Ancien porte-parole du MCB, militant de l’opposition démocratique, ex-député du FFS, Djamel Zenati analyse, dans cet entretien, la situation politique qu’il juge porteuse de périls à l’aune des intentions prêtées à Boutefl ika de briguer un quatrième mandat
- Bouteflika boucle ce mois-ci quatorze ans de règne. Dans quel état est le pays aujourd’hui ?
Un quotidien rythmé par une contestation sans précédent, des scandales en cascade et une agitation successorale qui frise l’indécence. Mais derrière ce constat fort alarmant, une réalité moins visible et beaucoup plus effroyable érode en silence les fondements même du pays. En effet, la satellisation de l’Etat par des réseaux d’intérêts étroits, probablement liés à des sphères d’influence extérieures, a perverti les institutions. Ce qui a affaibli leur capacité à absorber la demande sociale et annihilé leur aptitude à affronter les défis d’un monde effréné.
En raison d’une accumulation de haines, de drames non soldés et de frustrations, une grande colère en latence travaille en profondeur la société. C' est une force potentiellement destructrice qui peut se réveiller, pour peu qu’une étincelle en déclenche le mécanisme. La crise est là.
Le bilan de Bouteflika est catastrophique. Ayant bénéficié d’une exceptionnelle conjonction d’opportunités, il ne peut prétendre à aucune circonstance atténuante. Le pays rate une occasion inespérée de se réengager sur la voie de la reconstruction. Deux illustrations suffisent à révéler l’ampleur du gâchis.
En dépit d’une forte disponibilité financière, notre économie demeure tributaire de la seule industrie extractive. Ce qui accroît dangereusement la dépendance du pays et l’expose aux vicissitudes des marchés extérieurs et convoitises des blocs mondialistes. La facture alimentaire galopante en est l’indice le plus frappant. Autre aspect hypothéquant toute perspective de développement future : cette attitude permissive face au bradage du foncier agricole et industriel et son détournement de sa vocation. L’absence de vision stratégique est flagrante. En définitive, l’argent du peuple a juste servi à la consolidation du système autoritaire. L’élargissement des clientèles, le renforcement des appareils de répression et l’enrichissement sans limite des différents braconniers sont les chantiers qui ont eu la faveur de Bouteflika et de sa cour. S’offrir aussi facilement aux caprices de ces hordes hilaliennes des temps modernes est un triste destin pour l’Algérie de Abane et Ben M'hidi.
Le silence des patriotes, au-delà de leur diversité politique et idéologique, résonne comme une conspiration collective. Sommes-nous condamnés à toujours trouver le consensus dans la lâcheté ? J’ose espérer que non.
- Quelle lecture faites-vous des trois mandats de Bouteflika ?
Le consensus affiché avec fanfare autour de la candidature de Bouteflika s’est vite avéré un marché de dupes. Cela va déterminer toute la suite. Le profil pathétique d’avant l’élection va se muer en attitude arrogante et conquérante une fois au trône. Vainqueur dans un scrutin sans concurrent, il consacre son premier mandat à un marathon diplomatique dans un double objectif : suppléer à son déficit de légitimité et s’assurer des soutiens dont il se servira comme leviers de pression et de chantage contre ceux qui se risqueraient à entraver ses volontés.
Fort d’un riche agenda et débarrassé de ses potentiels adversaires du sérail, il entreprend, dès sa réélection, une reconfiguration du régime dans le sens d’un rééquilibrage institutionnel et d’un accaparement sans partage des processus de décision. Son troisième mandat est l’affirmation d’une suprématie.
- Depuis quelques mois, la chronique politique est rythmée par des scandales de corruption à grande échelle. Quel commentaire cela vous inspire-t-il ? Dans quelle perspective politique les analysez-vous ?
Les scandales auxquels vous faites allusion et ceux qui les ont précédés ne sont que la partie visible de l’iceberg. Loin d’être un écart à quelque norme, ils sont la norme. Il est utile de rappeler que le caractère rentier de l’économie algérienne est le résultat d’un processus historique séculaire. Les luttes violentes pour le contrôle et l’appropriation d’un surplus extérieur ont fortement façonné son système politique et forgé les mœurs de ses pouvoirs successifs.
Qualitativement, la mainmise par le pouvoir actuel sur les ressources pétrolières ne diffère en rien du contrôle des routes de l’or exercé par les diverses dynasties musulmanes ni de la pratique de la course en Méditerranée par la piraterie sous l’occupation turque. Seules les légitimations ont changés.
Les gouvernants se sont toujours posés en tuteurs nécessaires investis de la mission de diriger les affaires du pays et de conduire le peuple vers le bonheur. La pratique du prélèvement autoritaire procède de cette mentalité néo-patrimoniale.
- Pourtant, dans un message récent, le président Bouteflika a promis des sanctions sévères contre les auteurs de ces malversations...
Accorder crédit à ces propos serait faire preuve d’une grande crédulité. Comment voulez-vous lutter contre ce phénomène en l’absence d’institutions réellement représentatives, de contre-pouvoirs forts et d’une justice indépendante ? Il est utile de souligner que c’est grâce à la presse indépendante et à elle seule que l’opinion a appris l’existence de ces affaires.
Les discours moralisateurs de Bouteflika ont pour seul objectif d’apaiser une opinion écœurée par ce climat pour le moins exécrable. C’est plus par souci d’étouffer que par volonté de sévir. Dans ce milieu la devise est : «Tu voles donc je vole.» Le chantage constitue le garant de l’impunité et de la connivence, à la différence de la mafia italienne qui fonctionne selon un code d’honneur. Les menaces de Farid Bédjaoui de briser l’omerta s’il venait à être inquiété ou encore la fuite organisée de Chakib Khelil le prouvent parfaitement.
- D’après vous, la nature rentière de l’économie est-elle un obstacle à la transition démocratique ?
C’est effectivement un obstacle majeur. S’il est du domaine de l’évidence que l’utilisation de la religion, de l’ethnie, de la langue ou de la région comme ressource politique est une négation de la démocratie, il en est de même de l’économie. Lorsque de surcroît la rente est d’origine extérieure, les gouvernants n’ont nul besoin de la légitimation populaire et s’exonèrent de l’obligation de rendre des comptes.
Principal employeur, plus gros propriétaire foncier, unique bailleur de fonds, premier fournisseur de biens et services et détenteur exclusif des médias lourds, l’Etat jouit d’une position de quasi-monopole à partir de laquelle le pouvoir exerce un droit absolu sur tous les aspects de la vie du pays. Les catégories sociales se trouvent ainsi dans un rapport de dépendance dont elles peinent à s’affranchir. On a pu penser que l’émergence de l’entrepreneuriat privé allait favoriser l’éclosion d’une société civile autonome. C’est de la pure illusion. Nul n’ignore désormais que les grands groupes économiques et financiers privés se sont constitués à la faveur d’un transfert de capital public. Parce qu’ils doivent leur ascension au pouvoir autoritaire, ils sont astreints à un devoir de «redevabilité».
- Le pouvoir, qui croyait avoir étouffé la contestation sociale en janvier 2010 en achetant «la paix» à coups de milliards, fait face depuis quelques mois à un vent de colère qui vient particulièrement du sud du pays. S’agit-il d’une lame de fond ou simplement d’une colère passagère ?
Il est dans la nature du système autoritaire de produire dénis, injustices et inégalités. Son incapacité génétique à aménager des espaces pour la libre expression des pluralismes et des conflits conduit inévitablement à des crises récurrentes, qui prennent parfois une tournure sanglante.
Le vent de contestation qui souffle actuellement sur le pays et qui touche l’ensemble des secteurs et catégories sociales est l’expression d’une contradiction indépassable dans le cadre du rapport autoritaire.
L’argent investi pour acheter la «paix» relève de la manœuvre, car quand les gouvernants montrent de la bienveillance c’est pour mieux affûter le bâton. La meilleure dictature du monde ne peut donner que ce qu’elle peut.
Cependant, deux écueils exposent cette contestation à l’usure et aux manipulations du pouvoir et l’empêchent d’évoluer en un mouvement fort, porteur d’un sens politique qui laisserait entrevoir une issue salvatrice pour le pays. C’est son caractère cloisonné et la nature particulière des revendications exprimées. Aussi, ses divers acteurs gagneraient à réaliser les jonctions et les synthèses nécessaires à même d’assurer à la contestation un saut qualitatif et l’inscrire dans la perspective de la construction de l’alternative démocratique. Je reste profondément convaincu que c’est de la question sociale que naîtra une problématique rationnelle du changement, extirpée des prismes idéologiques populistes déformants qui ont toujours agi au dévoiement du combat du peuple algérien pour la liberté.
- Bouteflika boucle ce mois-ci quatorze ans de règne. Dans quel état est le pays aujourd’hui ?
Un quotidien rythmé par une contestation sans précédent, des scandales en cascade et une agitation successorale qui frise l’indécence. Mais derrière ce constat fort alarmant, une réalité moins visible et beaucoup plus effroyable érode en silence les fondements même du pays. En effet, la satellisation de l’Etat par des réseaux d’intérêts étroits, probablement liés à des sphères d’influence extérieures, a perverti les institutions. Ce qui a affaibli leur capacité à absorber la demande sociale et annihilé leur aptitude à affronter les défis d’un monde effréné.
En raison d’une accumulation de haines, de drames non soldés et de frustrations, une grande colère en latence travaille en profondeur la société. C' est une force potentiellement destructrice qui peut se réveiller, pour peu qu’une étincelle en déclenche le mécanisme. La crise est là.
Le bilan de Bouteflika est catastrophique. Ayant bénéficié d’une exceptionnelle conjonction d’opportunités, il ne peut prétendre à aucune circonstance atténuante. Le pays rate une occasion inespérée de se réengager sur la voie de la reconstruction. Deux illustrations suffisent à révéler l’ampleur du gâchis.
En dépit d’une forte disponibilité financière, notre économie demeure tributaire de la seule industrie extractive. Ce qui accroît dangereusement la dépendance du pays et l’expose aux vicissitudes des marchés extérieurs et convoitises des blocs mondialistes. La facture alimentaire galopante en est l’indice le plus frappant. Autre aspect hypothéquant toute perspective de développement future : cette attitude permissive face au bradage du foncier agricole et industriel et son détournement de sa vocation. L’absence de vision stratégique est flagrante. En définitive, l’argent du peuple a juste servi à la consolidation du système autoritaire. L’élargissement des clientèles, le renforcement des appareils de répression et l’enrichissement sans limite des différents braconniers sont les chantiers qui ont eu la faveur de Bouteflika et de sa cour. S’offrir aussi facilement aux caprices de ces hordes hilaliennes des temps modernes est un triste destin pour l’Algérie de Abane et Ben M'hidi.
Le silence des patriotes, au-delà de leur diversité politique et idéologique, résonne comme une conspiration collective. Sommes-nous condamnés à toujours trouver le consensus dans la lâcheté ? J’ose espérer que non.
- Quelle lecture faites-vous des trois mandats de Bouteflika ?
Le consensus affiché avec fanfare autour de la candidature de Bouteflika s’est vite avéré un marché de dupes. Cela va déterminer toute la suite. Le profil pathétique d’avant l’élection va se muer en attitude arrogante et conquérante une fois au trône. Vainqueur dans un scrutin sans concurrent, il consacre son premier mandat à un marathon diplomatique dans un double objectif : suppléer à son déficit de légitimité et s’assurer des soutiens dont il se servira comme leviers de pression et de chantage contre ceux qui se risqueraient à entraver ses volontés.
Fort d’un riche agenda et débarrassé de ses potentiels adversaires du sérail, il entreprend, dès sa réélection, une reconfiguration du régime dans le sens d’un rééquilibrage institutionnel et d’un accaparement sans partage des processus de décision. Son troisième mandat est l’affirmation d’une suprématie.
- Depuis quelques mois, la chronique politique est rythmée par des scandales de corruption à grande échelle. Quel commentaire cela vous inspire-t-il ? Dans quelle perspective politique les analysez-vous ?
Les scandales auxquels vous faites allusion et ceux qui les ont précédés ne sont que la partie visible de l’iceberg. Loin d’être un écart à quelque norme, ils sont la norme. Il est utile de rappeler que le caractère rentier de l’économie algérienne est le résultat d’un processus historique séculaire. Les luttes violentes pour le contrôle et l’appropriation d’un surplus extérieur ont fortement façonné son système politique et forgé les mœurs de ses pouvoirs successifs.
Qualitativement, la mainmise par le pouvoir actuel sur les ressources pétrolières ne diffère en rien du contrôle des routes de l’or exercé par les diverses dynasties musulmanes ni de la pratique de la course en Méditerranée par la piraterie sous l’occupation turque. Seules les légitimations ont changés.
Les gouvernants se sont toujours posés en tuteurs nécessaires investis de la mission de diriger les affaires du pays et de conduire le peuple vers le bonheur. La pratique du prélèvement autoritaire procède de cette mentalité néo-patrimoniale.
- Pourtant, dans un message récent, le président Bouteflika a promis des sanctions sévères contre les auteurs de ces malversations...
Accorder crédit à ces propos serait faire preuve d’une grande crédulité. Comment voulez-vous lutter contre ce phénomène en l’absence d’institutions réellement représentatives, de contre-pouvoirs forts et d’une justice indépendante ? Il est utile de souligner que c’est grâce à la presse indépendante et à elle seule que l’opinion a appris l’existence de ces affaires.
Les discours moralisateurs de Bouteflika ont pour seul objectif d’apaiser une opinion écœurée par ce climat pour le moins exécrable. C’est plus par souci d’étouffer que par volonté de sévir. Dans ce milieu la devise est : «Tu voles donc je vole.» Le chantage constitue le garant de l’impunité et de la connivence, à la différence de la mafia italienne qui fonctionne selon un code d’honneur. Les menaces de Farid Bédjaoui de briser l’omerta s’il venait à être inquiété ou encore la fuite organisée de Chakib Khelil le prouvent parfaitement.
- D’après vous, la nature rentière de l’économie est-elle un obstacle à la transition démocratique ?
C’est effectivement un obstacle majeur. S’il est du domaine de l’évidence que l’utilisation de la religion, de l’ethnie, de la langue ou de la région comme ressource politique est une négation de la démocratie, il en est de même de l’économie. Lorsque de surcroît la rente est d’origine extérieure, les gouvernants n’ont nul besoin de la légitimation populaire et s’exonèrent de l’obligation de rendre des comptes.
Principal employeur, plus gros propriétaire foncier, unique bailleur de fonds, premier fournisseur de biens et services et détenteur exclusif des médias lourds, l’Etat jouit d’une position de quasi-monopole à partir de laquelle le pouvoir exerce un droit absolu sur tous les aspects de la vie du pays. Les catégories sociales se trouvent ainsi dans un rapport de dépendance dont elles peinent à s’affranchir. On a pu penser que l’émergence de l’entrepreneuriat privé allait favoriser l’éclosion d’une société civile autonome. C’est de la pure illusion. Nul n’ignore désormais que les grands groupes économiques et financiers privés se sont constitués à la faveur d’un transfert de capital public. Parce qu’ils doivent leur ascension au pouvoir autoritaire, ils sont astreints à un devoir de «redevabilité».
- Le pouvoir, qui croyait avoir étouffé la contestation sociale en janvier 2010 en achetant «la paix» à coups de milliards, fait face depuis quelques mois à un vent de colère qui vient particulièrement du sud du pays. S’agit-il d’une lame de fond ou simplement d’une colère passagère ?
Il est dans la nature du système autoritaire de produire dénis, injustices et inégalités. Son incapacité génétique à aménager des espaces pour la libre expression des pluralismes et des conflits conduit inévitablement à des crises récurrentes, qui prennent parfois une tournure sanglante.
Le vent de contestation qui souffle actuellement sur le pays et qui touche l’ensemble des secteurs et catégories sociales est l’expression d’une contradiction indépassable dans le cadre du rapport autoritaire.
L’argent investi pour acheter la «paix» relève de la manœuvre, car quand les gouvernants montrent de la bienveillance c’est pour mieux affûter le bâton. La meilleure dictature du monde ne peut donner que ce qu’elle peut.
Cependant, deux écueils exposent cette contestation à l’usure et aux manipulations du pouvoir et l’empêchent d’évoluer en un mouvement fort, porteur d’un sens politique qui laisserait entrevoir une issue salvatrice pour le pays. C’est son caractère cloisonné et la nature particulière des revendications exprimées. Aussi, ses divers acteurs gagneraient à réaliser les jonctions et les synthèses nécessaires à même d’assurer à la contestation un saut qualitatif et l’inscrire dans la perspective de la construction de l’alternative démocratique. Je reste profondément convaincu que c’est de la question sociale que naîtra une problématique rationnelle du changement, extirpée des prismes idéologiques populistes déformants qui ont toujours agi au dévoiement du combat du peuple algérien pour la liberté.
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