Par Tatiana Pignon
Si la figure du philosophe andalou Averroès (1126-1198) est restée très célèbre, celle du théologien soufi al-Ghazâlî (1058-1111) l’est un peu moins, du moins en Occident. Pourtant, ces deux personnages ont marqué à parts égales le paysage intellectuel de l’Islam médiéval, et peuvent chacun être considérés comme l’un des théoriciens les plus influents des deux principaux courants de pensée de cette époque, à savoir d’une part la tradition proprement « philosophique », la falsafa [1], et de l’autre la tradition du kalâm [2], la théologie rationnelle. C’est pourquoi on peut parler d’une véritable « controverse » entre leurs idées, puisque même s’ils ne furent pas contemporains – à quelques années près – al-Ghazâlî écrivit contre les « philosophes » tout autant qu’Averroès s’attacha plus tard à réfuter les idées du théologien. L’étude comparée de quelques-unes de leurs idées permet donc à la fois de se familiariser avec leurs pensées respectives, et de comprendre les principaux enjeux de la pensée islamique médiévale à travers l’approche de ces traditions distinctes.
Kalâm et falsafa
Le kalâm comme la falsafa sont deux entreprises d’explication du monde qui prennent en compte la révélation coranique : l’islam est leur horizon à toutes deux. Il serait tout aussi faux de cantonner le kalâm au champ religieux ou exégétique, alors qu’il s’agit d’une démarche rationnelle, que de ramener la falsafa à une forme de philosophie libérale athée ou non théologique. Les deux traditions poursuivent un même but : il s’agit d’une tentative de compréhension du monde à l’aide de la raison humaine, mais en s’appuyant également sur la révélation divine de l’islam. Toutefois, la falsafa est directement héritée de la philosophie grecque classique, c’est-à-dire d’une philosophie païenne qui fait de la raison humaine le guide suprême de l’esprit qui cherche à comprendre le monde et à s’y diriger : c’est pourquoi les falâsifa (« philosophes ») musulmans ont eu besoin de justifier leur démarche tout en prenant garde à réaffirmer constamment leur foi ; mais on ne trouve pas dans la falsafa médiévale la tentative de fonder Dieu en raison qui a pu avoir lieu en Occident (avec Thomas d’Aquin par exemple). Il s’agit plutôt d’une tentative de conciliation de ces deux modes d’accès à la vérité, sans que l’un puisse remettre l’autre en cause. La tradition du kalâm, quant à elle, part des textes sacrés et cherche à les interpréter, les préciser, les actualiser au moyen de la raison, voie d’accès à la vérité donnée par Dieu à l’homme, mais qui, parce qu’humaine, est nécessairement faillible. Les mutakallimûn, c’est-à-dire les théologiens, cherchent donc également à démontrer rationnellement la validité de leurs idées, mais fondent leurs raisonnements sur les préceptes coraniques et les développent en fonction de ces derniers. Pour schématiser, on pourrait dire que les falâsifa partent de la raison et cherchent à faire coïncider les conclusions ainsi atteintes avec les dogmes musulmans, tandis que les mutakallimûn partent du corpus théologique de l’islam et utilisent la raison comme moyen de préciser, voire de justifier les préceptes religieux. Ainsi, les mu‘tazilites, qui représentent la branche la plus célèbre et peut-être la plus importante du kalâm, utilisent des arguments rationnels pour justifier le dogme de l’unicité divine – notamment face au dogme chrétien de la Trinité. Il s’agit bien d’une doctrine rationaliste qui a pour ambition de justifier l’islam non pas en tant que religion – on ne cherche pas à prouver la validité ni l’intérêt de la foi – mais en tant que système d’explication du monde cohérent et plausible. À cette démarche s’accole nécessairement une recherche théologique, qui, dans les premiers siècles de l’Islam, participe largement à la formation de la religion musulmane.
Ces deux traditions répondent donc à un même besoin : une exigence de sens. Avec pour horizon l’islam, les falâsifa comme les mutakallimûn – dans toute leur diversité – mènent en parallèle deux démarches herméneutiques, qui caractérisent les formes de la pensée islamique médiévale. La diversité des auteurs et des positions métaphysiques rendrait le tableau extrêmement complexe ; on se contentera de remarquer la fécondité de ces différentes théories, d’autant plus intéressantes qu’elles se répondent les unes aux autres, comme on peut s’en rendre compte en étudiant la pensée de deux auteurs incontournables, Averroès et al-Ghazâlî.
Si la figure du philosophe andalou Averroès (1126-1198) est restée très célèbre, celle du théologien soufi al-Ghazâlî (1058-1111) l’est un peu moins, du moins en Occident. Pourtant, ces deux personnages ont marqué à parts égales le paysage intellectuel de l’Islam médiéval, et peuvent chacun être considérés comme l’un des théoriciens les plus influents des deux principaux courants de pensée de cette époque, à savoir d’une part la tradition proprement « philosophique », la falsafa [1], et de l’autre la tradition du kalâm [2], la théologie rationnelle. C’est pourquoi on peut parler d’une véritable « controverse » entre leurs idées, puisque même s’ils ne furent pas contemporains – à quelques années près – al-Ghazâlî écrivit contre les « philosophes » tout autant qu’Averroès s’attacha plus tard à réfuter les idées du théologien. L’étude comparée de quelques-unes de leurs idées permet donc à la fois de se familiariser avec leurs pensées respectives, et de comprendre les principaux enjeux de la pensée islamique médiévale à travers l’approche de ces traditions distinctes.
Kalâm et falsafa
Le kalâm comme la falsafa sont deux entreprises d’explication du monde qui prennent en compte la révélation coranique : l’islam est leur horizon à toutes deux. Il serait tout aussi faux de cantonner le kalâm au champ religieux ou exégétique, alors qu’il s’agit d’une démarche rationnelle, que de ramener la falsafa à une forme de philosophie libérale athée ou non théologique. Les deux traditions poursuivent un même but : il s’agit d’une tentative de compréhension du monde à l’aide de la raison humaine, mais en s’appuyant également sur la révélation divine de l’islam. Toutefois, la falsafa est directement héritée de la philosophie grecque classique, c’est-à-dire d’une philosophie païenne qui fait de la raison humaine le guide suprême de l’esprit qui cherche à comprendre le monde et à s’y diriger : c’est pourquoi les falâsifa (« philosophes ») musulmans ont eu besoin de justifier leur démarche tout en prenant garde à réaffirmer constamment leur foi ; mais on ne trouve pas dans la falsafa médiévale la tentative de fonder Dieu en raison qui a pu avoir lieu en Occident (avec Thomas d’Aquin par exemple). Il s’agit plutôt d’une tentative de conciliation de ces deux modes d’accès à la vérité, sans que l’un puisse remettre l’autre en cause. La tradition du kalâm, quant à elle, part des textes sacrés et cherche à les interpréter, les préciser, les actualiser au moyen de la raison, voie d’accès à la vérité donnée par Dieu à l’homme, mais qui, parce qu’humaine, est nécessairement faillible. Les mutakallimûn, c’est-à-dire les théologiens, cherchent donc également à démontrer rationnellement la validité de leurs idées, mais fondent leurs raisonnements sur les préceptes coraniques et les développent en fonction de ces derniers. Pour schématiser, on pourrait dire que les falâsifa partent de la raison et cherchent à faire coïncider les conclusions ainsi atteintes avec les dogmes musulmans, tandis que les mutakallimûn partent du corpus théologique de l’islam et utilisent la raison comme moyen de préciser, voire de justifier les préceptes religieux. Ainsi, les mu‘tazilites, qui représentent la branche la plus célèbre et peut-être la plus importante du kalâm, utilisent des arguments rationnels pour justifier le dogme de l’unicité divine – notamment face au dogme chrétien de la Trinité. Il s’agit bien d’une doctrine rationaliste qui a pour ambition de justifier l’islam non pas en tant que religion – on ne cherche pas à prouver la validité ni l’intérêt de la foi – mais en tant que système d’explication du monde cohérent et plausible. À cette démarche s’accole nécessairement une recherche théologique, qui, dans les premiers siècles de l’Islam, participe largement à la formation de la religion musulmane.
Ces deux traditions répondent donc à un même besoin : une exigence de sens. Avec pour horizon l’islam, les falâsifa comme les mutakallimûn – dans toute leur diversité – mènent en parallèle deux démarches herméneutiques, qui caractérisent les formes de la pensée islamique médiévale. La diversité des auteurs et des positions métaphysiques rendrait le tableau extrêmement complexe ; on se contentera de remarquer la fécondité de ces différentes théories, d’autant plus intéressantes qu’elles se répondent les unes aux autres, comme on peut s’en rendre compte en étudiant la pensée de deux auteurs incontournables, Averroès et al-Ghazâlî.
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