Foul Express, épisode 11 : la tension monte d’un cran
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Par Marwan Muhammad le 30 juillet 2012 - 13h07 - 1 commentaire
Cr FoulExpress.com/Adel Zaidi
Les fausses politesses qu’on s’échange au bureau pour paraître cool ne dupent que les serveuses du restaurant à midi : ce pourquoi nous sommes tous là, ce à quoi nous dévouons nos meilleures années, nos cellules grises et le temps volé de nos familles n’est rien d’autre qu’un pillage organisé, une course à l’argent dans un casino de taille mondiale où les voisins de table ne savent même pas à quoi on joue. Le plus impressionnant, c’est à quel point on arrivait à se duper nous-mêmes en faisant comme si ce que nous faisions trouvait ses conséquences dans un monde virtuel… Moustapha, Jean-Daniel, Alex, Yasser, Paolo, sont des gens biens, pris à part, qui sont devenus pour moi des amis très proches, mais l’entreprise à laquelle nous participions à l’époque, chacun à notre échelle, était, et est toujours, un gouffre d’injustice. Le degré d’aliénation dont nous étions victimes avait atteint un tel stade qu’on était même fiers de nous par moments.
Des fois, Jean-Daniel n’en pouvait plus et passait me voir à mon poste pour qu’on descende prendre l’air et qu’on parle un peu d’autre chose. D’autres fois c’était moi qui craquais. Le même dégoût du job, de l’entreprise, de l’esprit qui y règne de manière générale. Jean-Daniel avait plus d’expérience que moi et aussi un poste plus important. Ça se voyait aussi parce qu’il avait les yeux plus rouges que moi en sortant du boulot. Le fait qu’on trouve un peu d’humanité les uns auprès des autres faisait qu’on arrivait plus ou moins à tenir le coup.
Il y avait les gentils (ça c’était nous), et puis les méchants (un peu comme les Misfits dans Gem qui répétaient tout le temps « on est les Misfits, on est les meilleurs, on est les Misfits ! »). Dans l’équipe des méchants, il y avait que des mecs avec des noms de gangsters : Hank le responsable du trading, Greg son sous-fifre, Gordon le responsable des salles, deux mecs qui s’appelaient Francis dont l’un prétendait avoir tout fait et écoutait Diams. L’autre se faisait surnommer Francky Four Fingers.
Hank était aussi riche qu’il était radin, sachant que depuis il a dû devenir cinq fois plus riche donc proportionnellement plus radin, et d’autant moins sympathique qu’il était de moins en moins pauvre. Il avait même demandé à Jean-Daniel de transporter des meubles dans son déménagement pour lui éviter de payer de sa poche le transport. Greg était toujours d’accord avec Hank (son responsable) et toujours en désaccord latent avec Alex (pas son responsable). Greg aimait tellement la Société Particulière que le jour où sa femme a accouché, il nous a vite envoyé une photo où il avait fait mettre à sa fille à peine née un t-shirt aux couleurs rouge et noire de l’entreprise avec le beau logo de la société. Elle était née gagnante, semblait indiquer le sous-titre. Francis était le premier de la classe, au propre comme au figuré : polytechnique puis une grande école d’ingénieur suivi d’un DEA de probabilités, a fait très bonne impression dans la salle de marché à Paris avant d’être envoyé à Tokyo quelques semaines avant Jean-Daniel et moi. Il a voyagé partout et n’en a tiré que des souvenirs de cartes postales. Il a essayé tous les sports et aime avoir un avis sur tout, ce qui finit souvent par une ode au Marché et à la banque centrale. Quant à Francky Four Fingers, il avait une vie assez erratique et une vision des femmes japonaises proche du rasoir jetable, il représentait la Société Particulière à lui tout seul. C’est clair qu’à côté d’eux, on passait pour des ploucs de la campagne…
les marchés financiers sont comme un grand supermarché
L’espace d’un instant, remettez-vous dans le cadre : vous êtes assis dans un fauteuil au milieu de la salle de marché : horloge lumineuse, bruit strident des téléphones et collègues de bureau juxtaposés les uns à côté des autres comme le sont nos écrans, une main sur la souris et l’autre sur une dose de caféine.
Nous avons vu précédemment que les marchés financiers sont comme un grand supermarché où on peut acheter de tout, des matières premières au capital des entreprises, en passant par les devises et les dettes des pays. On dit souvent que la finance est un jeu à somme nulle, mais ce n’est pas vraiment exact, car les actifs que l’on achète et que l’on vend sont présents dans le marché pour un laps de temps limité et doivent tôt ou tard être restitués à l’économie réelle, en subissant à cet instant un réajustement qui dépend de facteurs économiques dits fondamentaux.
Prenons un exemple : une tonne de pommes de terre, produite puis emballée en Europe. Jusqu’ici, sa valeur est déterminée par des facteurs réels : le nombre de litres d’eau nécessaires durant la croissance des pommes de terre, le temps qu’a passé l’agriculteur dans son champ, etc. Une fois vendues à un groupe d’agro-alimentaire, les pommes de terre entrent sur le marché, qu’elles soient produites en Moldavie ou dans les immenses serres du sud de l’Espagne, qui nous alimentent tous en légumes-images (je les appelle comme ça car ils n’ont de légume que leur apparence brillante et immaculée).
Voici donc notre tonne de pommes de terre cotée sur les marchés financiers, changeant de propriétaire plusieurs fois dans la même journée en attendant le jour où elle sera livrée pour consommation. Elle apparaît et disparaît des écrans comme une ligne dans une liste de possessions temporaires. Jusque-là, son prix dépendait toujours en partie de son coût de production et de la place de la pomme de terre dans l’alimentation du pays, mais aussi (et souvent surtout) d’une économie spéculative, dans laquelle un tas de personnes l’ont achetée juste parce qu’ils pensaient que son prix allait augmenter, sans qu’ils aiment particulièrement le hachis parmentier, ni les frites ou les aloo paratha (ce sont ces délicieux nans fourrés de pommes de terre écrasée et d’épices que l’on saupoudre d’une petite cuillère de ghee et de coriandre avant de servir). Le dernier acheteur (le consommateur en l’occurrence) doit assumer la différence entre le prix de production de la pomme de terre, disons 10 centimes le kilo pour être très large, et le prix final au marché (ou plus souvent au supermarché) qui tourne autour d’un euro, qui incorpore la marge des grossistes et du supermarché, mais également une grande part de marge spéculative. L’effet spéculatif est encore plus fort sur des marchés comme le blé, le riz ou le pétrole, où des considérations stratégiques entrent en jeu. Il est donc inexact de parler de jeu à somme nulle dans ce cas car les actifs ont significativement augmenté de prix entre le moment qui précède leur entrée et leur sortie du marché financier (du producteur au consommateur final).
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Par Marwan Muhammad le 30 juillet 2012 - 13h07 - 1 commentaire
Cr FoulExpress.com/Adel Zaidi
Les fausses politesses qu’on s’échange au bureau pour paraître cool ne dupent que les serveuses du restaurant à midi : ce pourquoi nous sommes tous là, ce à quoi nous dévouons nos meilleures années, nos cellules grises et le temps volé de nos familles n’est rien d’autre qu’un pillage organisé, une course à l’argent dans un casino de taille mondiale où les voisins de table ne savent même pas à quoi on joue. Le plus impressionnant, c’est à quel point on arrivait à se duper nous-mêmes en faisant comme si ce que nous faisions trouvait ses conséquences dans un monde virtuel… Moustapha, Jean-Daniel, Alex, Yasser, Paolo, sont des gens biens, pris à part, qui sont devenus pour moi des amis très proches, mais l’entreprise à laquelle nous participions à l’époque, chacun à notre échelle, était, et est toujours, un gouffre d’injustice. Le degré d’aliénation dont nous étions victimes avait atteint un tel stade qu’on était même fiers de nous par moments.
Des fois, Jean-Daniel n’en pouvait plus et passait me voir à mon poste pour qu’on descende prendre l’air et qu’on parle un peu d’autre chose. D’autres fois c’était moi qui craquais. Le même dégoût du job, de l’entreprise, de l’esprit qui y règne de manière générale. Jean-Daniel avait plus d’expérience que moi et aussi un poste plus important. Ça se voyait aussi parce qu’il avait les yeux plus rouges que moi en sortant du boulot. Le fait qu’on trouve un peu d’humanité les uns auprès des autres faisait qu’on arrivait plus ou moins à tenir le coup.
Il y avait les gentils (ça c’était nous), et puis les méchants (un peu comme les Misfits dans Gem qui répétaient tout le temps « on est les Misfits, on est les meilleurs, on est les Misfits ! »). Dans l’équipe des méchants, il y avait que des mecs avec des noms de gangsters : Hank le responsable du trading, Greg son sous-fifre, Gordon le responsable des salles, deux mecs qui s’appelaient Francis dont l’un prétendait avoir tout fait et écoutait Diams. L’autre se faisait surnommer Francky Four Fingers.
Hank était aussi riche qu’il était radin, sachant que depuis il a dû devenir cinq fois plus riche donc proportionnellement plus radin, et d’autant moins sympathique qu’il était de moins en moins pauvre. Il avait même demandé à Jean-Daniel de transporter des meubles dans son déménagement pour lui éviter de payer de sa poche le transport. Greg était toujours d’accord avec Hank (son responsable) et toujours en désaccord latent avec Alex (pas son responsable). Greg aimait tellement la Société Particulière que le jour où sa femme a accouché, il nous a vite envoyé une photo où il avait fait mettre à sa fille à peine née un t-shirt aux couleurs rouge et noire de l’entreprise avec le beau logo de la société. Elle était née gagnante, semblait indiquer le sous-titre. Francis était le premier de la classe, au propre comme au figuré : polytechnique puis une grande école d’ingénieur suivi d’un DEA de probabilités, a fait très bonne impression dans la salle de marché à Paris avant d’être envoyé à Tokyo quelques semaines avant Jean-Daniel et moi. Il a voyagé partout et n’en a tiré que des souvenirs de cartes postales. Il a essayé tous les sports et aime avoir un avis sur tout, ce qui finit souvent par une ode au Marché et à la banque centrale. Quant à Francky Four Fingers, il avait une vie assez erratique et une vision des femmes japonaises proche du rasoir jetable, il représentait la Société Particulière à lui tout seul. C’est clair qu’à côté d’eux, on passait pour des ploucs de la campagne…
les marchés financiers sont comme un grand supermarché
L’espace d’un instant, remettez-vous dans le cadre : vous êtes assis dans un fauteuil au milieu de la salle de marché : horloge lumineuse, bruit strident des téléphones et collègues de bureau juxtaposés les uns à côté des autres comme le sont nos écrans, une main sur la souris et l’autre sur une dose de caféine.
Nous avons vu précédemment que les marchés financiers sont comme un grand supermarché où on peut acheter de tout, des matières premières au capital des entreprises, en passant par les devises et les dettes des pays. On dit souvent que la finance est un jeu à somme nulle, mais ce n’est pas vraiment exact, car les actifs que l’on achète et que l’on vend sont présents dans le marché pour un laps de temps limité et doivent tôt ou tard être restitués à l’économie réelle, en subissant à cet instant un réajustement qui dépend de facteurs économiques dits fondamentaux.
Prenons un exemple : une tonne de pommes de terre, produite puis emballée en Europe. Jusqu’ici, sa valeur est déterminée par des facteurs réels : le nombre de litres d’eau nécessaires durant la croissance des pommes de terre, le temps qu’a passé l’agriculteur dans son champ, etc. Une fois vendues à un groupe d’agro-alimentaire, les pommes de terre entrent sur le marché, qu’elles soient produites en Moldavie ou dans les immenses serres du sud de l’Espagne, qui nous alimentent tous en légumes-images (je les appelle comme ça car ils n’ont de légume que leur apparence brillante et immaculée).
Voici donc notre tonne de pommes de terre cotée sur les marchés financiers, changeant de propriétaire plusieurs fois dans la même journée en attendant le jour où elle sera livrée pour consommation. Elle apparaît et disparaît des écrans comme une ligne dans une liste de possessions temporaires. Jusque-là, son prix dépendait toujours en partie de son coût de production et de la place de la pomme de terre dans l’alimentation du pays, mais aussi (et souvent surtout) d’une économie spéculative, dans laquelle un tas de personnes l’ont achetée juste parce qu’ils pensaient que son prix allait augmenter, sans qu’ils aiment particulièrement le hachis parmentier, ni les frites ou les aloo paratha (ce sont ces délicieux nans fourrés de pommes de terre écrasée et d’épices que l’on saupoudre d’une petite cuillère de ghee et de coriandre avant de servir). Le dernier acheteur (le consommateur en l’occurrence) doit assumer la différence entre le prix de production de la pomme de terre, disons 10 centimes le kilo pour être très large, et le prix final au marché (ou plus souvent au supermarché) qui tourne autour d’un euro, qui incorpore la marge des grossistes et du supermarché, mais également une grande part de marge spéculative. L’effet spéculatif est encore plus fort sur des marchés comme le blé, le riz ou le pétrole, où des considérations stratégiques entrent en jeu. Il est donc inexact de parler de jeu à somme nulle dans ce cas car les actifs ont significativement augmenté de prix entre le moment qui précède leur entrée et leur sortie du marché financier (du producteur au consommateur final).
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