Dans cet entretien, l’expert pétrolier revient sur sa lettre au président algérien et affirme : "Il est évident que la prévarication et les détournements de fonds dont il est question n’auraient certainement pas pu se produire s’il n’y avait pas eu, pendant cette période et dans le secteur des hydrocarbures, une telle concentration des pouvoirs entre les mains d’un seul homme et une telle opacité dans les mécanismes de prise de décision, pendant que des centaines de cadres qualifiés de la Sonatrach étaient systématiquement poussés vers la porte de sortie. Il est du reste anormal, pour le moins qu’on puisse dire, que le Conseil national de l’énergie reste mis à l’écart et que les élites algériennes n’occupent pas toute la place qui leur revient dans la réflexion sur l’avenir énergétique de leur pays. Même dans les“pétromonarchies”, il y a, et depuis bien longtemps, des Conseils supérieurs du pétrole qui participent activement à l’élaboration de la politique pétrolière nationale. »
J’ai contacté Nicolas Sarkis au lendemain de la publication de sa lettre controversée au président Bouteflika à propos de l'affaire Chekib Khellil. Il s’y était dit consterné par "les dérapages et les turpitudes" de "quarante voleurs" qui auraient "trahi la confiance placée en eux" et il y souhaitait "bonne chance" au chef de l’État algérien, dans sa "nouvelle et lourde mission d’éradication d’une gangrène qui commençait à menacer la sécurité nationale et les intérêts vitaux de l’Algérie." Cette façon d’encenser Bouteflika, "celui qui a porté bien haut le nom de l’Algérie sur la scène international, et réussi à l’arracher aux affres des "années noires", et de le propulser au rang de juge-arbitre vers lequel "les Algériens et les amis de l’Algérie ont maintenant les yeux tournés", avait quelque chose de solennellement embarrassant dans la bouche de celui qui reste avant tout, l’un des experts pétroliers les plus écoutés dans le monde. C’est donc naturellement que des voix courroucées se sont élevées en Algérie devant ce qui s’apparentait à une opération de déculpabilisation de Bouteflika et certains ont tôt fait d’accuser Nicolas Sarkis d’ingérence dans les affaires algériennes et de le renvoyer à ses pénates. Il a accusé le coup, lui qui rappelle faire partie de "tous ceux qui, sans avoir le passeport algérien, aiment votre pays et votre peuple" et qui évoque un droit d’indignation et un devoir de témoignage pour avoir eu "le privilège d’accompagner les premiers pas de la Sonatrach dès sa création, et pour y avoir apporté une bien modeste contribution avant, pendant, et après la grande bataille des nationalisations."
Tout le problème ne vient-il pas de là, justement ? L’exaspération un peu désespérée qui domine sa lettre, et que l’on retrouve chez M. Hocine Malti et chez tous ceux qui ont donné leur jeunesse au pétrole, semble être le signe distinctif d’un déficit de réflexion sur la relation pétrole -démocratie ou pègre pétrolière –nouvelles formes d’autocraties, qui n’est certes pas forcément de la compétence des spécialistes en pétrole, mais qui explique leur perplexité.
Mohamed Benchicou : Venant d’un expert pétrolier dont la réputation n’est plus à faire et dont l’avis a toujours été d’une grande autorité, votre lettre indignée au président Bouteflika reste une de ces voix bienvenues qu’on attendait d’un temple des sages. Nous avons besoin de comprendre, en Algérie, comprendre ce qui nous arrive, pourquoi cela nous arrive… Mais votre lettre ne nous dit pas qui nous a imposé Chekib Khelil et ses acolytes. Elle se borne à une indignation devant ce scandale qui consiste, pour un pays souverain – "l’Algérie du million et demi de martyrs" – à subir la loi d’une "quarantaine de voleurs" sans nous révéler qui sont ces 40 voleurs, ni à quels intérêts supérieurs ils obéissent, ni encore moins à quelle stratégie puissante ils doivent d’être aux commandes du pays. Or, vous avez écrit vous-même, en parlant de sécurité des approvisionnements, : un pétrole condamné à devenir de plus en plus rare et de plus en plus cher, requiert une approche politique bien différente de celle d’il y a trente ans. Certaines vieilles recettes ne sont plus adaptées. Cette nécessité d’une réflexion nouvelle ne s’applique-t-elle pas aussi à propos la recomposition des pouvoirs au sein des pays producteurs. La prédation n’était-elle pas inscrite dès 1999 dans le carnet de route du pouvoir de Bouteflika ? La polémique autour de la lettre aurait pu être évitée si on était parti de cette évidence que nous étions face à une politique réfléchie de tout un pouvoir et pas seulement d’un ministre indélicat. Peut-on raisonnablement parler de "confiance trahie" autrement dit de "malversation à l’insu du président", quand on sait que les agissements du ministre Khelil ont été portés à la connaissance du public, en leur temps, c’est-à-dire en 2002-2003 par le quotidien Le Matin que je dirigeais. Vous savez bien ce qui est arrivé, Monsieur Sarkis : Le Matin a été suspendu et j’ai été mis en prison sur ordre du président Bouteflika lui-même et du ministre de l’Intérieur de cette époque, Yazid Zerhouni, qui enquêtait sur mes "biens immobiliers en France", pendant que Chekib Khelil achetait impunément des propriétés dans le Maryland avec l’argent du pétrole algérien...
Nicolas Sarkis : Je ne suis pas familier des dédales du sérail politique algérien et je ne sais pas qui est avec qui ou contre qui, ou qui tire les ficelles dans les coulisses. Tout ceci n’est pas net et, comme vous, je me pose des questions.
Mohamed Benchicou : Je précise ma question : ne faudrait-il pas, alors, se pencher sur la question de savoir quelle est, depuis une vingtaine d’années, c’est-à-dire depuis que le volume du pétrole extrait du sous-sol dépasse celui du pétrole découvert, la part de la stratégie occidentale dans la reconfiguration des pouvoirs au sein des pays exportateurs de pétrole de sorte que leur politique pétrolière favorise une surproduction qui viendrait compenser le déclin de la production mondiale ? Ne faut-il pas retourner aux origines du pouvoir de Bouteflika que vous prenez le risque d’absoudre trop vite ?
Nicolas Sarkis : Je ne connais pas personnellement le président Bouteflika, je ne l‘ai jamais rencontré et, permettez-moi de vous dire qu’il ne m’appartient, en aucune manière, de l’accuser ou de l’"absoudre" comme vous dites. Si c’est à lui que j’ai adressé ma lettre ouverte, c’est tout simplement parce qu’il est le président de la République algérienne, et donc le premier magistrat et le plus haut responsable du pays. Si le président en exercice s’appelait X ou Y, je me serais adressé à Monsieur X ou Monsieur Y.
Et pour montrer qu’il n’est dupe de rien :
Nicolas Sarkis : Je pense néanmoins, comme le dit un adage arabe, que "l’argent mal gardé est une invitation aux voleurs". Il est évident que la prévarication et les détournements de fonds dont il est question n’auraient certainement pas pu se produire s’il n’y avait pas eu, pendant cette période et dans le secteur des hydrocarbures, une telle concentration des pouvoirs entre les mains d’un seul homme et une telle opacité dans les mécanismes de prise de décision, pendant que des centaines de cadres qualifiés de la Sonatrach étaient systématiquement poussés vers la porte de sortie. Il est du reste anormal, pour le moins qu’on puisse dire, que le Conseil national de l’énergie reste mis à l’écart et que les élites algériennes n’occupent pas toute la place qui leur revient dans la réflexion sur l’avenir énergétique de leur pays. Même dans les “pétromonarchies”, il y a, et depuis bien longtemps, des Conseils supérieurs du pétrole qui participent activement à l’élaboration de la politique pétrolière nationale. Et quand il arrive, comme au Koweit dans les années 90, qu’un ministre (pourtant membre de la famille régnante) soit soupçonné d’indélicatesses, la justice nationale engage des poursuites contre lui. Autant sinon plus que la probité et/ou le sens de la morale des hauts dirigeants, le meilleur rempart contre la corruption est le régime démocratique, soit essentiellement la transparence, les contre-pouvoirs et les contrôles qui s’imposent pour empêcher les gardiens du trésor de puiser dans la caisse. La corruption est comme un cancer qui, s’il n’est pas combattu à temps, et avec la plus grande vigueur, fait des métastases et attaque les fondements mêmes de l’entreprise qui est atteinte. Comment voulez-vous qu’un cadre résiste à la prévarication et travaille avec dévouement quand il sait que son chef et ses complices font l’inverse ?
Voilà qui est dit.
En vérité, Nicolas Sarkis n’ignore rien de la relation entre grands groupes pétroliers et nature des régimes des pays exportateurs.
J’ai contacté Nicolas Sarkis au lendemain de la publication de sa lettre controversée au président Bouteflika à propos de l'affaire Chekib Khellil. Il s’y était dit consterné par "les dérapages et les turpitudes" de "quarante voleurs" qui auraient "trahi la confiance placée en eux" et il y souhaitait "bonne chance" au chef de l’État algérien, dans sa "nouvelle et lourde mission d’éradication d’une gangrène qui commençait à menacer la sécurité nationale et les intérêts vitaux de l’Algérie." Cette façon d’encenser Bouteflika, "celui qui a porté bien haut le nom de l’Algérie sur la scène international, et réussi à l’arracher aux affres des "années noires", et de le propulser au rang de juge-arbitre vers lequel "les Algériens et les amis de l’Algérie ont maintenant les yeux tournés", avait quelque chose de solennellement embarrassant dans la bouche de celui qui reste avant tout, l’un des experts pétroliers les plus écoutés dans le monde. C’est donc naturellement que des voix courroucées se sont élevées en Algérie devant ce qui s’apparentait à une opération de déculpabilisation de Bouteflika et certains ont tôt fait d’accuser Nicolas Sarkis d’ingérence dans les affaires algériennes et de le renvoyer à ses pénates. Il a accusé le coup, lui qui rappelle faire partie de "tous ceux qui, sans avoir le passeport algérien, aiment votre pays et votre peuple" et qui évoque un droit d’indignation et un devoir de témoignage pour avoir eu "le privilège d’accompagner les premiers pas de la Sonatrach dès sa création, et pour y avoir apporté une bien modeste contribution avant, pendant, et après la grande bataille des nationalisations."
Tout le problème ne vient-il pas de là, justement ? L’exaspération un peu désespérée qui domine sa lettre, et que l’on retrouve chez M. Hocine Malti et chez tous ceux qui ont donné leur jeunesse au pétrole, semble être le signe distinctif d’un déficit de réflexion sur la relation pétrole -démocratie ou pègre pétrolière –nouvelles formes d’autocraties, qui n’est certes pas forcément de la compétence des spécialistes en pétrole, mais qui explique leur perplexité.
Mohamed Benchicou : Venant d’un expert pétrolier dont la réputation n’est plus à faire et dont l’avis a toujours été d’une grande autorité, votre lettre indignée au président Bouteflika reste une de ces voix bienvenues qu’on attendait d’un temple des sages. Nous avons besoin de comprendre, en Algérie, comprendre ce qui nous arrive, pourquoi cela nous arrive… Mais votre lettre ne nous dit pas qui nous a imposé Chekib Khelil et ses acolytes. Elle se borne à une indignation devant ce scandale qui consiste, pour un pays souverain – "l’Algérie du million et demi de martyrs" – à subir la loi d’une "quarantaine de voleurs" sans nous révéler qui sont ces 40 voleurs, ni à quels intérêts supérieurs ils obéissent, ni encore moins à quelle stratégie puissante ils doivent d’être aux commandes du pays. Or, vous avez écrit vous-même, en parlant de sécurité des approvisionnements, : un pétrole condamné à devenir de plus en plus rare et de plus en plus cher, requiert une approche politique bien différente de celle d’il y a trente ans. Certaines vieilles recettes ne sont plus adaptées. Cette nécessité d’une réflexion nouvelle ne s’applique-t-elle pas aussi à propos la recomposition des pouvoirs au sein des pays producteurs. La prédation n’était-elle pas inscrite dès 1999 dans le carnet de route du pouvoir de Bouteflika ? La polémique autour de la lettre aurait pu être évitée si on était parti de cette évidence que nous étions face à une politique réfléchie de tout un pouvoir et pas seulement d’un ministre indélicat. Peut-on raisonnablement parler de "confiance trahie" autrement dit de "malversation à l’insu du président", quand on sait que les agissements du ministre Khelil ont été portés à la connaissance du public, en leur temps, c’est-à-dire en 2002-2003 par le quotidien Le Matin que je dirigeais. Vous savez bien ce qui est arrivé, Monsieur Sarkis : Le Matin a été suspendu et j’ai été mis en prison sur ordre du président Bouteflika lui-même et du ministre de l’Intérieur de cette époque, Yazid Zerhouni, qui enquêtait sur mes "biens immobiliers en France", pendant que Chekib Khelil achetait impunément des propriétés dans le Maryland avec l’argent du pétrole algérien...
Nicolas Sarkis : Je ne suis pas familier des dédales du sérail politique algérien et je ne sais pas qui est avec qui ou contre qui, ou qui tire les ficelles dans les coulisses. Tout ceci n’est pas net et, comme vous, je me pose des questions.
Mohamed Benchicou : Je précise ma question : ne faudrait-il pas, alors, se pencher sur la question de savoir quelle est, depuis une vingtaine d’années, c’est-à-dire depuis que le volume du pétrole extrait du sous-sol dépasse celui du pétrole découvert, la part de la stratégie occidentale dans la reconfiguration des pouvoirs au sein des pays exportateurs de pétrole de sorte que leur politique pétrolière favorise une surproduction qui viendrait compenser le déclin de la production mondiale ? Ne faut-il pas retourner aux origines du pouvoir de Bouteflika que vous prenez le risque d’absoudre trop vite ?
Nicolas Sarkis : Je ne connais pas personnellement le président Bouteflika, je ne l‘ai jamais rencontré et, permettez-moi de vous dire qu’il ne m’appartient, en aucune manière, de l’accuser ou de l’"absoudre" comme vous dites. Si c’est à lui que j’ai adressé ma lettre ouverte, c’est tout simplement parce qu’il est le président de la République algérienne, et donc le premier magistrat et le plus haut responsable du pays. Si le président en exercice s’appelait X ou Y, je me serais adressé à Monsieur X ou Monsieur Y.
Et pour montrer qu’il n’est dupe de rien :
Nicolas Sarkis : Je pense néanmoins, comme le dit un adage arabe, que "l’argent mal gardé est une invitation aux voleurs". Il est évident que la prévarication et les détournements de fonds dont il est question n’auraient certainement pas pu se produire s’il n’y avait pas eu, pendant cette période et dans le secteur des hydrocarbures, une telle concentration des pouvoirs entre les mains d’un seul homme et une telle opacité dans les mécanismes de prise de décision, pendant que des centaines de cadres qualifiés de la Sonatrach étaient systématiquement poussés vers la porte de sortie. Il est du reste anormal, pour le moins qu’on puisse dire, que le Conseil national de l’énergie reste mis à l’écart et que les élites algériennes n’occupent pas toute la place qui leur revient dans la réflexion sur l’avenir énergétique de leur pays. Même dans les “pétromonarchies”, il y a, et depuis bien longtemps, des Conseils supérieurs du pétrole qui participent activement à l’élaboration de la politique pétrolière nationale. Et quand il arrive, comme au Koweit dans les années 90, qu’un ministre (pourtant membre de la famille régnante) soit soupçonné d’indélicatesses, la justice nationale engage des poursuites contre lui. Autant sinon plus que la probité et/ou le sens de la morale des hauts dirigeants, le meilleur rempart contre la corruption est le régime démocratique, soit essentiellement la transparence, les contre-pouvoirs et les contrôles qui s’imposent pour empêcher les gardiens du trésor de puiser dans la caisse. La corruption est comme un cancer qui, s’il n’est pas combattu à temps, et avec la plus grande vigueur, fait des métastases et attaque les fondements mêmes de l’entreprise qui est atteinte. Comment voulez-vous qu’un cadre résiste à la prévarication et travaille avec dévouement quand il sait que son chef et ses complices font l’inverse ?
Voilà qui est dit.
En vérité, Nicolas Sarkis n’ignore rien de la relation entre grands groupes pétroliers et nature des régimes des pays exportateurs.
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