Par Jean-Marc Gonin,
Celui qu'on appelait "Belzébuth" s'est éteint ce lundi à l'âge de 94 ans. Portrait de cette figure emblématique de l'ex-Démocratie chrétienne, symbole de la vie politique de la péninsule durant plus de 60 ans.
ITALIE- L'ancien Premier ministre italien Giulio Andreotti est décédé ce lundi à 94 ans. S'il a été cité dans plusieurs affaires judiciaires après que son immunité a été levée, il n'a jamais été condamné.
REUTERS/Alessandro Bianchi
Giulio Andreotti est décédé ce lundi à l'âge de 94 ans. L'Express dressait son portrait en mai 1993, voilà 20 ans, alors que son imunité parlementaire était à peine levée. A 74 ans, l'"Inoxydable" allait donc devoir s'expliquer pour activités mafieuses devant un juge de Palerme. Si son nom a été cité dans plusieurs affaires judiciaires, parfois blanchi, il n'a jamais été condamné... souvent grâce à la prescription.
[Archive] S'il est vrai qu'on ne prête qu'aux riches, le crédit de Giulio Andreotti devrait être illimité. Au cours de sa brillante carrière politique, constamment sur les crêtes de l'Etat italien, il ne s'est guère passé de scandales sans que son nom soit évoqué. A 27 reprises, la justice a demandé la levée de son immunité parlementaire. Services secrets, tentatives de coups d'Etat, loge P 2, affaires politico-financières: la curiosité des juges à son égard semblait intarissable. Mais leurs 27 demandes n'eurent aucune suite. La 28e fut la bonne. Jeudi 13 mai 1993, l'écrasante majorité des sénateurs italiens s'est prononcée à main levée afin qu'il comparaisse devant les magistrats pour activités mafieuses. On n'a même pas eu besoin de compter. Au premier rang, installé dans son fauteuil de sénateur à vie, le vieux politicien aux épaules voûtées a tendu le bras lui aussi. Quelques instants auparavant, devant ses pairs, il avait plaidé pour que son immunité soit suspendue, ôtant toute hésitation aux "onorevoli" encore indécis.
Un tournant
Qu'Andreotti puisse répondre à une convocation du parquet était impensable il y a à peine un an. L'"Inoxydable" dirigeait le pays depuis le palazzo Chigi, siège de la présidence du Conseil. Dans les allées du pouvoir, il jouissait des faveurs du pronostic pour accéder au Quirinal, à la présidence de la République, succédant ainsi au turbulent Francesco Cossiga. Ses amis - et ses (nombreux) ennemis - politiques pensaient couronner son parcours unique en le nommant, à 73 ans, au poste, plutôt honorifique qu'actif, de chef de l'Etat. Quoi de plus normal pour une personnalité incarnant comme aucune autre l'histoire de la Ire République italienne?
Ce garçon mûr et taciturne aime fréquenter les curés, une assiduité qui l'amènera à parcourir les couloirs du Vatican
La biographie d'Andreotti, c'est d'abord celle d'un enfant de la pauvreté, de la misère de l'entre-deux-guerres. Il a vu le jour le 14 janvier 1919, à Segni, une bourgade du Latium à une soixantaine de kilomètres de la capitale. Son père décède alors qu'il n'a que 3 ans, laissant une veuve et trois orphelins. Destin fréquent en Italie, l'éducation du petit Giulio sera prise en charge par le reste de la famille et par... les prêtres. Dès l'enfance, il se révèle très pieux. Les soutanes des séminaristes remplaceront les jupons maternels. Ce garçon mûr et taciturne aime fréquenter les curés. Une assiduité qui l'amènera à parcourir les couloirs du Vatican.
Car le jeune Giulio poursuit ses études à Rome. A l'époque de ses humanités, la capitale vit à l'heure de la mégalomanie du Duce. C'est la Rome fasciste. Les Chemises noires terrorisent, emprisonnent, endoctrinent. Andreotti n'aime pas les fascistes. Ses amitiés vont aux intellectuels catholiques. Il adhère aux mouvements proches de l'Eglise. Universitaire, il écrit dans les revues de l'Action catholique. Et devient l'un des principaux responsables de la Fuci, la fédération des étudiants catholiques. Son président s'appelle Aldo Moro.
Dans la capitale italienne, aujourd'hui encore, on considère le Tibre comme la frontière séparant deux pouvoirs. A sa gauche, le temporel: gouvernement et Parlement. A sa droite, le spirituel: la cité papale. Tandis que la guerre fait rage en Europe, Andreotti et ses amis ont résolument opté pour la rive droite. Afin de mieux préparer, le jour venu, leur traversée du fleuve. Dans le secret du Vatican, sous la houlette de Pie XII, on élabore la future Démocratie chrétienne. Le fascisme court à sa perte, entraînant l'Italie dans sa chute. Le pape mise sur Alcide De Gasperi, un homme politique catholique de l'avant-guerre. Qui, à son tour, s'appuie sur ces jeunes intellectuels pour former le parti de gouvernement de demain. Aldo Moro, le militant actif des Pouilles, et Giulio Andreotti, le silencieux organisateur du Latium, seront ses hommes clefs. Ce dernier jouit d'un accès très privilégié au bureau du souverain pontife. Le saint-père le reçoit souvent et longuement pour parler politique. C'est lui qui tance Andreotti quand le leader étudiant, à la fin de la guerre, se met à flirter avec les catholiques de gauche. Leur soif de justice sociale l'a séduit; le jeune Giulio se fait rappeler à l'ordre par le pape Pacelli: pas de rapprochement avec les agents du communisme, même ceux qui vont à confesse! Un autre homme fort du Vatican veille sur sa formation: Giovanni Battista Montini, prosecrétaire pour les affaires ordinaires, intellectuel et père spirituel de cette jeunesse catholique italienne. En 1963, il sera élu pape sous le nom de Paul VI.
Un réseau d'affidés
En 1945, Giulio Andreotti n'a que 26 ans. Président de la Fuci, adoubé par le Saint-Siège, proche de De Gasperi, il collectionne les atouts. Son arrivée au pouvoir s'effectue donc par la grande porte. En 1947, quand la Démocratie chrétienne s'impose et rompt avec les gouvernements d' "unité antifasciste" associant les partis de gauche, le président du Conseil Alcide De Gasperi l'appelle à ses côtés (avec l'accord de Mgr Montini...). A 28 ans, "Andreottino" devient sous-secrétaire d'Etat à la présidence du Conseil. Le voilà dans la "salle des boutons", installé aux commandes de la République. Dans une Italie encore en reconstruction, où l'on chasse les Chemises noires de l'administration, où les ministres ont des fonctions "techniques", plus que politiques, il détient une influence considérable. Les nominations se décident dans son bureau, les grandes orientations aussi. Rien de tel pour se créer un réseau d'affidés couvrant tout l'appareil d'Etat. Plus que son fief électoral de Rome et du Latium, cette toile tissée dès les premières années de la République assurera la permanence de son pouvoir.
Les services secrets, c'est lui
De sa formation vaticane, il a saisi toutes les vertus du secret en politique. La Curie romaine lui a également enseigné le double langage, les alliances de circonstance, les volte-face opportunes. "C'est un prince de l'ambiguïté", affirme Massimo Franco, journaliste, auteur de l'une de ses rares biographies. Muet et mystérieux, entouré d'un cercle très fermé, Andreotti se verra confier les dossiers les plus délicats. Les services secrets, c'est lui. Pas un de leurs chefs dont la nomination n'aura été approuvée par ses soins. La politique arabe de l'Italie, c'est encore lui, interlocuteur privilégié de Yasser Arafat, du colonel Kadhafi et de tant d'émissaires discrets. Les relations avec Moscou, c'est toujours lui, pourtant muni d'un brevet d'anticommuniste frappé du sceau de Saint-Pierre. Le monde ne s'y trompe pas: quelle que soit sa fonction au moment où ils le reçoivent, ses hôtes étrangers savent qu'ils vont parler à l'homme le plus puissant d'Italie.
Celui qu'on appelait "Belzébuth" s'est éteint ce lundi à l'âge de 94 ans. Portrait de cette figure emblématique de l'ex-Démocratie chrétienne, symbole de la vie politique de la péninsule durant plus de 60 ans.
ITALIE- L'ancien Premier ministre italien Giulio Andreotti est décédé ce lundi à 94 ans. S'il a été cité dans plusieurs affaires judiciaires après que son immunité a été levée, il n'a jamais été condamné.
REUTERS/Alessandro Bianchi
Giulio Andreotti est décédé ce lundi à l'âge de 94 ans. L'Express dressait son portrait en mai 1993, voilà 20 ans, alors que son imunité parlementaire était à peine levée. A 74 ans, l'"Inoxydable" allait donc devoir s'expliquer pour activités mafieuses devant un juge de Palerme. Si son nom a été cité dans plusieurs affaires judiciaires, parfois blanchi, il n'a jamais été condamné... souvent grâce à la prescription.
[Archive] S'il est vrai qu'on ne prête qu'aux riches, le crédit de Giulio Andreotti devrait être illimité. Au cours de sa brillante carrière politique, constamment sur les crêtes de l'Etat italien, il ne s'est guère passé de scandales sans que son nom soit évoqué. A 27 reprises, la justice a demandé la levée de son immunité parlementaire. Services secrets, tentatives de coups d'Etat, loge P 2, affaires politico-financières: la curiosité des juges à son égard semblait intarissable. Mais leurs 27 demandes n'eurent aucune suite. La 28e fut la bonne. Jeudi 13 mai 1993, l'écrasante majorité des sénateurs italiens s'est prononcée à main levée afin qu'il comparaisse devant les magistrats pour activités mafieuses. On n'a même pas eu besoin de compter. Au premier rang, installé dans son fauteuil de sénateur à vie, le vieux politicien aux épaules voûtées a tendu le bras lui aussi. Quelques instants auparavant, devant ses pairs, il avait plaidé pour que son immunité soit suspendue, ôtant toute hésitation aux "onorevoli" encore indécis.
Un tournant
Qu'Andreotti puisse répondre à une convocation du parquet était impensable il y a à peine un an. L'"Inoxydable" dirigeait le pays depuis le palazzo Chigi, siège de la présidence du Conseil. Dans les allées du pouvoir, il jouissait des faveurs du pronostic pour accéder au Quirinal, à la présidence de la République, succédant ainsi au turbulent Francesco Cossiga. Ses amis - et ses (nombreux) ennemis - politiques pensaient couronner son parcours unique en le nommant, à 73 ans, au poste, plutôt honorifique qu'actif, de chef de l'Etat. Quoi de plus normal pour une personnalité incarnant comme aucune autre l'histoire de la Ire République italienne?
Ce garçon mûr et taciturne aime fréquenter les curés, une assiduité qui l'amènera à parcourir les couloirs du Vatican
La biographie d'Andreotti, c'est d'abord celle d'un enfant de la pauvreté, de la misère de l'entre-deux-guerres. Il a vu le jour le 14 janvier 1919, à Segni, une bourgade du Latium à une soixantaine de kilomètres de la capitale. Son père décède alors qu'il n'a que 3 ans, laissant une veuve et trois orphelins. Destin fréquent en Italie, l'éducation du petit Giulio sera prise en charge par le reste de la famille et par... les prêtres. Dès l'enfance, il se révèle très pieux. Les soutanes des séminaristes remplaceront les jupons maternels. Ce garçon mûr et taciturne aime fréquenter les curés. Une assiduité qui l'amènera à parcourir les couloirs du Vatican.
Car le jeune Giulio poursuit ses études à Rome. A l'époque de ses humanités, la capitale vit à l'heure de la mégalomanie du Duce. C'est la Rome fasciste. Les Chemises noires terrorisent, emprisonnent, endoctrinent. Andreotti n'aime pas les fascistes. Ses amitiés vont aux intellectuels catholiques. Il adhère aux mouvements proches de l'Eglise. Universitaire, il écrit dans les revues de l'Action catholique. Et devient l'un des principaux responsables de la Fuci, la fédération des étudiants catholiques. Son président s'appelle Aldo Moro.
Dans la capitale italienne, aujourd'hui encore, on considère le Tibre comme la frontière séparant deux pouvoirs. A sa gauche, le temporel: gouvernement et Parlement. A sa droite, le spirituel: la cité papale. Tandis que la guerre fait rage en Europe, Andreotti et ses amis ont résolument opté pour la rive droite. Afin de mieux préparer, le jour venu, leur traversée du fleuve. Dans le secret du Vatican, sous la houlette de Pie XII, on élabore la future Démocratie chrétienne. Le fascisme court à sa perte, entraînant l'Italie dans sa chute. Le pape mise sur Alcide De Gasperi, un homme politique catholique de l'avant-guerre. Qui, à son tour, s'appuie sur ces jeunes intellectuels pour former le parti de gouvernement de demain. Aldo Moro, le militant actif des Pouilles, et Giulio Andreotti, le silencieux organisateur du Latium, seront ses hommes clefs. Ce dernier jouit d'un accès très privilégié au bureau du souverain pontife. Le saint-père le reçoit souvent et longuement pour parler politique. C'est lui qui tance Andreotti quand le leader étudiant, à la fin de la guerre, se met à flirter avec les catholiques de gauche. Leur soif de justice sociale l'a séduit; le jeune Giulio se fait rappeler à l'ordre par le pape Pacelli: pas de rapprochement avec les agents du communisme, même ceux qui vont à confesse! Un autre homme fort du Vatican veille sur sa formation: Giovanni Battista Montini, prosecrétaire pour les affaires ordinaires, intellectuel et père spirituel de cette jeunesse catholique italienne. En 1963, il sera élu pape sous le nom de Paul VI.
Un réseau d'affidés
En 1945, Giulio Andreotti n'a que 26 ans. Président de la Fuci, adoubé par le Saint-Siège, proche de De Gasperi, il collectionne les atouts. Son arrivée au pouvoir s'effectue donc par la grande porte. En 1947, quand la Démocratie chrétienne s'impose et rompt avec les gouvernements d' "unité antifasciste" associant les partis de gauche, le président du Conseil Alcide De Gasperi l'appelle à ses côtés (avec l'accord de Mgr Montini...). A 28 ans, "Andreottino" devient sous-secrétaire d'Etat à la présidence du Conseil. Le voilà dans la "salle des boutons", installé aux commandes de la République. Dans une Italie encore en reconstruction, où l'on chasse les Chemises noires de l'administration, où les ministres ont des fonctions "techniques", plus que politiques, il détient une influence considérable. Les nominations se décident dans son bureau, les grandes orientations aussi. Rien de tel pour se créer un réseau d'affidés couvrant tout l'appareil d'Etat. Plus que son fief électoral de Rome et du Latium, cette toile tissée dès les premières années de la République assurera la permanence de son pouvoir.
Les services secrets, c'est lui
De sa formation vaticane, il a saisi toutes les vertus du secret en politique. La Curie romaine lui a également enseigné le double langage, les alliances de circonstance, les volte-face opportunes. "C'est un prince de l'ambiguïté", affirme Massimo Franco, journaliste, auteur de l'une de ses rares biographies. Muet et mystérieux, entouré d'un cercle très fermé, Andreotti se verra confier les dossiers les plus délicats. Les services secrets, c'est lui. Pas un de leurs chefs dont la nomination n'aura été approuvée par ses soins. La politique arabe de l'Italie, c'est encore lui, interlocuteur privilégié de Yasser Arafat, du colonel Kadhafi et de tant d'émissaires discrets. Les relations avec Moscou, c'est toujours lui, pourtant muni d'un brevet d'anticommuniste frappé du sceau de Saint-Pierre. Le monde ne s'y trompe pas: quelle que soit sa fonction au moment où ils le reçoivent, ses hôtes étrangers savent qu'ils vont parler à l'homme le plus puissant d'Italie.
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