Bilan. Constitution: Deux ans pour rien
Voilà déjà deux ans qu’une nouvelle constitution a été adoptée... sans que le débat institutionnel soit clos pour autant : lois organiques en attente, répartition du pouvoir entre le roi et le Chef de gouvernement, respect des droits et libertés individuels, sécularisme ou traditionalisme, il ne se passe pas une semaine sans que l’interprétation de la Constitution prête à débat.
Un paradoxe illustre assez bien le degré de volonté politique qui a présidé à la réforme constitutionnelle : il nous a fallu moins de 4 mois pour élaborer et adopter un nouveau texte, mais il nous faut plus de 2 ans pour le mettre en application. C’est qu’au Maroc, le temps est une arme à double tranchant que seul le Makhzen semble savoir manier avec adresse. Les deux dernières années ont ainsi été l’illustration de l’incroyable force de mobilisation de la monarchie marocaine. Agissant dans l’urgence ou se faisant savamment attendre, le roi, qu’il soit présent ou absent, est resté le maître du temps politique. De là à le rendre responsable des retards pris dans l’application de la Constitution, il y a un pas que personne pourtant n’a encore franchi.
Le fait est que l’euphorie réformatrice d’il y a deux ans est sensiblement retombée. A certains égards, en raison du retard accumulé dans la mise en œuvre des aménagements institutionnels induits par la réforme de la Constitution, le pays vit même une situation de vide juridique. Le nouveau texte constitutionnel – exceptionnellement long – est en effet censé être précisé par une série de lois organiques dont la plupart sont encore au point mort (voir infographie). Concrètement, sur les 19 lois organiques prévues par la Constitution, seules 4 ont déjà été adoptées.
Des aberrations constitutionnelles
Comment expliquer le décalage entre la rapidité du processus de réforme de la Constitution – quatre mois en tout et pour tout – et la lenteur actuelle de son application ? Les commanditaires et auteurs de la réforme seraient-ils prisonniers de leur propre piège ? N’auraient-ils pas pris toute la mesure des changements induits par la nouvelle Constitution ? Pour le constitutionnaliste Rachid Filali Meknassi, ancien président de Transparency Maroc, la loi suprême marocaine souffre en quelque sorte d’un “défaut de fabrication” : “Ce n’est pas une constitution pensée et débattue dans un cadre serein. La mainmise du cabinet royal s’est fait sentir sur tout le processus. La précipitation s’est même répercutée sur le mode de rédaction et on assiste à des aberrations juridiques. Exemple : s’il est bien stipulé dans la Constitution que les conventions internationales ratifiées par le royaume (sur le respect des droits de l’homme, par exemple) ont ‘la primauté sur le droit interne du pays’, comme le prévoit la règle universelle, cette primauté s’exerce… ‘dans le cadre des dispositions de la Constitution et des lois du royaume’.” Or comment peut-on “primer” sur quelque chose “dans le cadre” de cette même chose ?
Sur son blog, le journaliste Ahmed Benchemsi abonde dans le même sens. Pour lui, la Constitution, c’est “de belles idées et des symboles forts à la louche, mais dès qu’on entre dans les dispositions pratiques, virage à 180° ! La constitutionnalisation du tamazight, désormais co-langue officielle avec l’arabe, relève de la même logique. En satisfaisant la revendication n°1 du mouvement berbère, la monarchie semble avoir fait une concession majeure. Mais concrètement, qu’implique le statut de langue officielle ?”, se demande Benchemsi. Et de poursuivre : “La Constitution précise bien, quelques lignes plus loin, qu’‘une loi organique définit le processus de mise en œuvre du caractère officiel (du tamazight), ainsi que les modalités de son intégration dans l’enseignement et aux domaines prioritaires de la vie publique, et ce afin de lui permettre de remplir à terme sa fonction de langue officielle’. ‘A terme’ ? Quel terme ? Et selon quelles ‘modalités’ ? Seule cette mystérieuse ‘loi organique’ (qui n’existe pas encore) le déterminera”.
Les droits de l’homme, encore et toujours
Le fait est que l’adoption d’une nouvelle constitution, qui a pourtant soulevé de nombreux espoirs, n’a pas représenté une véritable rupture dans la pratique politique marocaine ou dans notre mode de gouvernance. L’épisode récent du bras de fer de la diplomatie marocaine et de l’ONU au sujet de l’extension du mandat de la Minurso aux droits de l’homme est d’ailleurs l’illustration parfaite de l’impatience qui se fait jour, même au niveau des instances internationales et des grandes puissances traditionnellement alliées du Maroc. A plusieurs reprises depuis l’adoption de la Constitution, la gestion du dossier saharien par le Maroc a ainsi fait l’objet des critiques des associations de défense des droits de l’homme. Récemment, c’est le rapporteur de l’ONU sur la torture au Maroc, Juan Mendez, qui a recensé des actes de torture dans les prisons marocaines. Dans son rapport rendu public au début du mois de mars 2013, il note ainsi avoir “reçu des témoignages crédibles au sujet de pressions physiques et mentales exercées sur des détenus pendant les interrogatoires dans des affaires de droit commun et, plus particulièrement, dans des affaires touchant la sûreté de l’État. Ces témoignages sont largement corroborés par des rapports médico-légaux”.
Depuis l’adoption de la Constitution, les atteintes aux droits de l’homme ne se limitent pas, hélas, à la question du Sahara : alors même que le pays a en façade choisi un discours plutôt conciliateur avec le Mouvement du 20 Février, les associations de défense des droits de l’homme dénoncent des arrestations arbitraires et des procès iniques. Aujourd’hui, une soixantaine de militants du Mouvement du 20 Février restent sous les verrous et ceux qui manifestent pour leur libération sont régulièrement dispersés sans ménagement par les forces de l’ordre.
La réforme par procrastination
Tout se passe en fait comme si la nouvelle Constitution n’avait été octroyée que dans le but de calmer les ardeurs d’une foule qui risquait de se radicaliser. Comme si l’objectif n’était que de faire semblant de tout changer... pour que rien ne change. D’où une réforme qui semble s’être arrêtée au milieu du gué, remettant à plus tard des choix pourtant essentiels pour l’avenir du pays et pour la construction d’une identité où tous les Marocains se reconnaissent. Qu’il s’agisse des questions linguistiques ou religieuses, sur lesquelles Mohammed VI a pourtant fait preuve par le passé d’une certaine ouverture, le Maroc hésite à engager une vraie rupture. Cet attentisme et ce manque de courage expliquent en grande partie que les forces les plus traditionnelles du Makhzen se sentent aujourd’hui confortées dans des interprétations archaïques. Comment en effet expliquer autrement la récente fatwa du très officiel Conseil des ouléma recommandant la peine de mort pour ceux qui se rendent coupables d’apostasie ? Pris entre le marteau et l’enclume, coincés entre des forces trop progressistes ou trop traditionalistes, le roi et les auteurs de la Constitution ont-ils péché par excès de prudence ? Ce serait là la moindre de leurs erreurs.
TelQuel
Voilà déjà deux ans qu’une nouvelle constitution a été adoptée... sans que le débat institutionnel soit clos pour autant : lois organiques en attente, répartition du pouvoir entre le roi et le Chef de gouvernement, respect des droits et libertés individuels, sécularisme ou traditionalisme, il ne se passe pas une semaine sans que l’interprétation de la Constitution prête à débat.
Un paradoxe illustre assez bien le degré de volonté politique qui a présidé à la réforme constitutionnelle : il nous a fallu moins de 4 mois pour élaborer et adopter un nouveau texte, mais il nous faut plus de 2 ans pour le mettre en application. C’est qu’au Maroc, le temps est une arme à double tranchant que seul le Makhzen semble savoir manier avec adresse. Les deux dernières années ont ainsi été l’illustration de l’incroyable force de mobilisation de la monarchie marocaine. Agissant dans l’urgence ou se faisant savamment attendre, le roi, qu’il soit présent ou absent, est resté le maître du temps politique. De là à le rendre responsable des retards pris dans l’application de la Constitution, il y a un pas que personne pourtant n’a encore franchi.
Le fait est que l’euphorie réformatrice d’il y a deux ans est sensiblement retombée. A certains égards, en raison du retard accumulé dans la mise en œuvre des aménagements institutionnels induits par la réforme de la Constitution, le pays vit même une situation de vide juridique. Le nouveau texte constitutionnel – exceptionnellement long – est en effet censé être précisé par une série de lois organiques dont la plupart sont encore au point mort (voir infographie). Concrètement, sur les 19 lois organiques prévues par la Constitution, seules 4 ont déjà été adoptées.
Des aberrations constitutionnelles
Comment expliquer le décalage entre la rapidité du processus de réforme de la Constitution – quatre mois en tout et pour tout – et la lenteur actuelle de son application ? Les commanditaires et auteurs de la réforme seraient-ils prisonniers de leur propre piège ? N’auraient-ils pas pris toute la mesure des changements induits par la nouvelle Constitution ? Pour le constitutionnaliste Rachid Filali Meknassi, ancien président de Transparency Maroc, la loi suprême marocaine souffre en quelque sorte d’un “défaut de fabrication” : “Ce n’est pas une constitution pensée et débattue dans un cadre serein. La mainmise du cabinet royal s’est fait sentir sur tout le processus. La précipitation s’est même répercutée sur le mode de rédaction et on assiste à des aberrations juridiques. Exemple : s’il est bien stipulé dans la Constitution que les conventions internationales ratifiées par le royaume (sur le respect des droits de l’homme, par exemple) ont ‘la primauté sur le droit interne du pays’, comme le prévoit la règle universelle, cette primauté s’exerce… ‘dans le cadre des dispositions de la Constitution et des lois du royaume’.” Or comment peut-on “primer” sur quelque chose “dans le cadre” de cette même chose ?
Sur son blog, le journaliste Ahmed Benchemsi abonde dans le même sens. Pour lui, la Constitution, c’est “de belles idées et des symboles forts à la louche, mais dès qu’on entre dans les dispositions pratiques, virage à 180° ! La constitutionnalisation du tamazight, désormais co-langue officielle avec l’arabe, relève de la même logique. En satisfaisant la revendication n°1 du mouvement berbère, la monarchie semble avoir fait une concession majeure. Mais concrètement, qu’implique le statut de langue officielle ?”, se demande Benchemsi. Et de poursuivre : “La Constitution précise bien, quelques lignes plus loin, qu’‘une loi organique définit le processus de mise en œuvre du caractère officiel (du tamazight), ainsi que les modalités de son intégration dans l’enseignement et aux domaines prioritaires de la vie publique, et ce afin de lui permettre de remplir à terme sa fonction de langue officielle’. ‘A terme’ ? Quel terme ? Et selon quelles ‘modalités’ ? Seule cette mystérieuse ‘loi organique’ (qui n’existe pas encore) le déterminera”.
Les droits de l’homme, encore et toujours
Le fait est que l’adoption d’une nouvelle constitution, qui a pourtant soulevé de nombreux espoirs, n’a pas représenté une véritable rupture dans la pratique politique marocaine ou dans notre mode de gouvernance. L’épisode récent du bras de fer de la diplomatie marocaine et de l’ONU au sujet de l’extension du mandat de la Minurso aux droits de l’homme est d’ailleurs l’illustration parfaite de l’impatience qui se fait jour, même au niveau des instances internationales et des grandes puissances traditionnellement alliées du Maroc. A plusieurs reprises depuis l’adoption de la Constitution, la gestion du dossier saharien par le Maroc a ainsi fait l’objet des critiques des associations de défense des droits de l’homme. Récemment, c’est le rapporteur de l’ONU sur la torture au Maroc, Juan Mendez, qui a recensé des actes de torture dans les prisons marocaines. Dans son rapport rendu public au début du mois de mars 2013, il note ainsi avoir “reçu des témoignages crédibles au sujet de pressions physiques et mentales exercées sur des détenus pendant les interrogatoires dans des affaires de droit commun et, plus particulièrement, dans des affaires touchant la sûreté de l’État. Ces témoignages sont largement corroborés par des rapports médico-légaux”.
Depuis l’adoption de la Constitution, les atteintes aux droits de l’homme ne se limitent pas, hélas, à la question du Sahara : alors même que le pays a en façade choisi un discours plutôt conciliateur avec le Mouvement du 20 Février, les associations de défense des droits de l’homme dénoncent des arrestations arbitraires et des procès iniques. Aujourd’hui, une soixantaine de militants du Mouvement du 20 Février restent sous les verrous et ceux qui manifestent pour leur libération sont régulièrement dispersés sans ménagement par les forces de l’ordre.
La réforme par procrastination
Tout se passe en fait comme si la nouvelle Constitution n’avait été octroyée que dans le but de calmer les ardeurs d’une foule qui risquait de se radicaliser. Comme si l’objectif n’était que de faire semblant de tout changer... pour que rien ne change. D’où une réforme qui semble s’être arrêtée au milieu du gué, remettant à plus tard des choix pourtant essentiels pour l’avenir du pays et pour la construction d’une identité où tous les Marocains se reconnaissent. Qu’il s’agisse des questions linguistiques ou religieuses, sur lesquelles Mohammed VI a pourtant fait preuve par le passé d’une certaine ouverture, le Maroc hésite à engager une vraie rupture. Cet attentisme et ce manque de courage expliquent en grande partie que les forces les plus traditionnelles du Makhzen se sentent aujourd’hui confortées dans des interprétations archaïques. Comment en effet expliquer autrement la récente fatwa du très officiel Conseil des ouléma recommandant la peine de mort pour ceux qui se rendent coupables d’apostasie ? Pris entre le marteau et l’enclume, coincés entre des forces trop progressistes ou trop traditionalistes, le roi et les auteurs de la Constitution ont-ils péché par excès de prudence ? Ce serait là la moindre de leurs erreurs.
TelQuel
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