Citation :
Qui a tué Al Bouti, qui est responsable et pourquoi est-il mort ?
26 mars 2013
Ignace Leverrier
Le régime syrien a depuis longtemps pour habitude, au moment de se débarrasser de ceux dont il n'attend plus aucun service ou qui finissent par constituer pour lui une gêne, de les utiliser une dernière fois d'une autre manière avant de les "jeter". C'est l'aventure que vient de connaître l'un des plus fidèles et des plus anciens serviteurs de Hafez Al Assad puis de son héritier, le cheykh Mohammed Saïd Ramadan Al Bouti.
Devenu une figure incontournable de la scène religieuse syrienne, grâce à un habile mélange de rigidité doctrinale et de servilité politique, il avait perdu en quelques mois de Révolution l'audience populaire dont le régime lui avait facilité la conquête en reconnaissance pour les services rendus. Son mépris pour les manifestants pacifiques, son autorisation de s'incliner pour la prière sur une photo du chef de l'Etat, sa justification de la répression menée par le régime et sa comparaison aventureuse entre militaires de l'armée régulière et compagnons du prophète Mohammed, avaient détourné de lui, de ses leçons et de ses prêches télévisés, une partie de la communauté sunnite syrienne. Non seulement elle ne prêtait plus attention à ses vaticinations en faveur du pouvoir, alors que des dizaines de cheykhs et d'oulémas avaient choisi de se taire ou pris le risque de se ranger du côté du peuple, mais elle éprouvait face à son comportement un mélange de honte et de mépris. A l'affut de toutes les aubaines, Bachar Al Assad a donc fait en sorte que sa disparition contribue, par son caractère violent et totalement inadmissible, à accroître la peur de nombreux Syriens et à renforcer autour de lui le front des hésitants.
Les exemples de ce comportement ne manquent pas dans l'histoire récente de la Syrie. Le 12 octobre 2005, contraint ou forcé, le suicide du général Ghazi Kanaan, parfaitement informé des tenants et aboutissants de l'attentat commis à Beyrouth, le 14 février 2005, contre l'ancien Premier ministre libanais Rafiq Al Hariri et ses accompagnateurs, a sonné comme un avertissement. Le chef de l'Etat aurait pu, puisqu'il avait des doutes sur la fidélité de son ancien pro-consul au Liban, le placer sous surveillance renforcée ou ordonner son arrestation. Mais une mort violente lui est apparue préférable pour faire comprendre à quoi s'exposeraient ceux qui se montreraient trop loquaces face aux enquêteurs de la Mission d'établissement des faits puis de la Commission d'enquête internationale chargée de faire la lumière sur ce crime.
Le général Ghazi Kanaan
Quelques années plus tard, le 1er août 2008, l'assassinat du général Mohammed Sleiman, abattu d'une balle dans la tête sur la terrasse de son "cabanon" de la plage de Tartous par un "snipper israélien" embarqué sur un bateau croisant au large des côtes syriennes, est lui aussi apparu comme une mise en garde. Faute de volonté d'aboutir du responsable de l'enquête, un certain Hafez Makhlouf, personne n'a jamais su quelles fautes ou quelles erreurs avait commises le conseiller militaire et sécuritaire du chef de l'Etat, qui supervisait aussi bien les nominations politiques et militaires que le programme nucléaire syrien et l'approvisionnement en armes du Hizbollah libanais. Mais sa disparition brutale, signée par l'absence de toute personnalité politique de poids à ses obsèques, a été interprétée comme une semonce. Elle s'adressait à ceux qui, ayant connaissance des activités proliférantes et des autres recherches de la Syrie dans des domaines sensibles, seraient tentés de vendre leurs informations ou de laisser sans surveillance dans leur chambre d'hôtel, par mégarde ou à dessein, leur ordinateur et son contenu…
Ceux qui ne se résolvent pas à admettre que, pour se maintenir en place, l'actuel chef de l'Etat est aussi disposé que l'était son défunt père à sacrifier ses amis avant ses ennemis, n'ont qu'à se reporter de quelques mois en arrière. Il leur suffira de lire les aveux de l'ancien ministre libanais Michel Samaha, recruté par le locataire du Palais du Peuple, pour assurer en tandem avec Bouthayna Chaaban la propagande syrienne en direction de la France et d'autres pays "amis du régime syrien", devenus avec la Révolution "amis du peuple syrien". Ils verront le sort que Bachar Al Assad réservait au chef de l'Eglise maronite. Elu patriarche par ses pairs, le 15 mars 2011, le jour même où se mettait en branle à Damas la révolution contre Bachar Al Assad, Mgr Bichara Al Ra'ï aurait pu faire les frais d'une manigance des Syriens. Sa disparition dans un attentat qui n'aurait pu être attribué - évidemment - qu'à des "islamistes radicaux", aurait accéléré une explosion confessionnelle. Le chef de l'Etat en avait besoin - et il en a toujours besoin - en Syrie et au Liban, pour convaincre que, aussi sauvage et dénué de sentiment humain soit-il, il reste, en comparaison avec les "terroristes islamistes", le moindre des deux maux. Quelques mois plus tard, en février 2013, Mgr Al Ra'ï, instruit par le risque auquel il avait échappé, effectuait en Syrie une visite à laquelle son prédécesseur, Mgr Nasrallah Boutros Sfeir, s'était toujours refusé.
Pour en finir avec ces évocations destinées à planter le décor de l'attentat contre le cheykh Al Bouti, on se contentera d'attirer l'attention sur la fidélité sans faille au régime dont font preuve le mufti Ahmed Hassoun et le ministre de la réconciliation nationale Ali Haydar. La signification de la disparition dans des circonstances dramatiques d'un fils de chacun d'entre eux n'a échappé ni à l'un, ni à l'autre... Pas plus que n'avait échappé jadis aux opposants à Hafez Al Assad au sein de la communauté alaouite, le message que leur portaient les assassinats du général Mohammed Omran au Liban, en 1972, et de l'éminent juriste Mohammed Al Fadel en Syrie, en 1976… Pas plus que n'a échappé aux militaires syriens tentés par la désertion, fin 2011, le sort funeste de près de 20 membres de la famille du colonel Huseïn Harmouch… Pas plus que n'a échappé aux journalistes syriens, à la mi-2012, la signification de l'enlèvement et de la liquidation de leur collègue Mohammed Al Saïd…
Le cheykh Al Bouti aurait donc été victime, jeudi 21 mars, en fin d'après-midi, d'un attentat suicide commis par un terroriste. Le kamikaze aurait fait exploser la bombe dont il était porteur, dissimulé parmi les fidèles rassemblés dans la salle de prière de la mosquée Al Iman, au centre de Damas, pour entendre la leçon que le savant donnait là chaque semaine. Quelques minutes après les faits, une chaine de télévision syrienne annonçait la disparition du cheykh ainsi que de l'un de ses petits-fils. Elle faisait état de plus d'une centaine de victimes, parmi lesquelles 42 morts et 84 blessés. Elle diffusait aussitôt une rétrospective en image de la vie et de la carrière du cheykh, qu'elle tenait apparemment prête et à jour, un tel travail nécessitant selon des spécialistes au moins six heures de recherches et de compilation.
A suivre…
Commentaire