Le message implicite qui risque d’être retenu des propos des commentateurs, c’est que la démocratie est un système qui n’est accordé qu’à une condition : bien voter. Sinon, on arrête tout et on recommence !
Il faut revenir sur la fiévreuse euphorie qui a saisi nombre de commentateurs à l’annonce de l’arrestation du très récent président Morsi au Caire et de la suspension de la toute fraiche Constitution égyptienne. Pour approuver cette bonne nouvelle, nombre d’éditorialistes se sont crus obligés de forger le concept étrange de « coup d’Etat démocratique », oxymore pas si évident que cela.
La référence historique invoquée est la révolution des capitaines au Portugal en 1974. Mais elle ne tient pas : les militaires portugais avaient instauré la démocratie en mettant fin à la crépusculaire dictature de Caetano, héritier de Salazar. En Egypte, les militaires ont suspendu la démocratie qui venait d’adopter une Constitution et d’élire un président.
Si l’on veut absolument une référence historique, le coup d’Etat militaire de Santiago du Chili en 1973 contre le président Allende serait formellement plus proche que le cas portugais. Mais pourquoi chercher dans un passé exotique l’explication anachronique d’une situation dont les enjeux sont tout autres, plus présents et bien plus complexes ?
Le mieux serait d’avoir un peu de constance et de ne pas céder à la facilité de l’émotion parce que les foules de la place Tahrir sont plus sympathiques que les agités sinistres de l’ex-pouvoir égyptien aux mains des Frères musulmans.
Les mêmes qui nous expliquaient, il y a peu, que la démocratie, ce n’était pas du tout le pouvoir de la rue, mais le respect des institutions et du vote, l’oublient à propos de l’Egypte, pour s’en remettre aveuglément aux communiqués militaires, dont les pharaoniques chiffres de manifestants ne sont pas discutés une seconde et dont les motivations de leurs auteurs ne suscitent guère d’interrogations.
Il y en a pourtant. Ces militaires égyptiens qui contrôlent une partie de l’économie égyptienne corrompue qu’ils partageaient avec Moubarak sont-ils soucieux de l’avenir de la démocratie ou de leurs intérêts ? Cette armée perfusée par les dollars américains agit-elle de sa propre initiative ? Et pourquoi ne relève-t-on pas que les premiers communiqués de félicitations venait de l’Arabie Saoudite et de la Syrie, deux exemplaires démocraties régionales ?
Mais c’est un autre aspect de ce « coup d’Etat démocratique » qui devrait susciter un peu plus de précautions si l’on se veut vraiment démocrate. Car le message implicite qui risque d’être retenu des propos des commentateurs, c’est que la démocratie est un système qui n’est accordé qu’à une condition : bien voter. Sinon, on arrête tout et on recommence ! Les mêmes qui nous expliquent que l’un des grands enjeux des révolutions arabes est l’acceptation de la démocratie par les islamistes s’empressent de contester la légitimité de ces derniers et d’approuver leur renversement quand ils gagnent en acceptant le jeu électoral.
Au point de ne pas s’émouvoir un instant d’apprendre qu’un président élu démocratiquement est aux arrêts. Parce qu’il n’est pas sympathique, il n’aurait pas droit à la démocratie ? Parce que le nouveau rôle des militaires serait de renverser les présidents qui ne tiennent pas leurs promesses ou qui cafouillent ? De faire le tri entre les bons et les mauvais élus ?
C’est déjà ce qui s’était passé en Algérie quand le processus démocratique avait été interrompu en janvier 1992 par l’armée entre les deux tours des premières élections législatives libres. Parce que le premier tour avait révélé la forte poussée électorale des islamistes du Front Islamique du Salut, laissant augurer de leur victoire finale. S’ensuivit tout de même une décennie de terrorisme. A l’époque, la majorité des éditorialistes et des intellectuels français avaient déjà approuvé cette conception d’une démocratie à la tête du client.
Dans le cas égyptien cette frivolité a été tempérée par quelques réactions plus mesurées. Celle d’Obama, inquiet du sort du président Morsi passé en quelques mois de la victoire des urnes à la prison et embarrassé, lui, de ne pas pouvoir employer le mot de « coup d’Etat », le Congrès américain ne pouvant pas subventionner une armée s’en rendant coupable.
Le secrétaire général des Nations Unies a rappelé que toute ingérence militaire « n'était pas en accord avec les principes démocratiques » et Guido Westerwelle, ministre allemand des Affaires étrangères, a parlé d'un « échec majeur pour la démocratie », évoquant un « réel danger que le processus de transition démocratique en Egypte soit sérieusement altéré ».
Réserves et précautions n’interdisent pas, bien sûr, d’espérer qu’au Caire le scénario portugais l’emporte sur le scénario algérien, mais cela n’empêche pas non plus de veiller à rester vraiment démocrate et ne pas transmettre le message anti-démocratique - et très dangereux - que la démocratie ne vaut pas pour tout le monde…
Eric Conan
Marianne
Samedi 6 Juillet 2013
Il faut revenir sur la fiévreuse euphorie qui a saisi nombre de commentateurs à l’annonce de l’arrestation du très récent président Morsi au Caire et de la suspension de la toute fraiche Constitution égyptienne. Pour approuver cette bonne nouvelle, nombre d’éditorialistes se sont crus obligés de forger le concept étrange de « coup d’Etat démocratique », oxymore pas si évident que cela.
La référence historique invoquée est la révolution des capitaines au Portugal en 1974. Mais elle ne tient pas : les militaires portugais avaient instauré la démocratie en mettant fin à la crépusculaire dictature de Caetano, héritier de Salazar. En Egypte, les militaires ont suspendu la démocratie qui venait d’adopter une Constitution et d’élire un président.
Si l’on veut absolument une référence historique, le coup d’Etat militaire de Santiago du Chili en 1973 contre le président Allende serait formellement plus proche que le cas portugais. Mais pourquoi chercher dans un passé exotique l’explication anachronique d’une situation dont les enjeux sont tout autres, plus présents et bien plus complexes ?
Le mieux serait d’avoir un peu de constance et de ne pas céder à la facilité de l’émotion parce que les foules de la place Tahrir sont plus sympathiques que les agités sinistres de l’ex-pouvoir égyptien aux mains des Frères musulmans.
Les mêmes qui nous expliquaient, il y a peu, que la démocratie, ce n’était pas du tout le pouvoir de la rue, mais le respect des institutions et du vote, l’oublient à propos de l’Egypte, pour s’en remettre aveuglément aux communiqués militaires, dont les pharaoniques chiffres de manifestants ne sont pas discutés une seconde et dont les motivations de leurs auteurs ne suscitent guère d’interrogations.
Il y en a pourtant. Ces militaires égyptiens qui contrôlent une partie de l’économie égyptienne corrompue qu’ils partageaient avec Moubarak sont-ils soucieux de l’avenir de la démocratie ou de leurs intérêts ? Cette armée perfusée par les dollars américains agit-elle de sa propre initiative ? Et pourquoi ne relève-t-on pas que les premiers communiqués de félicitations venait de l’Arabie Saoudite et de la Syrie, deux exemplaires démocraties régionales ?
Mais c’est un autre aspect de ce « coup d’Etat démocratique » qui devrait susciter un peu plus de précautions si l’on se veut vraiment démocrate. Car le message implicite qui risque d’être retenu des propos des commentateurs, c’est que la démocratie est un système qui n’est accordé qu’à une condition : bien voter. Sinon, on arrête tout et on recommence ! Les mêmes qui nous expliquent que l’un des grands enjeux des révolutions arabes est l’acceptation de la démocratie par les islamistes s’empressent de contester la légitimité de ces derniers et d’approuver leur renversement quand ils gagnent en acceptant le jeu électoral.
Au point de ne pas s’émouvoir un instant d’apprendre qu’un président élu démocratiquement est aux arrêts. Parce qu’il n’est pas sympathique, il n’aurait pas droit à la démocratie ? Parce que le nouveau rôle des militaires serait de renverser les présidents qui ne tiennent pas leurs promesses ou qui cafouillent ? De faire le tri entre les bons et les mauvais élus ?
C’est déjà ce qui s’était passé en Algérie quand le processus démocratique avait été interrompu en janvier 1992 par l’armée entre les deux tours des premières élections législatives libres. Parce que le premier tour avait révélé la forte poussée électorale des islamistes du Front Islamique du Salut, laissant augurer de leur victoire finale. S’ensuivit tout de même une décennie de terrorisme. A l’époque, la majorité des éditorialistes et des intellectuels français avaient déjà approuvé cette conception d’une démocratie à la tête du client.
Dans le cas égyptien cette frivolité a été tempérée par quelques réactions plus mesurées. Celle d’Obama, inquiet du sort du président Morsi passé en quelques mois de la victoire des urnes à la prison et embarrassé, lui, de ne pas pouvoir employer le mot de « coup d’Etat », le Congrès américain ne pouvant pas subventionner une armée s’en rendant coupable.
Le secrétaire général des Nations Unies a rappelé que toute ingérence militaire « n'était pas en accord avec les principes démocratiques » et Guido Westerwelle, ministre allemand des Affaires étrangères, a parlé d'un « échec majeur pour la démocratie », évoquant un « réel danger que le processus de transition démocratique en Egypte soit sérieusement altéré ».
Réserves et précautions n’interdisent pas, bien sûr, d’espérer qu’au Caire le scénario portugais l’emporte sur le scénario algérien, mais cela n’empêche pas non plus de veiller à rester vraiment démocrate et ne pas transmettre le message anti-démocratique - et très dangereux - que la démocratie ne vaut pas pour tout le monde…
Eric Conan
Marianne
Samedi 6 Juillet 2013
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