Ces dix-sept pages auraient suffi. Datées du 17 mars 1905, elles contiennent une intuition sur la nature de la lumière suffisamment novatrice pour fonder à elle seule une jolie légende scientifique. Un auteur sortant de l'anonymat pour brandir, à 26 ans, une thèse iconoclaste qui lui vaudra seize ans plus tard un prix Nobel : rien ne manque pour brosser l'un de ces portraits édifiants de génie précoce dont raffolent les manuels.
Evidemment, ces dix-sept pages n'ont pas suffi à Albert Einstein. Trois mois après cette première parution, il poursuit, en juin, son "année miraculeuse" en posant, dans la même revue Annalen der Physik, les fondations de sa théorie de la relativité. Celle-ci lui vaudra un tout autre statut, de grand savant de l'humanité, à côté d'un Newton ou d'un Galilée.
De ses deux coups de génie de jeunesse qui irrigueront toute la physique du XXe siècle, Einstein aura largement le temps de suivre les postérités. Pourtant, s'il prolonge lui-même sa théorie de la relativité restreinte avec la généralisation (publiée en 1916), il ne maîtrise pas les implications de son intuition sur la nature de la lumière. Et pour cause.
En fait, les deux voies divergent rapidement pour fonder deux physiques distinctes, si différentes qu'elles restent incompatibles encore aujourd'hui. Alors que la théorie de la relativité prolonge les travaux de Newton et s'inscrit dans la lignée d'une approche classique, l'introduction des quanta de lumière ouvre la voie d'une mécanique quantique en rupture avec la physique du palpable et de l'observable.
Est-ce pour cela qu'Einstein, qui s'est intéressé à la nature de la lumière pour expliquer le très concret effet photoélectrique et à la relativité pour résoudre des problèmes d'horloge, n'a pas accompagné cette révolution après l'avoir fondée ? Toujours est-il que son génie bute sur le quantique au point de contester, plus tard, les avancées du petit groupe des chercheurs qui se lancent avec enthousiasme dans la voie qu'il a ouverte.
Jusqu'à la fin de sa vie, Einstein tentera de concilier la physique de l'infiniment grand, issue de la relativité générale, avec celle de l'infiniment petit, décrite par la mécanique quantique. Sans succès. Quelques années avant sa mort, dans une lettre à son ami Louis de Broglie, il reconnaît cet échec : "Je dois ressembler à une autruche qui sans cesse cache la tête dans le sable pour ne pas faire face aux méchants quanta."
Quanta : le mot explose, comme un attentat, en mars 1905. Einstein l'utilise, pour la première fois, pour suggérer, contre tout ce que croyait la science à l'époque, que la lumière est constituée de grains d'infimes quantités d'énergie qui, vingt ans plus tard, seront baptisés photons. En attendant, l'idée heurte le sens commun, alors convaincu que la lumière n'est qu'une onde.
Pourtant, Einstein ne fait qu'expliciter la théorie élaborée dès 1900 par Max Planck. Mais, pour l'Allemand, cette idée ne constituait qu'un subterfuge, imaginé pour résoudre une anomalie. D'ailleurs, personne n'avait alors mesuré la portée de sa découverte. De sorte que si Planck est aujourd'hui considéré comme le père officiel de la physique quantique, c'est bien Einstein qui en a lancé consciemment la révolution, cinq années plus tard, comme l'a montré l'historien des sciences Thomas Kuhn. Et c'est bien lui qui en subit d'abord les désagréments, longtemps seul face aux critiques incrédules de ses pairs. En proie aussi aux frustrations du pionnier qui avance à tâtons, puisque la lumière persistera longtemps à refuser de l'éclairer sur son comportement ambivalent.
Ondes ou corpuscules ? Les deux peut-être, laisse entendre Einstein dans une lettre, sans parvenir à trouver, malgré plusieurs avancées importantes, le cadre théorique qui pourrait fusionner ces caractéristiques tenues, jusque-là, pour profondément antagoniques. Et ce n'est pas la démonstration expérimentale de l'existence de ces quanta de lumière, en 1916, par un physicien qui cherchait à lui donner tort qui lui offrira la clé.
Pour forger ce qui va devenir la mécanique quantique, il faudra rien de moins qu'un groupe de physiciens dont les plus jeunes avaient à peine 5 ans à la parution de l'article de 1905, et qui professent une admiration sans réserve pour Einstein. Ce sont les Allemands Werner Heisenberg, qui concevra son idée majeure en tournant dans sa tête une phrase d'Einstein, Wolfgang Pauli, auteur à 21 ans d'une brillante étude sur la relativité qui lui vaut les louanges du maître et l'honneur d'être présenté toute sa vie comme son fils spirituel, ainsi que l'Anglais Paul Dirac, futur découvreur de l'antimatière. A peine plus âgé, le Français Louis de Broglie, passé de l'histoire à la physique sous l'influence de son frère. Et trois autres, plus avancés dans la carrière : Max Born, Erwin Schrödinger, et surtout Niels Bohr, le Danois, qui fait figure de mentor parce qu'il a commencé à décrire, dès 1913, l'atome d'hydrogène en termes quantiques, et qu'il les a tous reçus, à intervalles réguliers, dans son institut de Copenhague.
Précoces, iconoclastes, radicaux dans les conséquences à tirer de leurs intuitions, et futurs "nobélisés" : à eux tous, ils retrouvent les qualités d'Albert Einstein, dont ils dessinent un portrait de groupe.
De fait, ils vont mener collectivement, de 1925 à 1926, une révolution de même ampleur que celle réussie par Einstein, seul, en 1905. Leur nombre divise leur notoriété mais ne diminue pas leur génie. Et il n'atténue pas les chocs entre fortes personnalités. Dans le passionnant récit de sa vie, Heisenberg relate des journées et des nuits entières de discussions qui opposent Bohr à Schrödinger, à Copenhague en septembre 1926. Les débats sont si intenses que Schrödinger finit par en tomber malade. La manie des exclusions en moins, les architectes de la physique quantique partagent bien des traits avec les surréalistes. Ils font souffler sur l'art et la science le même vent d'impertinence et d'anticonformisme. Ils violentent les représentations figées et bousculent les images toutes faites.
Celles des atomes, en premier lieu. Pauvres petites choses ! A peine émergent-elles dans la science moderne (principalement depuis les travaux d'Ernest Rutherford en 1911), que la physique quantique ordonne de renoncer à la manière dont on les symbolise. Séduisante, l'analogie les représentait comme un système solaire en réduction, les électrons tournant autour du noyau comme les planètes autour du Soleil, grâce à un succédané de gravitation. Mais si tel était le cas, prouvent les calculs, les électrons s'abattraient immédiatement sur les noyaux, les objets s'effondreraient sur eux-mêmes, notre monde s'écroulerait. Seule la physique quantique, jamais prise en défaut depuis quatre-vingts ans, est capable d'expliquer la stabilité de nos soubassements. Mais à condition de renoncer tout à fait aux images. Et d'user d'un nouveau langage, hermétique au profane, une construction mathématique extrêmement ardue, autrement dit un formalisme.
Evidemment, ces dix-sept pages n'ont pas suffi à Albert Einstein. Trois mois après cette première parution, il poursuit, en juin, son "année miraculeuse" en posant, dans la même revue Annalen der Physik, les fondations de sa théorie de la relativité. Celle-ci lui vaudra un tout autre statut, de grand savant de l'humanité, à côté d'un Newton ou d'un Galilée.
De ses deux coups de génie de jeunesse qui irrigueront toute la physique du XXe siècle, Einstein aura largement le temps de suivre les postérités. Pourtant, s'il prolonge lui-même sa théorie de la relativité restreinte avec la généralisation (publiée en 1916), il ne maîtrise pas les implications de son intuition sur la nature de la lumière. Et pour cause.
En fait, les deux voies divergent rapidement pour fonder deux physiques distinctes, si différentes qu'elles restent incompatibles encore aujourd'hui. Alors que la théorie de la relativité prolonge les travaux de Newton et s'inscrit dans la lignée d'une approche classique, l'introduction des quanta de lumière ouvre la voie d'une mécanique quantique en rupture avec la physique du palpable et de l'observable.
Est-ce pour cela qu'Einstein, qui s'est intéressé à la nature de la lumière pour expliquer le très concret effet photoélectrique et à la relativité pour résoudre des problèmes d'horloge, n'a pas accompagné cette révolution après l'avoir fondée ? Toujours est-il que son génie bute sur le quantique au point de contester, plus tard, les avancées du petit groupe des chercheurs qui se lancent avec enthousiasme dans la voie qu'il a ouverte.
Jusqu'à la fin de sa vie, Einstein tentera de concilier la physique de l'infiniment grand, issue de la relativité générale, avec celle de l'infiniment petit, décrite par la mécanique quantique. Sans succès. Quelques années avant sa mort, dans une lettre à son ami Louis de Broglie, il reconnaît cet échec : "Je dois ressembler à une autruche qui sans cesse cache la tête dans le sable pour ne pas faire face aux méchants quanta."
Quanta : le mot explose, comme un attentat, en mars 1905. Einstein l'utilise, pour la première fois, pour suggérer, contre tout ce que croyait la science à l'époque, que la lumière est constituée de grains d'infimes quantités d'énergie qui, vingt ans plus tard, seront baptisés photons. En attendant, l'idée heurte le sens commun, alors convaincu que la lumière n'est qu'une onde.
Pourtant, Einstein ne fait qu'expliciter la théorie élaborée dès 1900 par Max Planck. Mais, pour l'Allemand, cette idée ne constituait qu'un subterfuge, imaginé pour résoudre une anomalie. D'ailleurs, personne n'avait alors mesuré la portée de sa découverte. De sorte que si Planck est aujourd'hui considéré comme le père officiel de la physique quantique, c'est bien Einstein qui en a lancé consciemment la révolution, cinq années plus tard, comme l'a montré l'historien des sciences Thomas Kuhn. Et c'est bien lui qui en subit d'abord les désagréments, longtemps seul face aux critiques incrédules de ses pairs. En proie aussi aux frustrations du pionnier qui avance à tâtons, puisque la lumière persistera longtemps à refuser de l'éclairer sur son comportement ambivalent.
Ondes ou corpuscules ? Les deux peut-être, laisse entendre Einstein dans une lettre, sans parvenir à trouver, malgré plusieurs avancées importantes, le cadre théorique qui pourrait fusionner ces caractéristiques tenues, jusque-là, pour profondément antagoniques. Et ce n'est pas la démonstration expérimentale de l'existence de ces quanta de lumière, en 1916, par un physicien qui cherchait à lui donner tort qui lui offrira la clé.
Pour forger ce qui va devenir la mécanique quantique, il faudra rien de moins qu'un groupe de physiciens dont les plus jeunes avaient à peine 5 ans à la parution de l'article de 1905, et qui professent une admiration sans réserve pour Einstein. Ce sont les Allemands Werner Heisenberg, qui concevra son idée majeure en tournant dans sa tête une phrase d'Einstein, Wolfgang Pauli, auteur à 21 ans d'une brillante étude sur la relativité qui lui vaut les louanges du maître et l'honneur d'être présenté toute sa vie comme son fils spirituel, ainsi que l'Anglais Paul Dirac, futur découvreur de l'antimatière. A peine plus âgé, le Français Louis de Broglie, passé de l'histoire à la physique sous l'influence de son frère. Et trois autres, plus avancés dans la carrière : Max Born, Erwin Schrödinger, et surtout Niels Bohr, le Danois, qui fait figure de mentor parce qu'il a commencé à décrire, dès 1913, l'atome d'hydrogène en termes quantiques, et qu'il les a tous reçus, à intervalles réguliers, dans son institut de Copenhague.
Précoces, iconoclastes, radicaux dans les conséquences à tirer de leurs intuitions, et futurs "nobélisés" : à eux tous, ils retrouvent les qualités d'Albert Einstein, dont ils dessinent un portrait de groupe.
De fait, ils vont mener collectivement, de 1925 à 1926, une révolution de même ampleur que celle réussie par Einstein, seul, en 1905. Leur nombre divise leur notoriété mais ne diminue pas leur génie. Et il n'atténue pas les chocs entre fortes personnalités. Dans le passionnant récit de sa vie, Heisenberg relate des journées et des nuits entières de discussions qui opposent Bohr à Schrödinger, à Copenhague en septembre 1926. Les débats sont si intenses que Schrödinger finit par en tomber malade. La manie des exclusions en moins, les architectes de la physique quantique partagent bien des traits avec les surréalistes. Ils font souffler sur l'art et la science le même vent d'impertinence et d'anticonformisme. Ils violentent les représentations figées et bousculent les images toutes faites.
Celles des atomes, en premier lieu. Pauvres petites choses ! A peine émergent-elles dans la science moderne (principalement depuis les travaux d'Ernest Rutherford en 1911), que la physique quantique ordonne de renoncer à la manière dont on les symbolise. Séduisante, l'analogie les représentait comme un système solaire en réduction, les électrons tournant autour du noyau comme les planètes autour du Soleil, grâce à un succédané de gravitation. Mais si tel était le cas, prouvent les calculs, les électrons s'abattraient immédiatement sur les noyaux, les objets s'effondreraient sur eux-mêmes, notre monde s'écroulerait. Seule la physique quantique, jamais prise en défaut depuis quatre-vingts ans, est capable d'expliquer la stabilité de nos soubassements. Mais à condition de renoncer tout à fait aux images. Et d'user d'un nouveau langage, hermétique au profane, une construction mathématique extrêmement ardue, autrement dit un formalisme.
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