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Turquie: comment Erdogan a réussi à exaspérer les Turcs

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  • Turquie: comment Erdogan a réussi à exaspérer les Turcs

    Par notre correspondante Burçin Gerçek
    La fronde que connaît la Turquie n'est pas tant dirigée vers l'AKP que le Premier ministre lui-même. Celui qui a permis de grandes réformes doit aujourd'hui faire face à un ras-le-bol. L'Express revient sur les raisons de la colère.
    I
    TURQUIE- Adoré hier pour ses nombreuses réformes, Recep Tayyip Erdogan doit auourd'hui faire face au ras-le-bol de nombreux Turcs.
    REUTERS/Umit BEKTAS
    Lundi 3 juin, lors de la conférence de presse du premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, les journalistes dans la salle et les téléspectateurs devant leur poste sursautent en entendant une journaliste de Reuters poser une simple question au sujet des manifestants hostiles au gouvernement, réunis sur la place Taksim, au coeur d'Istanbul: "Vous dites que ce sont des marginaux, mais il y a aussi des femmes au foyer, des étudiants parmi eux. A votre avis, pourquoi se sont-ils révoltés ?" Dans les heures qui suivent, Reuters reçoit des dizaines d'appels de félicitation, des milliers de lecteurs s'abonnent au compte Twitter de notre consoeur et un enregistrement vidéo de la question fait le tour des réseaux sociaux. Autant de remous parce qu'une journaliste ose poser une question critique... "Cet épisode résume à quel point la presse turque a perdu l'habitude de poser des questions et elle est dominée par la culture d'obéissance", explique Ahmet Insel, professeur a l'Université de Galatasaray et chroniqueur au journal Radikal. En Turquie, une certaine "culture de l'obéissance" s'est instaurée sous l'effet de l'intolérance d'Erdogan aux critiques et de ses dérives autoritaires. Depuis son arrivée au pouvoir, il y a plus de dix ans, le chef du gouvernement a réalisé de grandes réformes démocratiques et brisé de nombreux tabous. Pourtant, nombre de Turcs sont exaspérés par son autoritarisme, sa politique libérale et son clientélisme, sans oublier ses tentatives d'islamisation de la société, plus ou moins marquées.

    "Il vit dans l'ivresse du pouvoir, estime Ahmet Insel. Le fait d'avoir remporté plusieurs scrutins avec, chaque fois, un nombre croissant de votes, provoque chez lui une explosion de confiance". Elu trois fois de manière consécutive (avec 49.9 % des voix en 2011), Erdogan occupe l'essentiel de la scène politique: aucun des partis d'opposition ne parvient à représenter une véritable alternative. En l'absence d'un véritable contre-pouvoir, Erdogan semble de plus en plus convaincu de représenter la Nation à lui seul, et il ne se prive pas de le souligner. Ainsi, il n'hésite pas à lancer aux manifestants une menace lourde de sous-entendus: "Avec difficulté, nous retenons chez eux au moins 50 % des habitants de ce pays".

    Réussite économique contrastée
    Pourtant, à y regarder de plus près, un malaise existe bel et bien parmi ces "50 %" qui ont voté pour lui, malgré les succès exceptionnels enregistrés, ces dernières années, par une économie sortie presque intacte de la crise et affichant des chiffres de croissance records. Un nombre croissant de Turcs sont convaincus que la croissance profite surtout aux milieux proches du pouvoir, tandis que d'autres entreprises, moins en cour, sont doucement écartées des marchés. Signe des temps, plusieurs holdings ont été amenées à vendre certaines de leurs sociétés au groupe Ülker, proche du pouvoir.

    Le secteur du bâtiment, l'un des plus performants du pays, constitue un exemple de ce phénomène. Les grands chantiers qui fleurissent à tous les coins de rue doivent beaucoup à l'influence du gouvernement, qui autorise de plus en souvent les promoteurs immobiliers à construire sur des terrains forestiers ou dévolus, jusqu'alors, à l'agriculture. Or, les appels d'offre semblent en majorité réservés aux hommes d'affaires proches du pouvoir.

    Alors que les publicités des projets immobiliers occupent une large place dans les pages des journaux, les conditions de travail des ouvriers BTP ou encore la régression des droits sociaux y trouvent peu d'écho. Le libéralisme débridé de l'AKP, le parti au pouvoir, permet la vente ou la destruction de toutes les parcelles jugées trop peu rentables. Le quartier de Tarlabasi, à Istanbul, qui accueille essentiellement des immigrés et des populations issues de milieux défavorisés, a ainsi été rasé pour faire place à des résidences de luxe.

    Mainmise sur la société
    A ce tableau s'ajoute un interventionnisme dans tous les domaines de la vie qui caractérise désormais Erdogan. Alors qu'aucun débat à ce sujet n'agitait la société à ce sujet, Erdogan a annoncé, en 2012, des restrictions dans l'accès à l'avortement. Le recours à la césarienne a été limité par la même occasion, parce qu'elle réduirait le nombre d'accouchements possibles pour une femme. Or dans le monde d'Erdogan, les familles doivent avoir au minimum trois enfants... Portée par le langage arrogant qui domine la plupart de ses discours, cette volonté de contrôler le moindre détail de la vie des citoyens provoque un sentiment de ras-le-bol chez de nombreux Turcs. "Erdogan a aujourd'hui conseillé aux femmes de cuisiner les haricots secs après les avoir trempés dans l'eau", se moque ainsi le magazine en ligne satirique Zaytung.

    Au fil du temps, nombre des intellectuels qui ont soutenu Erdogan parce qu'il avait promis davantage de démocratie et la fin de la tutelle des militaires, lui ont retiré leur soutien. D'autant que les signes d'une "islamisation en douceur" se sont multipliés. Des cours sur le Coran et la vie de Mahomet sont désormais inclus dans le programme des écoles primaires. Le système éducatif a été modifié pour ramener à 5 ans l'âge d'inscription à l'école primaire et à 13 ans la fin des études. Ce qui facilite le mariage des jeunes filles âgées de 13 ans, comme il s'en pratique encore dans les régions les moins développées.

    "Erdogan ne se comporte pas comme un Premier ministre. Selon le contexte, il peut agir comme le maire d'Istanbul, le président de la République ou comme un père de famille qui gronde ses enfants. Il est celui qui sait tout et qui contrôle tout", explique Ahmet Insel. Ce contrôle de tous les instants touche atteint même les fictions télévisées. La très populaire série Le siècle magnifique, consacrée à la vie de Soliman le Magnifique, s'est attirée les foudres d'Erdogan en raison de la reconstitution de scènes d'amour dans le harem du Sultan. Dans les épisodes suivants, les décolletés des personnages féminins ont été recouverts et les scènes de harem ont pratiquement disparu. De même, l'adaptation turque de la série française Un gars, une fille s'attire les foudres de l'instance de régulation audiovisuelle car ses héros vivent ensemble sans être mariés. Le couple a rapidement été "marié" afin d'éviter tout risque d'amende. Dans un autre genre, la série policière populaire Behzat Ç. a disparu des écrans à la suite de nombreuses scènes où des personnages buvaient de l'alcool ou critiquaient le gouvernement.

    Dans ce contexte, la restriction à la vente d'alcool votée il y a peu au Parlement ne fait que renforcer les inquiétudes. "Que ceux qui veulent boire le fassent chez eux", a déclaré Erdogan. Selon lui, la boisson nationale ne peut être le Raki, mais elle est plutôt "l'ayran", à base de yaourt.

    Contrôle des médias
    "Sa manière vulgaire de faire la politique fait ressentir aux gens qu'ils sont exclus et lésés dans leur honneur", explique Ahmet Insel. A un groupe de familles kurdes victimes d'une bavure militaire, le premier ministre a lancé: "On vous a donné des indemnités, qu'est-ce que vous voulez d'autre ?"

    Le premier ministre n'a pas hésité à imposer aux patrons de presse de licencier des journalistes qui avaient osé le critiquer, ce qui explique pourquoi l'autocensure et la peur règnent dans les medias. Durant les quatre premiers jours, par exemple, les chaînes de télévision ont choisi d'ignorer les manifestations d'Istanbul. Durant toute cette période, la principale source d'information étaient les réseaux sociaux sur Internet.

    Sous le mandat d'Erdogan, la Turquie a cessé de vivre sous la menace de coups d'Etat. La pression continue des militaires n'est plus qu'un mauvais souvenir. Il est désormais possible d'écrire sur des sujets aussi sensibles que la question kurde ou le génocide arménien. Pourtant, en facilitant la construction de cette Turquie nouvelle, Erdogan semble avoir oublié qu'il n'est plus possible de revenir en arrière dans le domaine des libertés et des droits civiques. L'auteur d'importantes réformes de démocratisation semble être victime d'une ivresse du pouvoir. Et c'est dommage.


    En savoir plus sur http://www.lexpress.fr/actualite/mon...Q5bfuSKptQx.99
    The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill
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