Prenons, pendant qu’il est encore temps, n’importe quel guide de voyage et consultons la page consacrée à la Tunisie, destination de vacances pour des millions de touristes étrangers. Le préambule est toujours identique, figé comme un paysage de carte postale : trois mille ans d’histoire, 1.300 km de côtes méditerranéennes, innombrables sites archéologiques et de parcs naturels, d’incomparables produits artisanaux, une cuisine riche et diversifiée, une importante infrastructure hôtelière, etc. Des atouts que partagent plusieurs pays de la région ayant la même vocation. Mais, ce qui fait en revanche l’exception tunisienne, se résume à sa géographie sociale et culturelle. Longtemps à l’abri des convulsions qui agitaient presque tous les pays arabes, la Tunisie a réussi à traverser les décennies sans trop de dégâts. Pays aux traditions ancestrales, connu pour le caractère ouvert, doux et hospitalier de ses habitants, homogène sur le plan linguistique et religieux, profondément musulman sans être pour autant fanatique, il est resté largement bilingue malgré l’arabisation et s’enorgueillit d’un code du statut personnel qui a donné à la femme une place inédite dans la société tunisienne et dans tout le monde arabe.
Dans les futures éditions des guides de voyage, la présentation de la Tunisie risque d’être sensiblement différente. Le tableau idyllique d’un pays où il fait bon vivre et entreprendre, ne résiste déjà plus à la réalité des faits et la priorité sera dès lors à la mise en garde plutôt qu’aux joies de la découverte. Pour les rares visiteurs qui oseraient malgré tout s’y rendre, ce sera au mépris des avertissements et des appels à la vigilance de leurs ambassades. Comment en sommes-nous arrivés là ? Qui aurait cru qu’un jour, la Tunisie serait confrontée, sur son propre territoire, à des milliers de djihadistes ouvertement affidés aux nébuleuses terroristes, défiant l’Etat et ses institutions, décidés à en découdre si on les empêchait de tenir un congrès destiné vraisemblablement à élire leur émir, fonder une base politique et pourquoi pas proclamer Kairouan capitale de l’islam djihadiste au Maghreb ?
Deux années d’incompétence, de négligence et d’imprévoyance des dirigeants politiques et leurs connivences coupables avec l’extrémisme religieux auront eu ainsi raison d’une civilisation ancestrale, de l’espoir de voir le pays se hisser un jour au niveau d’un pays émergent, de soleil et de sable fin. Deux années qui l’ont conduit à la catastrophe et risquent de le mener bientôt à la ruine. De destination touristique privilégiée « qui ne cesse d’éblouir » comme le promettent les guides touristiques, la Tunisie est aujourd’hui en bonne position pour basculer dans le groupe des Etats du monde les plus défaillants.
Recensons sereinement et objectivement, au regard des vicissitudes vécues jusque-là, l’ensemble des critères qui nous rendraient éligibles au statut d’Etat dit « mou » et voyons dans quelle mesure ces critères trouvent leur répondant dans les événements dramatiques qu’affronte le pays.
La souveraineté menacée. Un Etat souverain est délimité par des frontières territoriales établies et constitué d’institutions par lesquelles il exerce une autorité et un pouvoir effectif. Or, un Etat défaillant est celui qui aurait failli à ses responsabilités fondamentales dans ce domaine. Les évènements de Chaambi constituent bien l’amorce d’un tel défaut de souveraineté nationale et la perte du monopole de l’usage de la violence légitime, puisque la Tunisie est devenue une destination qui a la faveur de tous les djihadistes de la région.
Absence d’autorité. Depuis l’indépendance, la plupart des sociétés et des régimes politiques des pays du Printemps arabe ont exalté démesurément les méthodes de gouvernement autoritaire durant des décennies sous prétexte de faciliter le développement économique. Un pouvoir sévère et qui n’admettait guère de partage, mais qui avait fondé sa légitimité sur un terrain limité : la performance économique. Depuis le Printemps arabe, toutes les autorités se trouvent donc remises en cause : celles de l’Etat, du gouvernement, de l’entreprise, et aussi celles du père ou du mari devenu chômeur. L’arrivée des islamistes a encouragé les mouvements extrémistes, leurs dérives violentes et leur intolérance en minimisant le danger, allant parfois jusqu’à convenir que leurs outrances relèvent de l’exercice normal du droit à la liberté d’expression. Contre les salafistes, le régime est resté obstinément hostile à toute application de la loi dans toute sa rigueur, n’usant presque jamais de la force pour protéger les personnes et les biens du comportement agressif de ceux qui, en permanence, mettaient en péril la paix civile et aujourd’hui l’existence même de l’Etat.
Absence de compétence. Il aura fallu deux ans à la Troïka au pouvoir pour mener l’Etat à l’effondrement grâce à un personnel politique peu qualifié. La majorité des ministres, à qui revenait le soin des affaires publiques et l’avenir du pays, ont été nommés sans autre référence que leur appartenance à tel ou tel parti de la coalition. Or, ni les expériences antérieures de ces militants, ni les identités qu’ils s’étaient construites, ne les avaient préparés à une telle charge. Si certains peuvent se prévaloir d’un long parcours d’opposant, cela ne fait pas d’eux un chef d’Etat, un chef de gouvernement ou des ministres compétents. L’illustration se trouve au sommet, dans les innombrables impairs d’un président de la République qui, à chaque fois qu’il prend la parole, ébrèche un peu plus le prestige de l’Etat déjà fortement détérioré. Dernière bévue, son appel la veille des examens à autoriser le port du niqab dans les salles d’examen en dépit de la décision unanime des conseils scientifiques des universités et du syndicat de l’enseignement supérieur !Par ailleurs, un gouvernement est synonyme d’Etat, de police, de pouvoir et s’appliquera toujours à celui qui détient l’autorité et qui ne saurait tolérer que des groupuscules fassent aujourd’hui de la violence leur moyen ordinaire alors que le caractère distinctif de l’Etat moderne est d’être le seul dépositaire de l’usage de la force légitime et que la garantie des droits de l’Homme et du citoyen nécessite une force publique.
Absence de cohérence gouvernementale. Pendant que l’Armée nationale est engagée dans des combats contre une base terroriste, essuyant même des pertes, de jeunes Tunisiens font le voyage vers les camps de Syrie, où ils retrouvent d’autres volontaires arabes avec les encouragements discrets du gouvernement islamiste, sans la moindre estimation des effets pervers d’un tel appui. Ainsi, la Syrie joue aujourd’hui le rôle de l’Afghanistan au milieu des années 1980, époque où les volontaires retournaient en Egypte et en Algérie en militants aguerris prêts au combat. Demain, les Tunisiens qui retourneront du front, armée démobilisée, formés au combat et imbus de leur expérience djihadiste, seront à la recherche d’une nouvelle cause à défendre et d’un terrain où combattre. Ils seront d’autant plus dangereux qu’on est loin des groupes de bricoleurs qui bidouillaient des bouteilles de gaz ou des cocottes-minutes pour fabriquer leurs bombes, mais des combattants formés, entraînés à la manipulation des armes, qui prennent le maquis, minent les passages en s’appuyant sur des relais sophistiqués. Face à ce danger, des (ir)responsables islamistes mènent des campagnes pour le recrutement de djihadistes pour la Syrie. L’un d’eux déclarant même que s’il était encore jeune, il n’hésiterait pas à partir au jihad contre Bachar Al Assad. Comme pour ajouter l’incohérence à la confusion, alors que le pays s’engage dans une coûteuse campagne pour sauver une saison touristiques bien compromise et des milliers d’emplois, un prédicateur salafiste est reçu telle une vedette, mobilise des milliers d’adeptes venus l’applaudir provoquant la colère du ministre du Tourisme qui a appelé à l’interdiction de telles réunions dans les lieux touristiques !
Le concept d’Etat implique en partie une organisation politique. Cette organisation bénéficie de la puissance publique et de la capacité de commander et de se faire obéir. Un Etat défaillant est celui qui a été rendu inopérant et incapable d’appliquer ses lois uniformément parce qu’il s’est trouvé dépassé progressivement par un ensemble de facteurs entravant son fonctionnement: criminalité élevée, corruption rampante, trafic d’armes, bureaucratie inefficace, justice laxiste ou trop clémente, dégradation des services publics, absence d’entretien des infrastructures, marchés imparfaits et loyauté envers la famille et le clan plutôt qu’envers l’Etat et ses institutions. Autant d’éléments qui gênent les processus de prise de décision, augmentent les nécessités de contrôle destinées à faire échec aux tentatives de déstabilisation, épuisent les ressources de l’Etat ; rendent le fonctionnaire peu enclin à prendre l’initiative, l’entrepreneur à investir, le policier ou le soldat à risquer sa vie, introduisent un élément d’irrationnel dans toute organisation, ébranlent la confiance envers le gouvernement, empêchent les efforts d’intégration pour introduire dans la structure mentale de la population le respect envers l’Etat. La dégradation des conditions économiques et sociales qui en découlent bloquent alors toute mise en place de réglementation ou de respect des lois en vigueur. Et c’est la porte ouverte à l’insurrection et au chaos
l'économiste maghrébin
Dans les futures éditions des guides de voyage, la présentation de la Tunisie risque d’être sensiblement différente. Le tableau idyllique d’un pays où il fait bon vivre et entreprendre, ne résiste déjà plus à la réalité des faits et la priorité sera dès lors à la mise en garde plutôt qu’aux joies de la découverte. Pour les rares visiteurs qui oseraient malgré tout s’y rendre, ce sera au mépris des avertissements et des appels à la vigilance de leurs ambassades. Comment en sommes-nous arrivés là ? Qui aurait cru qu’un jour, la Tunisie serait confrontée, sur son propre territoire, à des milliers de djihadistes ouvertement affidés aux nébuleuses terroristes, défiant l’Etat et ses institutions, décidés à en découdre si on les empêchait de tenir un congrès destiné vraisemblablement à élire leur émir, fonder une base politique et pourquoi pas proclamer Kairouan capitale de l’islam djihadiste au Maghreb ?
Deux années d’incompétence, de négligence et d’imprévoyance des dirigeants politiques et leurs connivences coupables avec l’extrémisme religieux auront eu ainsi raison d’une civilisation ancestrale, de l’espoir de voir le pays se hisser un jour au niveau d’un pays émergent, de soleil et de sable fin. Deux années qui l’ont conduit à la catastrophe et risquent de le mener bientôt à la ruine. De destination touristique privilégiée « qui ne cesse d’éblouir » comme le promettent les guides touristiques, la Tunisie est aujourd’hui en bonne position pour basculer dans le groupe des Etats du monde les plus défaillants.
Recensons sereinement et objectivement, au regard des vicissitudes vécues jusque-là, l’ensemble des critères qui nous rendraient éligibles au statut d’Etat dit « mou » et voyons dans quelle mesure ces critères trouvent leur répondant dans les événements dramatiques qu’affronte le pays.
La souveraineté menacée. Un Etat souverain est délimité par des frontières territoriales établies et constitué d’institutions par lesquelles il exerce une autorité et un pouvoir effectif. Or, un Etat défaillant est celui qui aurait failli à ses responsabilités fondamentales dans ce domaine. Les évènements de Chaambi constituent bien l’amorce d’un tel défaut de souveraineté nationale et la perte du monopole de l’usage de la violence légitime, puisque la Tunisie est devenue une destination qui a la faveur de tous les djihadistes de la région.
Absence d’autorité. Depuis l’indépendance, la plupart des sociétés et des régimes politiques des pays du Printemps arabe ont exalté démesurément les méthodes de gouvernement autoritaire durant des décennies sous prétexte de faciliter le développement économique. Un pouvoir sévère et qui n’admettait guère de partage, mais qui avait fondé sa légitimité sur un terrain limité : la performance économique. Depuis le Printemps arabe, toutes les autorités se trouvent donc remises en cause : celles de l’Etat, du gouvernement, de l’entreprise, et aussi celles du père ou du mari devenu chômeur. L’arrivée des islamistes a encouragé les mouvements extrémistes, leurs dérives violentes et leur intolérance en minimisant le danger, allant parfois jusqu’à convenir que leurs outrances relèvent de l’exercice normal du droit à la liberté d’expression. Contre les salafistes, le régime est resté obstinément hostile à toute application de la loi dans toute sa rigueur, n’usant presque jamais de la force pour protéger les personnes et les biens du comportement agressif de ceux qui, en permanence, mettaient en péril la paix civile et aujourd’hui l’existence même de l’Etat.
Absence de compétence. Il aura fallu deux ans à la Troïka au pouvoir pour mener l’Etat à l’effondrement grâce à un personnel politique peu qualifié. La majorité des ministres, à qui revenait le soin des affaires publiques et l’avenir du pays, ont été nommés sans autre référence que leur appartenance à tel ou tel parti de la coalition. Or, ni les expériences antérieures de ces militants, ni les identités qu’ils s’étaient construites, ne les avaient préparés à une telle charge. Si certains peuvent se prévaloir d’un long parcours d’opposant, cela ne fait pas d’eux un chef d’Etat, un chef de gouvernement ou des ministres compétents. L’illustration se trouve au sommet, dans les innombrables impairs d’un président de la République qui, à chaque fois qu’il prend la parole, ébrèche un peu plus le prestige de l’Etat déjà fortement détérioré. Dernière bévue, son appel la veille des examens à autoriser le port du niqab dans les salles d’examen en dépit de la décision unanime des conseils scientifiques des universités et du syndicat de l’enseignement supérieur !Par ailleurs, un gouvernement est synonyme d’Etat, de police, de pouvoir et s’appliquera toujours à celui qui détient l’autorité et qui ne saurait tolérer que des groupuscules fassent aujourd’hui de la violence leur moyen ordinaire alors que le caractère distinctif de l’Etat moderne est d’être le seul dépositaire de l’usage de la force légitime et que la garantie des droits de l’Homme et du citoyen nécessite une force publique.
Absence de cohérence gouvernementale. Pendant que l’Armée nationale est engagée dans des combats contre une base terroriste, essuyant même des pertes, de jeunes Tunisiens font le voyage vers les camps de Syrie, où ils retrouvent d’autres volontaires arabes avec les encouragements discrets du gouvernement islamiste, sans la moindre estimation des effets pervers d’un tel appui. Ainsi, la Syrie joue aujourd’hui le rôle de l’Afghanistan au milieu des années 1980, époque où les volontaires retournaient en Egypte et en Algérie en militants aguerris prêts au combat. Demain, les Tunisiens qui retourneront du front, armée démobilisée, formés au combat et imbus de leur expérience djihadiste, seront à la recherche d’une nouvelle cause à défendre et d’un terrain où combattre. Ils seront d’autant plus dangereux qu’on est loin des groupes de bricoleurs qui bidouillaient des bouteilles de gaz ou des cocottes-minutes pour fabriquer leurs bombes, mais des combattants formés, entraînés à la manipulation des armes, qui prennent le maquis, minent les passages en s’appuyant sur des relais sophistiqués. Face à ce danger, des (ir)responsables islamistes mènent des campagnes pour le recrutement de djihadistes pour la Syrie. L’un d’eux déclarant même que s’il était encore jeune, il n’hésiterait pas à partir au jihad contre Bachar Al Assad. Comme pour ajouter l’incohérence à la confusion, alors que le pays s’engage dans une coûteuse campagne pour sauver une saison touristiques bien compromise et des milliers d’emplois, un prédicateur salafiste est reçu telle une vedette, mobilise des milliers d’adeptes venus l’applaudir provoquant la colère du ministre du Tourisme qui a appelé à l’interdiction de telles réunions dans les lieux touristiques !
Le concept d’Etat implique en partie une organisation politique. Cette organisation bénéficie de la puissance publique et de la capacité de commander et de se faire obéir. Un Etat défaillant est celui qui a été rendu inopérant et incapable d’appliquer ses lois uniformément parce qu’il s’est trouvé dépassé progressivement par un ensemble de facteurs entravant son fonctionnement: criminalité élevée, corruption rampante, trafic d’armes, bureaucratie inefficace, justice laxiste ou trop clémente, dégradation des services publics, absence d’entretien des infrastructures, marchés imparfaits et loyauté envers la famille et le clan plutôt qu’envers l’Etat et ses institutions. Autant d’éléments qui gênent les processus de prise de décision, augmentent les nécessités de contrôle destinées à faire échec aux tentatives de déstabilisation, épuisent les ressources de l’Etat ; rendent le fonctionnaire peu enclin à prendre l’initiative, l’entrepreneur à investir, le policier ou le soldat à risquer sa vie, introduisent un élément d’irrationnel dans toute organisation, ébranlent la confiance envers le gouvernement, empêchent les efforts d’intégration pour introduire dans la structure mentale de la population le respect envers l’Etat. La dégradation des conditions économiques et sociales qui en découlent bloquent alors toute mise en place de réglementation ou de respect des lois en vigueur. Et c’est la porte ouverte à l’insurrection et au chaos
l'économiste maghrébin
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