Nous avons choisi pour en présenter un premier essai d’analyse succincte, le récit rapporté par l’exégète Ibn Kathîr (700-774 H.) dans son Tafsîr. Dans ce commentaire et selon les usages de la tradition, plusieurs versions mettent en scène la légende [iv]. Un univers unique y est cependant évoqué, dans lequel se noue le destin tragique des deux anges, à partir de l’obstacle majeur à la coexistence humaine que constitue leur fascination devant az-Zohra, Vénus incarnée en une femme d’une grande beauté.
La «descente» sur terre de Hârût et Mârût ressemble alors étrangement à une plongée dans les enfers. Un saut dans le chaos mis en scène à travers des actes destructeurs, et considéré comme fatal à partir de l’épisode où les deux anges, soûls, n’ont plus accès à l’ordre de la Loi. Le vin, dont l’un des effets immédiats est le brouillage des mots de la parole instituée, rend obsolète le discours social garantissant la cohabitation humaine.
Le dénouement du drame par le châtiment est là comme un rappel de l’inéluctable pour l’être humain : son inscription dans le rapport à ses semblables, sous le signe de la Loi. Voici donc l’homme, selon l’islam. Cet homme-là est un être parlant, soumis à travers le discours instituant de la Loi au principe premier que renferme le qur’ân (Coran), cause ultime de l’écart qui sépare les individus de ce qui les détruit : la fascination et la violence qu’elle suppose.
1. Le corps des anges
a) La différence
Les anges parlent à Allah. Ainsi commencent la plupart des versions de la légende de Hârût et Mârût, recensées par Ibn Kathîr. L’isnâd[vi] de la version sur laquelle nous faisons fond remonte au prophète Muhammad.
Après que Dieu eut installé sur terre un khalîfa («lieutenant») - Adam -, les anges, surpris par cette distinction faite en faveur de l’homme et ne comprenant pas le sens d’une telle décision, manifestent leur étonnement. Êtres éternellement soumis aux ordres de Dieu, ils prennent soin de justifier leur interrogation par le rappel de la nature des humains qu’ils affirment corrompue, à laquelle ils opposent leur indéfectible dévotion.
Un personnage décisif apparaît alors dans la pièce qui se joue entre Dieu et les anges : le Savoir, cet attribut divin qui met fin sans appel au timide questionnement accompagnant l’évidente émotion des anges. La réponse tombe, sèche, comme pour arrêter net ce qui ressemble fortement à un commencement de pensée sur Dieu, sur l’énigme qu’il est et sur laquelle aucune investigation ne peut avoir prise : «Je sais ce que vous ne savez pas !» Telle est la parole de celui qui sait, de la source de tout savoir. Dieu seul est omniscient. Ce prélude du commentaire reprend, à peine modifié, le verset 30 de la sourate II, que nous rapportons dans sa totalité : «Lors ton Seigneur dit aux anges : «Je vais instituer un lieutenant sur la terre.» Ils dirent : «Quoi ! Tu rendrais tel celui qui tant y fait dégât et qui verse le sang, alors que nous autres célébrons par la louange Ta transcendance et sainteté ?” Il dit : «Moi, Je sais ce que vous ne savez pas.» En ouverture au drame de Hârût et Mârût, est donc posé un thème déjà présent dans le récit de la Création selon le Coran. Ici, il revient pour introduire l’action mais aussi, à la façon d’un motif simplement réitéré, comme pour rappeler que l’exégèse est d’abord un discours de répétition remettant à l’ouvrage une seule question, au fond toujours la même. Elle concerne l’être de l’homme, le qu’est-ce que l’homme ? Cette première scène interprétée par les anges prend ainsi les allures d’un prétexte, sorte de lever de rideau pour la représentation fabuleuse du destin de 1’humanité, placée à la portée de tous afin que nul n’ignore.
Dieu ne discute pas le bien-fondé de la thèse selon laquelle les anges sont des êtres soumis, lorsque les hommes se caractériseraient par leur désobéissance. Une telle dualité, dans sa fausse évidence, n’explique rien et la question reste bien celle de la spécification de 1’humain dans l’ordre de la Création. Voici ce que rapporte le Coran au verset 31 de la sourate II, non cité dans les différentes versions de la légende interprétée par Ibn Kathîr, mais qu’il faut supposer présent à la conscience de tout lecteur averti : «Il apprit à Adam tous les noms, qu’ensuite Il énonça aux anges, leur disant : Informez-Moi de ces noms, pour autant que vous soyez véridiques.»
La leçon est la suivante : il n’existe pas de nomination sans attache au principe divin et 1’homme est celui qui sait articuler ce lien. Ainsi, la représentation du monde par le langage ne se soutient que de sa relation à son fondement : Dieu seul instruit l’homme de «tous les noms» et lui transmet ainsi un savoir fondé. Il apparaît alors que ce que suggère le prologue du commentaire d’Ibn Kathîr, rapporté au discours coranique qui sous-tend l’ensemble de la légende, est essentiellement une dramatisation de la différence séparant 1’humanité de toutes les autres espèces : l’homme est un être de parole fondée. C’est ainsi qu’en islam le langage n’est pas conçu comme une propriété ou un simple instrument, il est la voie, le chemin qui s’ouvre devant les hommes et que ceux-ci empruntent afin de rendre possible une coexistence acceptée, un être en commun.
Il reste que Dieu ne s’explique pas sur cette mystérieuse élection, sans que pour autant son attitude s’apparente à celle d’un tyran abusant de son pouvoir. Simplement, son autorité ne peut constituer une mise dans une controverse, laquelle n’a pas lieu d’être. Dieu est au fondement du monde, il ne s’y implique pas au même titre que ses créatures. Le commentaire d’Ibn Kathîr se fait didactique et Dieu y fait appel aux vertus de l’expérimentation : il met les anges en situation d’humanité. Il s’agit en somme de réunir, au profit des anges, les conditions qui leur permettront d’estimer la valeur de l’être humain par leur propre mise à l’épreuve sur terre. C’est dans cette perspective que Dieu ordonne : «Amenez deux anges d’entre vous pour que Nous les descendions sur terre.»
La «descente» sur terre de Hârût et Mârût ressemble alors étrangement à une plongée dans les enfers. Un saut dans le chaos mis en scène à travers des actes destructeurs, et considéré comme fatal à partir de l’épisode où les deux anges, soûls, n’ont plus accès à l’ordre de la Loi. Le vin, dont l’un des effets immédiats est le brouillage des mots de la parole instituée, rend obsolète le discours social garantissant la cohabitation humaine.
Le dénouement du drame par le châtiment est là comme un rappel de l’inéluctable pour l’être humain : son inscription dans le rapport à ses semblables, sous le signe de la Loi. Voici donc l’homme, selon l’islam. Cet homme-là est un être parlant, soumis à travers le discours instituant de la Loi au principe premier que renferme le qur’ân (Coran), cause ultime de l’écart qui sépare les individus de ce qui les détruit : la fascination et la violence qu’elle suppose.
1. Le corps des anges
a) La différence
Les anges parlent à Allah. Ainsi commencent la plupart des versions de la légende de Hârût et Mârût, recensées par Ibn Kathîr. L’isnâd[vi] de la version sur laquelle nous faisons fond remonte au prophète Muhammad.
Après que Dieu eut installé sur terre un khalîfa («lieutenant») - Adam -, les anges, surpris par cette distinction faite en faveur de l’homme et ne comprenant pas le sens d’une telle décision, manifestent leur étonnement. Êtres éternellement soumis aux ordres de Dieu, ils prennent soin de justifier leur interrogation par le rappel de la nature des humains qu’ils affirment corrompue, à laquelle ils opposent leur indéfectible dévotion.
Un personnage décisif apparaît alors dans la pièce qui se joue entre Dieu et les anges : le Savoir, cet attribut divin qui met fin sans appel au timide questionnement accompagnant l’évidente émotion des anges. La réponse tombe, sèche, comme pour arrêter net ce qui ressemble fortement à un commencement de pensée sur Dieu, sur l’énigme qu’il est et sur laquelle aucune investigation ne peut avoir prise : «Je sais ce que vous ne savez pas !» Telle est la parole de celui qui sait, de la source de tout savoir. Dieu seul est omniscient. Ce prélude du commentaire reprend, à peine modifié, le verset 30 de la sourate II, que nous rapportons dans sa totalité : «Lors ton Seigneur dit aux anges : «Je vais instituer un lieutenant sur la terre.» Ils dirent : «Quoi ! Tu rendrais tel celui qui tant y fait dégât et qui verse le sang, alors que nous autres célébrons par la louange Ta transcendance et sainteté ?” Il dit : «Moi, Je sais ce que vous ne savez pas.» En ouverture au drame de Hârût et Mârût, est donc posé un thème déjà présent dans le récit de la Création selon le Coran. Ici, il revient pour introduire l’action mais aussi, à la façon d’un motif simplement réitéré, comme pour rappeler que l’exégèse est d’abord un discours de répétition remettant à l’ouvrage une seule question, au fond toujours la même. Elle concerne l’être de l’homme, le qu’est-ce que l’homme ? Cette première scène interprétée par les anges prend ainsi les allures d’un prétexte, sorte de lever de rideau pour la représentation fabuleuse du destin de 1’humanité, placée à la portée de tous afin que nul n’ignore.
Dieu ne discute pas le bien-fondé de la thèse selon laquelle les anges sont des êtres soumis, lorsque les hommes se caractériseraient par leur désobéissance. Une telle dualité, dans sa fausse évidence, n’explique rien et la question reste bien celle de la spécification de 1’humain dans l’ordre de la Création. Voici ce que rapporte le Coran au verset 31 de la sourate II, non cité dans les différentes versions de la légende interprétée par Ibn Kathîr, mais qu’il faut supposer présent à la conscience de tout lecteur averti : «Il apprit à Adam tous les noms, qu’ensuite Il énonça aux anges, leur disant : Informez-Moi de ces noms, pour autant que vous soyez véridiques.»
La leçon est la suivante : il n’existe pas de nomination sans attache au principe divin et 1’homme est celui qui sait articuler ce lien. Ainsi, la représentation du monde par le langage ne se soutient que de sa relation à son fondement : Dieu seul instruit l’homme de «tous les noms» et lui transmet ainsi un savoir fondé. Il apparaît alors que ce que suggère le prologue du commentaire d’Ibn Kathîr, rapporté au discours coranique qui sous-tend l’ensemble de la légende, est essentiellement une dramatisation de la différence séparant 1’humanité de toutes les autres espèces : l’homme est un être de parole fondée. C’est ainsi qu’en islam le langage n’est pas conçu comme une propriété ou un simple instrument, il est la voie, le chemin qui s’ouvre devant les hommes et que ceux-ci empruntent afin de rendre possible une coexistence acceptée, un être en commun.
Il reste que Dieu ne s’explique pas sur cette mystérieuse élection, sans que pour autant son attitude s’apparente à celle d’un tyran abusant de son pouvoir. Simplement, son autorité ne peut constituer une mise dans une controverse, laquelle n’a pas lieu d’être. Dieu est au fondement du monde, il ne s’y implique pas au même titre que ses créatures. Le commentaire d’Ibn Kathîr se fait didactique et Dieu y fait appel aux vertus de l’expérimentation : il met les anges en situation d’humanité. Il s’agit en somme de réunir, au profit des anges, les conditions qui leur permettront d’estimer la valeur de l’être humain par leur propre mise à l’épreuve sur terre. C’est dans cette perspective que Dieu ordonne : «Amenez deux anges d’entre vous pour que Nous les descendions sur terre.»
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