Le 4 janvier 1960, à 47 ans, Albert Camus se tuait dans un accident de voiture qui a revêtu le sens d'un destin tragique, d'un scandale ontologique. « Pour l'acteur comme pour l'homme absurde une mort prématurée est irréparable » avait-il écrit lui-même dans Le Mythe de Sisyphe. Ce décès allait ceindre d'un halo de gloire l'auteur de L'Etranger et contribuer puissamment à sa renommée. Camus était beau, encore jeune, « riche de ses seuls doutes » et devant une œuvre encore « en chantier ». Dès son vivant, la consécration de l'auteur, qui se présentait comme un rebelle et ne voulait rien « refuser des servitudes de son temps », avait commencé.
E n 1947, son nom avait été évoqué pour le Nobel de littérature. Dix ans plus tard, le prestigieux prix lui était attribué au motif que son œuvre mettait en « lumière, avec un sérieux pénétrant les problèmes se posant de nos jours à la conscience des hommes ».
Cette mort absurde se prêtait merveilleusement à l'apothéose qui trouve curieusement à se ressourcer dans les circonstances historiques et politiques du temps présent. Partout, on célèbre le « sacre » de Camus ; on rappelle que cette gloire, sans traversée du désert, ne peut être l'effet du hasard. On s'étend complaisamment sur l'efficience de cette pensée, exposée notamment dans L'Homme révolté (1951) dont les analyses auraient contribué à saper le mur de Berlin. On voit dans les prises de position de Camus à l'encontre du terrorisme qui frappe « civils, Arabes et femmes » un modèle de fermeté visant tous les terrorismes d'où qu'ils émanent. Et, du coup, cette figure du Juste, qu'il aurait incarnée à la perfection, se trouve accréditée nouveau au moment où Camus mettait sa justice en sourdine en refusant de se solidariser comme tant d'autres, nés sur cette terre d'Algérie comme lui, avec les Musulmans. Camus refusera obstinément de condamner la pratique de la torture devenue, Pierre Vidal-Naquet en administrera les preuves (in La torture dans la République), une institution. Les suppliciés, soumis à toutes les formes de barbarie, n'arracheront pas un cri de compassion à cet humaniste trop préoccupé d'alerter les démocraties occidentales sur les périls d'une invasion soviétique toujours possible. Convié par Jérôme Lindon, directeur des éditions de Minuit, à signer une déclaration contre l'interdiction de La Question d'Henri Alleg et, « au nom de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen », à condamner sans équivoque l'usage de la torture « qui déshonore la cause qu'il prétend servir », Camus « refuse, par lettre, de s'associer à cette démarche » (in Hamon et Rotman, Les Porteurs de valises). En réalité, il était plongé dans une grande perplexité. Selon les vues qu'il développe dans L'Homme Révolté, Maurice Audin et Henri Alleg étaient insurgés, soumis à la question, donc des victimes, mais ils étaient communistes, donc des « bourreaux » en puissance. Alors que Malraux, Mauriac, Roger Martin du Gard et Sartre écrivent au président de la République pour s'élever contre la saisie du livre d'Alleg, que Vercors avait renvoyé à Guy Mollet sa légion d'honneur, Camus adoptait la posture hiératique du moraliste : ‘Et Camus le juste, dit un écrivain algérien, il ne nous a servi que des sermons'. Il faudrait, un demi-siècle après la mort de Camus, pouvoir passer l'œuvre et le parcours au crible d'une juste critique. A ce sujet, il avait lui-même écrit : « Quand on se laisse aller à présenter un spectacle ou à publier un livre, on se met dans le cas d'être critiqué et l'on accepte la censure de son temps. Quoi que l'on ait à dire, il faut alors se taire ». (in Pourquoi l'Espagne, réponse à Gabriel Marcel).
En 1965, dans une première édition des œuvres de Camus, dans la collection de La Pléiade, Roger Quilliot et Louis Faucon avaient retenu le principe de la division des écrits de Camus en fiction, textes dramaturgiques et en essais théoriques, politiques, textes journalistiques et philosophiques. Telle qu'elle se présentait, elle se voulait un hommage à l'homme, à l'ami qui venait de disparaître et laissait ouverte la question d'une appréciation ultérieure. La présente édition en 4 volumes, qui recueille l'ensemble des écrits de Camus a opté pour la présentation chronologique. « Devions-nous les classer dans l'ordre chronologique ? » écrivait Quilliot qui répondait en notant que « Toute classification tient un peu de l'arbitraire, la politique ne se séparant jamais chez Camus de la réflexion philosophique et morale, de la méditation sur l'art ou de la recherche littéraire ». Il reconnaissait que le choix était « délicat », Camus lui-même ayant rangé dans L'Eté des textes que séparait quatorze ans comme Le Minotaure ou La mer au plus près ». Et Quilliot concluait : « N'avait-il (Camus) pas regroupé dans Actuelles III des articles de 1939 et d'autres publiés en 1956 ? ». Tout choix était dans ces conditions « discutable ». Il reste à se demander si la présentation dans l'ordre chronologique des œuvres n'enferme pas le risque de rompre la continuité de la pensée de Camus, de masquer les liens forts qui unissent ab ovo les thèmes qui apparaîtront plus tard en pleine lumière.
Si la première édition ne peut être qualifiée de critique stricto sensu, on se demande quelle interprétation de Camus la seconde pléiade (4 volumes) voudrait accréditer. Sous le louable effort de rendre l'œuvre de Camus mieux compréhensible au lecteur d'aujourd'hui, il semble que l'édition nouvelle de la Pléiade veuille conforter l'image d'un Juste, également éloigné dans ses écrits et dans son action publique du dogmatisme et du sectarisme, un écrivain et un artiste inclassables, alors que le Dictionnaire Camus semble camper l'auteur de Noces en penseur antitotalitaire qui aurait ébranlé les despotismes du XXe siècle. « Ils ont bonne mine aujourd'hui ceux qui ont brocardé ses manquements au matérialisme historique et sa morale de Croix-Rouge », écrit-il sans dissimuler sa satisfaction. Placé sous des auspices aussi revanchards, ce dictionnaire ne dispose pas à une appréciation sereine des écrits camusiens.
Si par « manquements au matérialisme historique », Jeanyves Guérin vise les positions de Jean-Paul Sartre, il ne rend que plus évident au lecteur qu'il n'a lu sérieusement ni L'Etre et le Néant, ni Matérialisme et Révolution et pas davantage la Critique de la Raison dialectique. Jeanyves Guérin, qui évoque d'un mot la hargne témoignée par la presse stalinienne au « pape de l'existentialisme », connaît manifestement peu le Sartre, voué aux gémonies, insulté à satiété et vilipendé par les idéologues d'un Parti communiste de triste mémoire, ce Sartre qui polémique contre Roger Garaudy et cloue le « crétin » Jean Kanapa au pilori. Il y a pis : Jeanyves Guérin ne s'avise pas que l'effondrement de l'Union Soviétique a été, en partie, l'œuvre de résistants afghans, soutenus et armés par le « monde libre ». Des musulmans fanatiques qui professent un islam très proche de celui des indépendantistes algériens, auxquels Camus refuse toute maturité politique (Actuelles III). Ce n'est certes pas sans raison que les uns et les autres sont appelés les Moudjahidine, terme où une oreille exercée peut entendre le Djihâd. « La mouvance républicaine et laïque dont Camus est issu est intellectuellement mal préparée à accepter l'émergence d'un mouvement nationaliste et religieux » note à juste titre Jeanyves Guérin. Il se trouve seulement que nombre de révolutionnaires, trotskystes, militants de Socialisme ou Barbarie, d'hommes de gauche, parfaitement laïcs, ont tout à fait compris, approuvé et activement soutenu le combat des Algériens.
E n 1947, son nom avait été évoqué pour le Nobel de littérature. Dix ans plus tard, le prestigieux prix lui était attribué au motif que son œuvre mettait en « lumière, avec un sérieux pénétrant les problèmes se posant de nos jours à la conscience des hommes ».
Cette mort absurde se prêtait merveilleusement à l'apothéose qui trouve curieusement à se ressourcer dans les circonstances historiques et politiques du temps présent. Partout, on célèbre le « sacre » de Camus ; on rappelle que cette gloire, sans traversée du désert, ne peut être l'effet du hasard. On s'étend complaisamment sur l'efficience de cette pensée, exposée notamment dans L'Homme révolté (1951) dont les analyses auraient contribué à saper le mur de Berlin. On voit dans les prises de position de Camus à l'encontre du terrorisme qui frappe « civils, Arabes et femmes » un modèle de fermeté visant tous les terrorismes d'où qu'ils émanent. Et, du coup, cette figure du Juste, qu'il aurait incarnée à la perfection, se trouve accréditée nouveau au moment où Camus mettait sa justice en sourdine en refusant de se solidariser comme tant d'autres, nés sur cette terre d'Algérie comme lui, avec les Musulmans. Camus refusera obstinément de condamner la pratique de la torture devenue, Pierre Vidal-Naquet en administrera les preuves (in La torture dans la République), une institution. Les suppliciés, soumis à toutes les formes de barbarie, n'arracheront pas un cri de compassion à cet humaniste trop préoccupé d'alerter les démocraties occidentales sur les périls d'une invasion soviétique toujours possible. Convié par Jérôme Lindon, directeur des éditions de Minuit, à signer une déclaration contre l'interdiction de La Question d'Henri Alleg et, « au nom de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen », à condamner sans équivoque l'usage de la torture « qui déshonore la cause qu'il prétend servir », Camus « refuse, par lettre, de s'associer à cette démarche » (in Hamon et Rotman, Les Porteurs de valises). En réalité, il était plongé dans une grande perplexité. Selon les vues qu'il développe dans L'Homme Révolté, Maurice Audin et Henri Alleg étaient insurgés, soumis à la question, donc des victimes, mais ils étaient communistes, donc des « bourreaux » en puissance. Alors que Malraux, Mauriac, Roger Martin du Gard et Sartre écrivent au président de la République pour s'élever contre la saisie du livre d'Alleg, que Vercors avait renvoyé à Guy Mollet sa légion d'honneur, Camus adoptait la posture hiératique du moraliste : ‘Et Camus le juste, dit un écrivain algérien, il ne nous a servi que des sermons'. Il faudrait, un demi-siècle après la mort de Camus, pouvoir passer l'œuvre et le parcours au crible d'une juste critique. A ce sujet, il avait lui-même écrit : « Quand on se laisse aller à présenter un spectacle ou à publier un livre, on se met dans le cas d'être critiqué et l'on accepte la censure de son temps. Quoi que l'on ait à dire, il faut alors se taire ». (in Pourquoi l'Espagne, réponse à Gabriel Marcel).
En 1965, dans une première édition des œuvres de Camus, dans la collection de La Pléiade, Roger Quilliot et Louis Faucon avaient retenu le principe de la division des écrits de Camus en fiction, textes dramaturgiques et en essais théoriques, politiques, textes journalistiques et philosophiques. Telle qu'elle se présentait, elle se voulait un hommage à l'homme, à l'ami qui venait de disparaître et laissait ouverte la question d'une appréciation ultérieure. La présente édition en 4 volumes, qui recueille l'ensemble des écrits de Camus a opté pour la présentation chronologique. « Devions-nous les classer dans l'ordre chronologique ? » écrivait Quilliot qui répondait en notant que « Toute classification tient un peu de l'arbitraire, la politique ne se séparant jamais chez Camus de la réflexion philosophique et morale, de la méditation sur l'art ou de la recherche littéraire ». Il reconnaissait que le choix était « délicat », Camus lui-même ayant rangé dans L'Eté des textes que séparait quatorze ans comme Le Minotaure ou La mer au plus près ». Et Quilliot concluait : « N'avait-il (Camus) pas regroupé dans Actuelles III des articles de 1939 et d'autres publiés en 1956 ? ». Tout choix était dans ces conditions « discutable ». Il reste à se demander si la présentation dans l'ordre chronologique des œuvres n'enferme pas le risque de rompre la continuité de la pensée de Camus, de masquer les liens forts qui unissent ab ovo les thèmes qui apparaîtront plus tard en pleine lumière.
Si la première édition ne peut être qualifiée de critique stricto sensu, on se demande quelle interprétation de Camus la seconde pléiade (4 volumes) voudrait accréditer. Sous le louable effort de rendre l'œuvre de Camus mieux compréhensible au lecteur d'aujourd'hui, il semble que l'édition nouvelle de la Pléiade veuille conforter l'image d'un Juste, également éloigné dans ses écrits et dans son action publique du dogmatisme et du sectarisme, un écrivain et un artiste inclassables, alors que le Dictionnaire Camus semble camper l'auteur de Noces en penseur antitotalitaire qui aurait ébranlé les despotismes du XXe siècle. « Ils ont bonne mine aujourd'hui ceux qui ont brocardé ses manquements au matérialisme historique et sa morale de Croix-Rouge », écrit-il sans dissimuler sa satisfaction. Placé sous des auspices aussi revanchards, ce dictionnaire ne dispose pas à une appréciation sereine des écrits camusiens.
Si par « manquements au matérialisme historique », Jeanyves Guérin vise les positions de Jean-Paul Sartre, il ne rend que plus évident au lecteur qu'il n'a lu sérieusement ni L'Etre et le Néant, ni Matérialisme et Révolution et pas davantage la Critique de la Raison dialectique. Jeanyves Guérin, qui évoque d'un mot la hargne témoignée par la presse stalinienne au « pape de l'existentialisme », connaît manifestement peu le Sartre, voué aux gémonies, insulté à satiété et vilipendé par les idéologues d'un Parti communiste de triste mémoire, ce Sartre qui polémique contre Roger Garaudy et cloue le « crétin » Jean Kanapa au pilori. Il y a pis : Jeanyves Guérin ne s'avise pas que l'effondrement de l'Union Soviétique a été, en partie, l'œuvre de résistants afghans, soutenus et armés par le « monde libre ». Des musulmans fanatiques qui professent un islam très proche de celui des indépendantistes algériens, auxquels Camus refuse toute maturité politique (Actuelles III). Ce n'est certes pas sans raison que les uns et les autres sont appelés les Moudjahidine, terme où une oreille exercée peut entendre le Djihâd. « La mouvance républicaine et laïque dont Camus est issu est intellectuellement mal préparée à accepter l'émergence d'un mouvement nationaliste et religieux » note à juste titre Jeanyves Guérin. Il se trouve seulement que nombre de révolutionnaires, trotskystes, militants de Socialisme ou Barbarie, d'hommes de gauche, parfaitement laïcs, ont tout à fait compris, approuvé et activement soutenu le combat des Algériens.
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