FoulExpress, Episode 10 : Poussière d’or
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Par Marwan Muhammad le 26 juillet 2012 - 11h07 - 1 commentaire
Centre ville de Tokyo, vu de la tour Mori à Roppongi / Cr Flickr/Acetonic
Tokyo, 2 novembre 2003
Rappel des épisodes précédents…
Après un premier stage en salle de marché de taux pour la Société Particulière en 2001, je termine mon école d’ingénieur en mathématiques financières en février 2003 et rejoins la salle de marché dérivés-actions de la même entreprise. On me propose quelques mois plus tard de partir rejoindre les équipes de la Société Particulière au Japon.
Le 2 novembre 2003, j’arrive à Tokyo.
Les bagages sont lourds et je les porte sans vraiment savoir où je vais dans la métropole où les routes se superposent et se croisent dans l’espace et où l’on trouve des restaurants jusque dans les étages des immeubles. Je suis machinalement le plan qui accompagne généralement les adresses au Japon (du moins quand on souhaite que les gens arrivent). Il est 17h à Tokyo, mais ça fait déjà quelques heures que le décalage horaire m’a fait perdre toute notion de temps. Arrivé à l’hôtel, j’enlève mon baggy et ma grosse parka, prends une douche, me rase et enfile un costume à la va-vite, avant de me diriger vers le bureau à quelques centaines de mètres de là. Les deux tours de l’Akasaka Ark Mori Building ressemblent un peu au World Trade Center : on y trouve entre autres un café Starbucks, une sandwicherie Subway, le restaurant français Aux Bacchanales (repaire des employés Français du coin) et une quarantaine d’étages de bureaux dont la Société Particulière loue les 14, 15 et 16èmes niveaux.
Avant d’ouvrir la porte de la salle de marché, je revois dans ma tête le film des dernières 24h : l’au revoir de ma famille à l’aéroport, le vol Paris-Tokyo et mes premiers mots en Japonais, l’arrivée dans la ville, l’hôtel, le bruit dans la rue, l’hôtesse d’accueil de l’immeuble, l’ascenseur… et me voilà, debout devant une porte vitrée qui cache un monde auquel j’appartiens déjà depuis longtemps sans vraiment en être conscient. Dès que j’ouvre la porte, le bruit des sonneries de téléphone et des annonces dans les haut-parleurs des terminaux de trading me saute aux oreilles. Je rejoins mon nouveau responsable, qui me présente au reste du personnel de la salle, les prénoms s’enchaînent aux salutations peu sincères de ceux qui disent « Salut ! Ça va ? » sans vraiment attendre de réponse. Mes nouveaux collègues japonais ont été les plus chaleureux, une impression qui dans mon coeur ne s’est jamais démentie par la suite. Le petit tour de politesse terminé, on me désigne ma nouvelle place et mes écrans, avant de me libérer pour la soirée.
Je marche tout droit en sortant de l’immeuble, près duquel passent plusieurs étages de Shuto, une espèce de réseau de voies express qui traversent la ville de part en part, en essayant de quitter ce qui ressemble à un quartier d’affaires inhumain comme tous les autres quartiers d’affaires inhumains de notre bon monde civilisé à Londres, Paris ou New York. Les lumières de Roppongi, le quartier « vivant et festif », me font mal aux yeux et je presse le pas pour enfin sortir de ses rues pleines de bars et de night-clubs en quête d’un endroit plus calme, plus sain où je pourrais m’asseoir pour dîner et boire un thé. Au milieu de cette rue aux bâtiments futuristes et où les vrombissements de voitures de sport fusent de toute part, l’apogée du monde que nous avons construit est sous mes yeux.
Dans les jours qui suivent, je pense beaucoup à mon épouse en m’affairant à trouver un appartement, des meubles, un endroit où vivre qui soit humain et où vivent des Japonais, fuyant autant que possible les quartiers branchés d’expatriés de Roppongi et Omotesando. Le soir, dans l’ambiance feutrée de ma belle chambre d’hôtel immaculée, je reste dans l’obscurité silencieuse pour reposer mes yeux rougis d’avoir trop fixé les écrans.
Dans mon imaginaire, c’est la fin de l’histoire : l’idée de la « réussite » telle que je l’imaginais jusque là est réalisée. Je suis marié. Je suis en bonne santé. J’ai un « bon job », dans le sens où il me procure de l’argent et un statut social confortable, tant la position des financiers est enviée, convoitée, admirée dans notre société. Les consignes de mes parents, qui tiennent à leur parcours, m’ont toujours orienté à trouver un moyen de subsistance confortable et à mener une vie simple et honnête. A ce moment précis, j’avoue avoir pensé que ma mission était accomplie. Bien sûr, je n’aimais pas beaucoup les gens que je croisais en salle de marché. Je me sentais plus méritant qu’eux, du fait d’avoir surmonté les épreuves que la société française m’avait causées du simple fait d’être arabe, mais je me sentais aussi naturellement plus apte qu’eux, par un effet même du système dans lequel on travaille, qui encourage à l’arrogance et à la compétition entre les individus, pour le bien souverain de l’entreprise bien entendu.
Ambition, autosatisfaction, efficacité, ruse sont des qualités très appréciées dans la finance, même si ces traits de personnalité recherchés sont rarement mis en avant dans les offres d’emploi ou dans le rapport annuel de la Société Particulière, au milieu des belles photos sur papier glacé. Pour autant, je ne remettais pas en cause mon choix de carrière malgré mes désaccords de principe avec le système financier. La grande force du système, c’est qu’il est fait de beaucoup de personnes qui le désapprouvent mais qui contribuent quand même à son règne. Il incorpore un tas de gens qui le trouvent injuste mais qui se disent « je ne suis qu’une goutte dans l’océan » où « j’économise encore un peu avant d’arrêter », qui lui apportent leurs mains, leur cerveau et leur temps pendant quelques années et quelques mois avant qu’un autre antisystème vienne prendre leur place pour encore quelques années et quelques mois. J’étais exactement dans cette configuration mentale, avec, en plus, une soif et une rage de revanche pour toutes les injustices que j’avais vécues depuis mon enfance et que j’attribuais, dans un amalgame émotionnel flou, à l’Etat et à ses complices (à commencer par les banques), aux gens riches, aux Blancs de manière générale. Si quelqu’un était riche et blanc (ce qui était presque pour moi un pléonasme émotionnel) et si en plus il travaillait dans une banque, il avait d’ores et déjà un profil de coupable. Bien sur, c’était une vision caricaturale construite en réaction, pendant mon adolescence puis mes études, à des événements de ma vie. Mais maintenant que j’ai pris le temps de m’y pencher, le monde est effectivement rendu injuste par des intérêts de gouvernements et de grandes fortunes en position de force et qui déploient une stratégie de grande envergure pour le rester. Là où, par contre, je me suis clairement trompé (sur les données récentes en tout cas), c’est dans le fait qu’une réelle multiculturalité est à l’oeuvre dans le milieu de la haute finance, du pétrole et de l’armement. C’est ce qu’on pourrait joliment appeler l’oecuménisme capitalistique, où plus prosaïquement « quelle que soit notre couleur de peau, nous sommes tous frères devant notre banquier suisse ».
En 24h, j’assumais plusieurs identités sans qu’elles ne se croisent vraiment : la journée j’étais Marwan, le gars carré ingénieur en mathématiques dans une salle de marché d’une grande banque française, qui porte chemise et chaussures de ville (au début en tout cas). Le soir et pendant mes pauses, j’étais moi-même, un Français d’origine égyptienne et algérienne, un musulman parmi d’autres dans l’immense métropole japonaise. A mes heures perdues, j’étais un ex-DJ qui regardait le rap de loin en essayant de garder ses distances avec une musique qui m’avait pris tellement de mon temps depuis mon adolescence et m’avait si peu rendu en retour malgré ses promesses de justice sociale (ça commençait à devenir la musique préférée des ploucs de la finance, j’aurais dû m’en douter…). Cette façon de changer d’identité dans le temps et l’espace n’est pas sans rappeler l’argent, qui change d’identité comme il change de poche. Si un billet pouvait parler, il pourrait raconter son histoire. Elle ressemblerait peut-être à celle-ci :
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Par Marwan Muhammad le 26 juillet 2012 - 11h07 - 1 commentaire
Centre ville de Tokyo, vu de la tour Mori à Roppongi / Cr Flickr/Acetonic
Tokyo, 2 novembre 2003
Rappel des épisodes précédents…
Après un premier stage en salle de marché de taux pour la Société Particulière en 2001, je termine mon école d’ingénieur en mathématiques financières en février 2003 et rejoins la salle de marché dérivés-actions de la même entreprise. On me propose quelques mois plus tard de partir rejoindre les équipes de la Société Particulière au Japon.
Le 2 novembre 2003, j’arrive à Tokyo.
Les bagages sont lourds et je les porte sans vraiment savoir où je vais dans la métropole où les routes se superposent et se croisent dans l’espace et où l’on trouve des restaurants jusque dans les étages des immeubles. Je suis machinalement le plan qui accompagne généralement les adresses au Japon (du moins quand on souhaite que les gens arrivent). Il est 17h à Tokyo, mais ça fait déjà quelques heures que le décalage horaire m’a fait perdre toute notion de temps. Arrivé à l’hôtel, j’enlève mon baggy et ma grosse parka, prends une douche, me rase et enfile un costume à la va-vite, avant de me diriger vers le bureau à quelques centaines de mètres de là. Les deux tours de l’Akasaka Ark Mori Building ressemblent un peu au World Trade Center : on y trouve entre autres un café Starbucks, une sandwicherie Subway, le restaurant français Aux Bacchanales (repaire des employés Français du coin) et une quarantaine d’étages de bureaux dont la Société Particulière loue les 14, 15 et 16èmes niveaux.
Avant d’ouvrir la porte de la salle de marché, je revois dans ma tête le film des dernières 24h : l’au revoir de ma famille à l’aéroport, le vol Paris-Tokyo et mes premiers mots en Japonais, l’arrivée dans la ville, l’hôtel, le bruit dans la rue, l’hôtesse d’accueil de l’immeuble, l’ascenseur… et me voilà, debout devant une porte vitrée qui cache un monde auquel j’appartiens déjà depuis longtemps sans vraiment en être conscient. Dès que j’ouvre la porte, le bruit des sonneries de téléphone et des annonces dans les haut-parleurs des terminaux de trading me saute aux oreilles. Je rejoins mon nouveau responsable, qui me présente au reste du personnel de la salle, les prénoms s’enchaînent aux salutations peu sincères de ceux qui disent « Salut ! Ça va ? » sans vraiment attendre de réponse. Mes nouveaux collègues japonais ont été les plus chaleureux, une impression qui dans mon coeur ne s’est jamais démentie par la suite. Le petit tour de politesse terminé, on me désigne ma nouvelle place et mes écrans, avant de me libérer pour la soirée.
Je marche tout droit en sortant de l’immeuble, près duquel passent plusieurs étages de Shuto, une espèce de réseau de voies express qui traversent la ville de part en part, en essayant de quitter ce qui ressemble à un quartier d’affaires inhumain comme tous les autres quartiers d’affaires inhumains de notre bon monde civilisé à Londres, Paris ou New York. Les lumières de Roppongi, le quartier « vivant et festif », me font mal aux yeux et je presse le pas pour enfin sortir de ses rues pleines de bars et de night-clubs en quête d’un endroit plus calme, plus sain où je pourrais m’asseoir pour dîner et boire un thé. Au milieu de cette rue aux bâtiments futuristes et où les vrombissements de voitures de sport fusent de toute part, l’apogée du monde que nous avons construit est sous mes yeux.
Dans les jours qui suivent, je pense beaucoup à mon épouse en m’affairant à trouver un appartement, des meubles, un endroit où vivre qui soit humain et où vivent des Japonais, fuyant autant que possible les quartiers branchés d’expatriés de Roppongi et Omotesando. Le soir, dans l’ambiance feutrée de ma belle chambre d’hôtel immaculée, je reste dans l’obscurité silencieuse pour reposer mes yeux rougis d’avoir trop fixé les écrans.
Dans mon imaginaire, c’est la fin de l’histoire : l’idée de la « réussite » telle que je l’imaginais jusque là est réalisée. Je suis marié. Je suis en bonne santé. J’ai un « bon job », dans le sens où il me procure de l’argent et un statut social confortable, tant la position des financiers est enviée, convoitée, admirée dans notre société. Les consignes de mes parents, qui tiennent à leur parcours, m’ont toujours orienté à trouver un moyen de subsistance confortable et à mener une vie simple et honnête. A ce moment précis, j’avoue avoir pensé que ma mission était accomplie. Bien sûr, je n’aimais pas beaucoup les gens que je croisais en salle de marché. Je me sentais plus méritant qu’eux, du fait d’avoir surmonté les épreuves que la société française m’avait causées du simple fait d’être arabe, mais je me sentais aussi naturellement plus apte qu’eux, par un effet même du système dans lequel on travaille, qui encourage à l’arrogance et à la compétition entre les individus, pour le bien souverain de l’entreprise bien entendu.
Ambition, autosatisfaction, efficacité, ruse sont des qualités très appréciées dans la finance, même si ces traits de personnalité recherchés sont rarement mis en avant dans les offres d’emploi ou dans le rapport annuel de la Société Particulière, au milieu des belles photos sur papier glacé. Pour autant, je ne remettais pas en cause mon choix de carrière malgré mes désaccords de principe avec le système financier. La grande force du système, c’est qu’il est fait de beaucoup de personnes qui le désapprouvent mais qui contribuent quand même à son règne. Il incorpore un tas de gens qui le trouvent injuste mais qui se disent « je ne suis qu’une goutte dans l’océan » où « j’économise encore un peu avant d’arrêter », qui lui apportent leurs mains, leur cerveau et leur temps pendant quelques années et quelques mois avant qu’un autre antisystème vienne prendre leur place pour encore quelques années et quelques mois. J’étais exactement dans cette configuration mentale, avec, en plus, une soif et une rage de revanche pour toutes les injustices que j’avais vécues depuis mon enfance et que j’attribuais, dans un amalgame émotionnel flou, à l’Etat et à ses complices (à commencer par les banques), aux gens riches, aux Blancs de manière générale. Si quelqu’un était riche et blanc (ce qui était presque pour moi un pléonasme émotionnel) et si en plus il travaillait dans une banque, il avait d’ores et déjà un profil de coupable. Bien sur, c’était une vision caricaturale construite en réaction, pendant mon adolescence puis mes études, à des événements de ma vie. Mais maintenant que j’ai pris le temps de m’y pencher, le monde est effectivement rendu injuste par des intérêts de gouvernements et de grandes fortunes en position de force et qui déploient une stratégie de grande envergure pour le rester. Là où, par contre, je me suis clairement trompé (sur les données récentes en tout cas), c’est dans le fait qu’une réelle multiculturalité est à l’oeuvre dans le milieu de la haute finance, du pétrole et de l’armement. C’est ce qu’on pourrait joliment appeler l’oecuménisme capitalistique, où plus prosaïquement « quelle que soit notre couleur de peau, nous sommes tous frères devant notre banquier suisse ».
En 24h, j’assumais plusieurs identités sans qu’elles ne se croisent vraiment : la journée j’étais Marwan, le gars carré ingénieur en mathématiques dans une salle de marché d’une grande banque française, qui porte chemise et chaussures de ville (au début en tout cas). Le soir et pendant mes pauses, j’étais moi-même, un Français d’origine égyptienne et algérienne, un musulman parmi d’autres dans l’immense métropole japonaise. A mes heures perdues, j’étais un ex-DJ qui regardait le rap de loin en essayant de garder ses distances avec une musique qui m’avait pris tellement de mon temps depuis mon adolescence et m’avait si peu rendu en retour malgré ses promesses de justice sociale (ça commençait à devenir la musique préférée des ploucs de la finance, j’aurais dû m’en douter…). Cette façon de changer d’identité dans le temps et l’espace n’est pas sans rappeler l’argent, qui change d’identité comme il change de poche. Si un billet pouvait parler, il pourrait raconter son histoire. Elle ressemblerait peut-être à celle-ci :
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