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Gilles Kepel: dans les pays arabes, "les islamistes sont à leur tour confrontés à l'épreuve du réel"

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  • Gilles Kepel: dans les pays arabes, "les islamistes sont à leur tour confrontés à l'épreuve du réel"

    Propos recueillis par Christian Makarian
    Dans son dernier livre, l'islamologue Gilles Kepel décrypte le grand désordre arabe et dévoile les enjeux géopolitiques de ces mutations. Entretien.

    Pour Gilles Kepel, "la Syrie est la clef de voûte de tout le système moyen-oriental". Ici, des soldats de l'Armée syrienne libre, près de Damas, le 3 février.
    Reuters/Goran Tomasevic
    Il a beau être un spécialiste mondialement connu de l'islam et du monde arabe contemporain, Gilles Kepel n'est pas un universitaire comme les autres. Dans son dernier livre, Passion arabe. Journal, 2011-2013, il a choisi de délaisser pour un temps les conférences internationales, afin de reprendre le chemin de ses premières études et de parcourir tous les pays arabes où ont éclaté des révolutions - aujourd'hui si controversées. Le résultat en est une saine lecture, où se mélangent scènes vécues et analyses profondes, qui permettent, au fil de ce "voyage en Orient", version XXIe siècle, de se pénétrer d'une civilisation en plein déchirement. C'est l'occasion de rencontrer des destins douloureux ou tragiques, mais aussi de découvrir tant d'espoirs manifestés par des hommes et des femmes que Kepel rapproche, de façon émouvante, de notre propre désir de vivre. Cet habitué des couloirs de Sciences po et de l'Institut universitaire de France aura eu le courage de quitter les chemins de l'essai pour faire de l'écriture un exercice de sincérité où l'intellectuel se transforme en témoin. Fort de ce retour aux sources, Gilles Kepel décrypte le grand désordre arabe et dévoile les enjeux géopolitiques.

    Qu'est-ce qui vous a conduit à revenir sur tous les lieux du "printemps arabe"? Est-ce un besoin du chercheur que d'emprunter le chemin du journaliste?


    J'ai voulu, à ma manière, revenir aux sources de l'orientalisme. Ce terme, tant décrié par l'intellectuel palestinien Edward Saïd, qui voyait dans les orientalistes des auxiliaires de la colonisation, désigne en fait une première prise de contact de l'Occident avec le Proche-Orient et l'Afrique du Nord. Or celle-ci s'est faite grâce aux voyages, celui de Volney puis de tous ceux qui l'ont suivi. Opposer "Occidental" et "Arabe" est une absurdité. Le propre de nos échanges est le mélange: c'est à saisir cette mixité du monde global que je me suis essayé. Les révolutions arabes nous ont tous surpris, moi compris, et elles ont fait l'objet de théorisations hâtives. Il m'a semblé que la meilleure façon de comprendre ce qui se déroulait sous nos yeux était encore d'aller voir les lieux et les peuples en mouvement. Pendant presque deux ans, j'ai donc systématiquement refait le tour de tout le monde arabe en pleine turbulence, de la Tunisie à Oman, pour confronter ce que je connaissais depuis quatre décennies à ce que je voyais. Comme un journaliste, je suis allé voir sur place; comme un universitaire, j'ai inscrit ce que j'ai vu dans la mémoire longue.

    Descendre de la chaire professorale, est-ce un moyen de reconnaître que l'on peut se tromper?

    Tout le monde s'est trompé, il faut en convenir. Nous sommes face à des événements qui vont si vite qu'il est très difficile de les anticiper. J'ai voulu remettre les compteurs à zéro, revenir à la base. Par exemple, j'ai passé une journée extraordinaire dans le Fayoum, en Egypte, le jour du second tour de l'élection présidentielle qui opposait Mohammed Morsi à Ahmed Chafik. Dans un village, un électeur nous a expliqué pourquoi il avait voté pour les Frères musulmans; un peu plus tard, les notables du lieu sont venus le frapper pour cette raison. Ce genre d'expérience apporte un éclairage qui est essentiel à la réflexion théorique.

    Les islamologues ont propagé une perception très positive du printemps arabe, tandis que les opinions publiques occidentales ont vécu les événements avec une certaine crainte...

    Au début, il y a eu effectivement un consensus pour trouver les premiers événements formidables. Les jeunes communiquaient sur Facebook, ils tweetaient, ils avaient les mêmes aspirations que la jeunesse occidentale. De quoi mettre les arabisants et les orientalistes à la retraite, puisqu'ils n'avaient rien vu venir. L'émancipation d'une classe moyenne supérieure a constitué le fer de lance des mouvements de masse, auxquels se sont rapidement ralliées les couches de "diplômés-chômeurs". Durant cette phase, les islamistes n'ont joué aucun rôle.

    Comment les islamistes sont-ils entrés dans le jeu, pour finir par prendre le contrôle de tout?

    Sous les régimes dictatoriaux, ils vivaient en clandestinité, mais ils disposaient de structures de résistance constituées sur le modèle des appareils qu'ils combattaient. En Egypte, les Frères musulmans ont produit la copie inversée des moukhabarat, les services secrets du régime précédent. Ils n'étaient pas faits pour mener une révolution, mais pour prendre le pouvoir à long terme. Une fois les régimes renversés par d'autres qu'eux, les Frères ont mis leur appareil en place. Ce qui n'a eu qu'un temps: aujourd'hui, en Tunisie comme en Egypte, on voit monter le conflit entre les classes moyennes sécularisées et la mouvance islamiste. Nous sommes dans la phase 3 des révolutions: la première a vu la jeunesse séculière se lever sans structures, la deuxième a permis aux islamistes de s'emparer des rouages du pouvoir, la troisième montre que ces derniers sont incapables de gérer la situation économique et politique. Aujourd'hui, en Egypte, la popularité du président Morsi est en chute libre. C'est pourquoi il y a sans doute encore des rebondissements à attendre.

    Y a-t-il réellement un pays où la révolution ait produit un mieux?
    C'est en Tunisie que le processus révolutionnaire a été le moins pris en otage par les logiques démagogiques de l'islamisme et de l'arabisme


    C'est en Tunisie que la transition s'est passée de la manière la moins violente. Ce n'est pas un hasard, de même qu'il n'est pas surprenant que tout ait commencé dans ce pays-là. Les élites qui ont porté la révolution étaient en majorité constituées de juristes bilingues, parfaitement à l'aise en arabe et aussi, via la langue française, très inscrits dans la culture internationale ; ils incarnaient la mondialisation réfléchie. Le slogan de la révolution était en français: "Dégage !" C'est en Tunisie que le processus révolutionnaire a été le moins pris en otage par les logiques démagogiques de l'islamisme et de l'arabisme. Même le parti islamiste Ennahdha a engendré un homme comme Jebali, qui s'est rallié à l'islamisme à la cité universitaire d'Antony, tout en devenant ingénieur des Arts et Métiers.

    Est-ce rassurant ou plutôt inquiétant?

    Tout dépend de la manière dont la personne revient à la religion. Quelqu'un comme Jebali paraît capable de faire la synthèse entre la culture occidentale et ses propres racines, sans verser forcément dans l'outrance. Pour la France, il est essentiel que l'expérience tunisienne, malgré ses soubresauts, se solde par une forme de réussite. Car les deux pays sont très proches. Il faut se souvenir que dix députés du parlement tunisien sont français, cinq élus de France du Sud, cinq élus de France du Nord. 8 % de la population tunisienne habite en France, l'évolution politique de ce pays représente un enjeu considérable pour notre pays. Car les révolutions arabes mêlent intimement le sud de la Méditerranée et nos banlieues. Interactions en bien ou en mal, comme le montre l'arrestation de djihadistes de nationalité française au Mali. Par ailleurs, c'est avec la Tunisie que nous avons le plus de facilités d'échanges, voire d'affinités, parmi tous les pays arabes en révolution.
    The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill

  • #2
    Comment l'espoir égyptien a-t-il pu être à ce point trahi?

    Sous Moubarak, les Frères musulmans étaient déjà entrés dans une logique de cogestion avec l'armée: ils géraient l'éducation, le social, le caritatif... Avec l'appui du Qatar, ils ont réalisé une "OPA" sur la révolution: ils ont superposé leur discours unique à la multiplicité des slogans révolutionnaires. La chaîne qatarie Al-Jazira leur a ensuite donné un écho considérable en jouant à la fois le rôle d'imprésario et de sponsor. Pour les téléspectateurs arabes, les Frères sont devenus par ce biais les représentants légitimes de la révolution.

    Quel est le vrai rôle des pétromonarchies comme le Qatar ?

    L'Arabie déteste les Frères musulmans, car ils incarnent un magistère alternatif au wahhabisme, et elle pousse contre eux les salafistes

    Elles ont été, au départ, très décontenancées, effarées même. Parce que c'était une mise en cause des modèles autoritaires, dont les Etats du Golfe sont largement représentatifs ; mais aussi parce que les pétromonarchies ont vite compris qu'elles allaient être sollicitées pour subventionner les sociétés en cessation de paiement. Seuls trois Etats se projettent à l'international avec un vrai poids politique dans le Golfe: l'Arabie, le Qatar et les Emirats. Mais les deux premiers se sont impliqués de façon opposée. L'Arabie saoudite traverse actuellement une crise de gouvernance majeure: le roi est très âgé, la famille régnante est divisée entre différentes factions, si bien que Riyad n'a pas les capacités de déployer sa puissance dans la région. L'Arabie déteste les Frères musulmans, car ils incarnent un magistère alternatif au wahhabisme [doctrine religieuse de l'Arabie saoudite] au sein de l'islam sunnite international, et elle pousse contre eux les salafistes. Ces derniers trouvent leur financement et leurs bases théoriques, non seulement auprès des Saoudiens, mais aussi au Koweït, dont plusieurs milliardaires salafistes financent les groupes djihadistes en Syrie.

    Et le Qatar ?

    Il a eu la politique la plus active en appui aux révolutions, en Tunisie, en Libye, en Egypte. Les Qataris ont largement aidé à mettre en orbite les Frères musulmans comme représentants légitimes des révolutions, car ils voient dans ces derniers l'émanation d'une classe moyenne conservatrice, et ne les pensent pas susceptibles de menacer leurs intérêts. Ils les voient aussi tel un personnel politico-religieux apte à contrebalancer l'influence saoudienne, qui s'exerce au moyen de dizaines de milliers de prédicateurs répandus à travers le monde. Or, avec 200 000 ressortissants, le Qatar se sent fragilisé face à l'Arabie (25 millions d'habitants) et surtout face à l'Iran (80 millions). C'est un pays qui recherche en permanence de l'assurance tous risques à travers un rayonnement international, y compris en France, aussi bien dans les milieux d'affaires que dans les banlieues. Le footballeur réislamisé qui réussit offre un modèle compatible avec le capitalisme. Cependant, depuis les révolutions, les Qataris prennent des risques : en soutenant très activement les Frères musulmans, ils mettent en danger leur propre stratégie. Par exemple, ils ont manifesté un net désaccord avec Paris au sujet de l'intervention française au Mali, ce qui va à l'encontre du rapprochement qu'ils ont entrepris depuis des années.

    Frères musulmans contre salafistes, comment différencier les deux branches de l'islamisme ?

    Les forces laïques sont très divisées par les querelles de leurs dirigeants, dont certains n'ont pas assez clairement rompu avec les anciens régimes, ce qui entache leur légitimité

    Les Frères musulmans veulent conquérir le pouvoir par le haut afin d'islamiser la société; ils entendent remplacer la classe dirigeante précédente par une élite verte, sans qu'il y ait de transformations de l'ordre social. Mais les révolutions ont opéré des scissions en leur sein, entre ceux qui se comportent comme dans un parti stalinien et ceux qui veulent davantage de changements et glissent vers le salafisme. Les salafistes, eux, ont l'ambition de changer radicalement la société sur une base strictement religieuse, de la niveler par le bas grâce à une observance égale pour tous : l'ordre social actuel est impie car il est injuste (sauf en Arabie saoudite !...). Ce qui se traduit par une vision complètement rigoriste et rétrograde : les femmes sont recouvertes du niqab, les hommes ont les chevilles à l'air, etc. Cette vision est celle qui parvient le mieux à récupérer aujourd'hui les innombrables frustrations sociales. Les Frères recrutent dans les petite et moyenne bourgeoisies, les salafistes essaiment dans les bidonvilles et les quartiers les plus défavorisés. Le paradoxe est total quand on sait que les salafistes regardent vers l'Arabie saoudite, qui n'est vraiment pas un modèle de régime révolutionnaire ni de justice sociale. Les barbus sont pris dans un étau de contradictions invraisemblables...

    Il n'existe pas à ce jour d'alternative structurée aux islamistes?

    Non, les forces laïques sont très divisées par les querelles de leurs dirigeants, dont certains n'ont pas assez clairement rompu avec les anciens régimes, ce qui entache leur légitimité. En Egypte, les jeunes qui ont déclenché la révolution sont complètement déprimés et estiment que leurs aspirations ont été trahies. Quant aux classes moyennes sécularisées, elles ont payé le prix de leur soutien à la rénovation des régimes autoritaires ; elles ont cru un temps au rajeunissement des dictatures, qui se sont en partie appuyées sur elles. Gamal Moubarak, Seïf al-Islam Kadhafi ou Bachar el-Assad avaient introduit une dose de modernité susceptible de séduire ces élites urbaines. Face à elles, les islamistes ont construit un réseau de solidarité, qui les a installés dans la résistance et leur permet de dénoncer tous ceux qui ne se sont pas franchement opposés au régime précédent. Mais ils sont à leur tour confrontés à l'épreuve du réel et le désenchantement à leur égard est palpable.

    Ce désenchantement vis-à-vis des islamistes explique-t-il pourquoi Bachar el-Assad parvient à se maintenir au pouvoir, au prix de crimes innombrables?

    La Syrie est l'otage d'enjeux qui dépassent le seul cadre national. Au départ, on assiste à une révolution qui démarre comme les autres. Des jeunes se soulèvent à Deraa, à la mi-mars 2011, et sont torturés par la police secrète, qui humilie en outre leurs familles. On connaît la suite, particulièrement atroce. Mais, à la différence des autres pays arabes, au fur et à mesure du conflit, la Syrie devient le cadre dramatique dans lequel les pays du Golfe projettent leur volonté d'éjecter l'Iran de la scène politique régionale. Car la Syrie est la clef de voûte de tout le système moyen-oriental et s'articule aux deux enjeux essentiels qui caractérisent l'inscription du monde arabe dans l'univers : le conflit israélo-arabe et le pétrole. A travers son appui à Bachar el-Assad, l'Iran dessine un axe d'influence majeur au sein de toute la sphère arabo-musulmane. En contrôlant le Hezbollah libanais, jusqu'à maintenant, et le Hamas palestinien, jusqu'à l'an dernier, Téhéran est présent sur deux frontières d'Israël, le Liban et Gaza. Les pays du Golfe y voient une menace directe et financent tous les groupes salafistes qui veulent transformer la guerre de libération syrienne en un djihad sunnite antichiite et anti-alaouite.

    Moyennant quoi, les Etats du Golfe contribuent à accroître les atrocités...
    D'autant plus que la guerre de Syrie, à la différence de celles du Liban ou de l'ex-Yougoslavie, est entièrement retransmise sur Internet via les téléphones portables. Le résultat est monstrueux.

    Face à cela, les dirigeants de l'Armée syrienne libre (ASL) sont débordés...
    J'en ai rencontré plusieurs d'entre eux, qui ne sont pas du tout des djihadistes mais des démocrates et des laïques. Ils reprochent fortement aux Occidentaux de ne pas les avoir aidés, ce qui les place dans une situation infernale puisqu'ils sont confrontés à la fois aux forces d'Assad, appuyées par les livraisons de matériel russe et les Gardiens de la révolution, iraniens, et aux salafistes, qui disposent, eux, de l'argent abondant du Golfe. La guerre se "djihadise", ce qui est aussi une tactique employée par Assad pour affaiblir l'ASL et effrayer les minorités, alaouite ou chrétienne, qui craignent au final de se faire massacrer par les salafistes. Plus personne ne peut dire quelle est la réalité du rapport de forces sur le terrain. La perpétuation de l'état de guerre civile montre qu'il ne peut pas y avoir de solution purement militaire, puisqu'elle se traduit par la destruction de la Syrie. Il faut d'urgence une solution politique, laquelle n'est envisageable que par des garanties offertes par l'ASL aux différentes communautés, afin de les assurer qu'elles ne feront pas l'objet d'une vengeance aveugle. En Syrie, il n'y a d'issue que politique, à travers un Etat démocratique et pluraliste.
    l express
    The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill

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