan Mendez le prouve encore aujourd'hui, c’est assurément dans sa capacité à progresser régulièrement que va se mesurer l’effet véritablement démocratisant de cette stratégie de transformation. En effet, le Maroc est, et sera encore plus dans les années à venir, confronté à des problématiques complexes et potentiellement déstabilisantes : la question du Sahara occidental, les inégalités sociales, la nécessité de concilier la lutte anti-terroriste avec les exigences de l'État de droit. C’est ici que la nouvelle démocratie devra faire la preuve de sa capacité de consolidation.
Dans cette perspective, le contenu des rapports du Conseil national des droits de l'Homme intervenant à l'issue du procès de Gdeim Izik (au cours duquel 24 prévenus sahraouis ont été condamnés à des peines allant de 2 ans à la prison à perpétuité) apparait très important. Tirant les enseignements des exigences imposées par la nouvelle Constitution, il s'engage vers une réforme majeure du système judiciaire protégeant les citoyens marocains de la juridiction militaire, désormais strictement limitée aux seuls procès militaires ou impliquant un militaire accusé d’atteinte à la sécurité de l’État ou de terrorisme.
De même, l'ouverture d'un débat sur l'abrogation de la peine de mort et les réflexions engagées quant à la dépénalisation des délits de presse sont des indicateurs qu'il ne faut en rien négliger
Au-delà des contradictions et de la nécessité – impérative – de mettre fin aux pratiques dénoncées par Juan Mendez, c'est bien dans cette perspective qu'il convient de lire l'actualité du Maroc, celle d'une construction régulière d'un environnement juridique et politique compatible avec les standards internationaux de protection des droits de la personne, garantissant, par l'autorité royale, la stabilité et la sécurité.
J'écrivais en 2011, à l'occasion de l'adoption de la nouvelle Constitution, que la mobilisation sociale n’était pas la seule condition de la réussite de la démocratisation marocaine. C’est également ici qu’apparaitra le véritable visage du monarque marocain : alors que son habilité politique lui aura permis d’éviter le sort de ses voisins s’accrochant pathétiquement à leur pouvoir autoritaire, c’est en effet son positionnement personnel au sein des nouvelles institutions – et donc son sens de la démocratie face aux crises futures – qui fera de lui un authentique homme d’État.
Le soutien apporté par Mohamed VI aux propositions formulées par le Conseil national des droits de l'Homme montre aujourd'hui que c'est bien dans cette voie que s'engage, et doit persévérer, la monarchie chérifienne.
Le nouvel Obs
La publication récente de deux documents concernant le Maroc vient renforcer le débat sur l'intensité et la réalité des transformations démocratiques intervenues dans ce pays.
D'une part, le Conseil national des droits de l'Homme (CNDH) vient de rendre publics quatre textes – relatifs à l'amélioration des conditions d'exercice de la justice constitutionnelle, à la création d'une exception d'inconstitutionnalité, à l'encadrement des pouvoirs de la justice militaire et à la création d'un Conseil supérieur du pouvoir judiciaire – qui témoignent d'une volonté de consolidation démocratique véritable. Ces mesures, pour la plupart prévues par la nouvelle Constitution, ont été soumises à l'approbation du monarque.
D'autre part, le rapporteur spécial de l'ONU Juan Mendez, dans un rapport rendu public le 4 mars, dénonce le fait qu'en dépit d'une volonté "de la part de différentes autorités, notamment le ministère des Affaires étrangères et la délégation interministérielle aux droits de l’Homme, de bâtir une culture institutionnelle qui permette d’interdire et de prévenir la torture et les mauvais traitements", "les mauvais traitements n’ont pas disparu" au Maroc.
La transition démocratique marocaine a débuté en 1999
Cette contradiction est révélatrice du paradoxe de la transition démocratique marocaine, des modalités de son déroulement et de sa spécificité au regard des "révolutions" intervenues à la suite du printemps 2011 dans d'autres États du monde arabe.
Les mutations intervenues au Maroc sont consécutives de l'arrivée sur le trône du roi Mohamed VI. Ainsi, dès 1999, un certain nombre de prisonniers politiques, dont l'opposant historique M Abraham Sarfaty, ont été libérés. En 2004, est mise en place l'instance "Équité et réconciliation" qui – sur le modèle sud africain – doit recueillir la parole des victimes de la répression. Enfin, au-delà de mutations considérables du système juridique, une très importante réforme constitutionnelle est adoptée en 2011. Elle permet la mise en place d'une monarchie constitutionnelle assise sur la séparation des pouvoirs et autorise le développement d'un gouvernement issu d'élections pluralistes et disposant de pouvoirs conséquents.
A la fin de l'année 2011, les élections législatives voient la victoire du parti de la justice et du développement et la nomination de son principal dirigeant, AbdelIlah Benkiran, comme Premier ministre.
Une démocratisation "encadrée"
Toutefois, cette réalité démocratique, incontestable, doit être confrontée à deux autres réalités.
La première réside tout d'abord dans le maintien – tout au long de ces années et quelles que soient les réformes engagées – d'une capacité répressive des autorités marocaines qui vont soutenir des actions policières dont l'intensité semble difficilement compatible avec la dynamique réformatrice. Parfois confrontées à la violence terroriste ou aux mouvements séparatistes, les forces de sécurité marocaines vont faire montre de pratiques largement évoquées et dénoncées par les observateurs et dont Juan Mendez se fait l'écho dans son rapport.
De plus, le processus de transformation du Maroc sera conduit dans une perspective particulière associant étroitement changement démocratique et stabilité politique et qui fera du maintien du trône, de son autorité et de la plupart de ses pouvoirs, la condition préalable à toute réforme d'envergure. Le paradoxe de cette démocratisation "encadrée" sera encore plus fort à partir de 2011 et des révolutions arabes qui détruiront les pouvoirs en place (en Tunisie et en Égypte notamment) avant même toute véritable tentative de reconstruction démocratique, faisant naître, dans l'esprit de nombre d'observateurs, un sentiment de frustration.
Toutefois, même s'il apparaît moins "radical", le processus de transformation du pays impulsé par le roi jouit, à ce titre, d’une cohérence et d’une continuité qui participent grandement de sa crédibilité et de ses chances de réussite. La transition démocratique marocaine a déjà libéré un certain nombre de victimes, mis en place un organe de vérité et de réconciliation et s’est engagée dans la voie de la modernisation constitutionnelle.
La démocratie marocaine doit continuer à se consolider
Néanmoins, et le rapport de Juan Mendez le prouve encore aujourd'hui, c’est assurément dans sa capacité à progresser régulièrement que va se mesurer l’effet véritablement démocratisant de cette stratégie de transformation. En effet, le Maroc est, et sera encore plus dans les années à venir, confronté à des problématiques complexes et potentiellement déstabilisantes : la question du Sahara occidental, les inégalités sociales, la nécessité de concilier la lutte anti-terroriste avec les exigences de l'État de droit. C’est ici que la nouvelle démocratie devra faire la preuve de sa capacité de consolidation.
Dans cette perspective, le contenu des rapports du Conseil national des droits de l'Homme intervenant à l'issue du procès de Gdeim Izik (au cours duquel 24 prévenus sahraouis ont été condamnés à des peines allant de 2 ans à la prison à perpétuité) apparait très important. Tirant les enseignements des exigences imposées par la nouvelle Constitution, il s'engage vers une réforme majeure du système judiciaire protégeant les citoyens marocains de la juridiction militaire, désormais strictement limitée aux seuls procès militaires ou impliquant un militaire accusé d’atteinte à la sécurité de l’État ou de terrorisme.
De même, l'ouverture d'un débat sur l'abrogation de la peine de mort et les réflexions engagées quant à la dépénalisation des délits de presse sont des indicateurs qu'il ne faut en rien négliger
Au-delà des contradictions et de la nécessité – impérative – de mettre fin aux pratiques dénoncées par Juan Mendez, c'est bien dans cette perspective qu'il convient de lire l'actualité du Maroc, celle d'une construction régulière d'un environnement juridique et politique compatible avec les standards internationaux de protection des droits de la personne, garantissant, par l'autorité royale, la stabilité et la sécurité.
J'écrivais en 2011, à l'occasion de l'adoption de la nouvelle Constitution, que la mobilisation sociale n’était pas la seule condition de la réussite de la démocratisation marocaine. C’est également ici qu’apparaitra le véritable visage du monarque marocain : alors que son habilité politique lui aura permis d’éviter le sort de ses voisins s’accrochant pathétiquement à leur pouvoir autoritaire, c’est en effet son positionnement personnel au sein des nouvelles institutions – et donc son sens de la démocratie face aux crises futures – qui fera de lui un authentique homme d’État.
Le soutien apporté par Mohamed VI aux propositions formulées par le Conseil national des droits de l'Homme montre aujourd'hui que c'est bien dans cette voie que s'engage, et doit persévérer, la monarchie chérifienne.
Le nouvel Obs
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