De notre envoyé spécial à Tébessa :
Tarek Hafid ( Le Soir d'Algerie)
Ces dernières années, des réseaux mafieux ont pris le contrôle de la région de Tébessa en érigeant l’impunité en règle. Des fortunes colossales ont été amassées grâce à différents trafics. Le contexte socioéconomique et l’inadaptation de la législation compliquent la lutte contre ce phénomène.
Ramadhan, j-2. La route qui relie Tébessa au poste frontalier de Bouchebka est vide. La RN 10 longe Bekaria, village agricole autrefois réputé pour la qualité de ses fruits et l’abondance de ses récoltes de céréales. Aujourd’hui, travailler la terre est devenu quasiment impossible.
Les champs sont lacérés par un nombre incalculable de pistes ouvertes par les contrebandiers. Ils les utilisent pour contourner les barrages fixes de la Gendarmerie nationale. «Nous avons beau fermer ces pistes, ils les rouvrent quelques heures plus tard. Généralement, ce sont les contrebandiers qui retirent les remblais. Mais il arrive aussi que certains agriculteurs se chargent de cette opération sous prétexte qu’ils ne parviennent pas à accéder à leurs exploitations. Un argument fallacieux, nous savons que ces fellahs travaillent pour le compte des contrebandiers», explique le lieutenant-colonel Mounir Merrouche, chef d’état-major du Groupement de Gendarmerie nationale de Tébessa.
Dans les communes frontalières, l’argent du trabendo a tout perverti. Les champs de Bekaria laissent place à la forêt de pins du col d’El Khenga. A hauteur de l’ancien centre cynégétique, trois pick-up lourdement chargés entament la pente abrupte à plus de 120 km/h. Ils filent tout droit vers El Haouidjebet. Pour franchir la frontière ***- illégalement bien sûr - il suffit de prendre sur la gauche à la sortie du village et de rouler sur une distance de deux kilomètres. C’est dans cette zone que les unités des gendarmes gardes-frontières concentrent leurs actions.
D’El Haouidjebet au sud de Bouchebka en passant par les sous-bois de Bouderiess. Les GGF sont reconnaissables à leurs tout-terrain flambant neufs, des Mercedes Classe G.
Grosses cylindrées
A Tébessa, la contrebande est avant tout une question de mécanique. Le trabendo — el contra, dans l’argot local — a toujours existé dans la région. Le phénomène a réellement explosé vers la fin des années 80. A l’époque, les «gnatria» utilisaient des Mazda B1600. Les «Mazda Mig» — dont ont bénéficié les agriculteurs pour une modique somme — servaient à «exporter» vers la Tunisie des produits subventionnés (semoule, sucre, lait en poudre) et à «importer» du soda, des pâtes, du concentré de tomates et de la chamya, la halva turque tunisienne. En termes de qualité et de quantité, les échanges commerciaux ont toujours été à l’avantage de la Tunisie. Un principe d’ailleurs valable pour tous les voisins de l’Algérie.
Durant les années 1990, les contrebandiers ont surtout utilisé toute la gamme des anciennes Peugeot : les 404, 504, 505 et la 604. Equipée d’un moteur V6 développant 2 800 cm3 et d’une suspension renforcée, la «six» permettait de transporter de grandes quantités de marchandises à plus de 150 km/h. Les gnatria ont également utilisé des Renault 25 à l’instar des «hallabas» de Tlemcen. Mais voilà, soumis à dure épreuve, la durée de vie d’un véhicule de contrebande n’excède pas quelques mois. Et avec le temps, les vieilles françaises ont commencé à se faire très rares.
Les trabendistes ont donc trouvé un nouveau type de véhicule pour traverser illégalement la frontière : le Toyota Hylux 2.7 vvti. Un pick-up tout-terrain carburant au super surnommé «enagga» — la chamelle *— à cause de sa grande capacité de chargement. Non disponibles chez le concessionnaire officiel de la marque japonaise en Algérie, ces 4x4 sont importés directement de Dubaï. Face à eux, les unités de gendarmerie utilisent essentiellement des Toyota Land-Cruiser 4500 et quelques Stations en plus des nouvelles Classe G des GGF. Un équipement fiable certes, mais pas assez rapide. Surtout que leurs méthodes de lutte sont assez limitées, les gendarmes n’ayant pas la possibilité d’engager de courses-poursuites.
Pour stopper les gnatria, ils utilisent essentiellement des herses métalliques qu’ils lancent sous les roues. Une méthode particulièrement dangereuse pour les gendarmes car ils sont obligés de s’approcher très près des véhicules fonçant à vive allure. Les opérations de lutte menées par les unités territoriales restent tout de même conséquentes. Durant le premier semestre de cette année, 206 affaires ont été traitées donnant lieu à des saisies estimées à 23,8 milliards de centimes. Pour l’année 2012, le total des saisies s’élève à 59,2 milliards de centimes. Ceci pour la territoriale. Pour ce qui est des unités de GGF, il suffit de multiplier les chiffres par trois… Inutile de s’intéresser au bilan des opérations menées par les forces de sécurité tunisiennes. Celui-ci doit se rapprocher de zéro. La lutte contre la contrebande n’a jamais été leur priorité. Et la «Révolution» est venue institutionnaliser un état de laxisme permanent.
Les siphonneurs
Ces dix dernières années, le carburant est devenu le produit le plus exporté illégalement vers la Tunisie. «Un pick-up chargé de 80 jerricans d’essence rapporte un bénéfice net de 88 000 DA. La même quantité de gasoil rapporte exactement 77 000 DA. Ces sommes sont partagées entre le chauffeur et les différents éclaireurs chargés de sécuriser le parcours. En faisant 2 à 3 voyages quotidiens, chaque individu peut toucher jusqu’à 100 000 DA/jour», indique le lieutenant-colonel Merrouche.
En Tunisie, la demande de carburant algérien ne cesse d’augmenter à cause de l’envolée des prix des produits raffinés. D’ailleurs, plusieurs stations-services tunisiennes n’hésitent plus à remplir leurs cuves avec du carburant de contrebande. Pour obtenir de telles quantités d’essence et de gasoil, de véritables réseaux se sont organisés. Ils ont fait main basse sur toutes les stations de la wilaya de Tébessa. Chaque réseau comprend ses points de collecte et de stockage ainsi que ses équipes de chauffeurs et d’éclaireurs. Il suffit juste de se servir. Sur les 78 stations de carburant que compte la wilaya de Tébessa, Naftal n’en possède que 11. Les autres sont toutes la propriété de privés. Près de la bande frontalière - à tout juste 10 kilomètres du tracé - l’entreprise publique ne gère que 2 stations contre 14 pour les privés. Face à cette réalité, imposer des mesures pour limiter les pleins de carburants relève de l’utopie. Mais voilà, la demande dépasse de très loin les quantités livrées quotidiennement sur l’ensemble de la wilaya.
Les réseaux ont donc décidé d’aller vider les cuves des autres wilayas de l’Est. Pour ce type d’opération, les «syphonneurs» utilisent les gros moyens : des tracteurs routiers de marque DAF. «La particularité de ces camions est qu’ils sont équipés de réservoir de 1 040 litres. De véritables flottes ont été acquises par des entreprises de transport. Les chauffeurs, rétribués à près de 30 millions de centimes par mois, ont pour mission de faire le plein et de rentrer à Tébessa», note le chef d’état-major du Groupement de Gendarmerie nationale.
Le phénomène a pris de telles proportions qu’il a attiré les convoitises d’autres concessionnaires. Selon une rumeur locale, un constructeur européen aurait dépêché une équipe sur place afin de proposer des tracteurs routiers équipés de réservoirs de 2 000 litres ! Mais dans certaines villes, notamment Oum-El-Bouaghi, les gérants de stations-services refusent de servir les chauffeurs de DAF. Trop gourmands, les syphonneurs ont fini par devenir indésirables.
Tarek Hafid ( Le Soir d'Algerie)
Ces dernières années, des réseaux mafieux ont pris le contrôle de la région de Tébessa en érigeant l’impunité en règle. Des fortunes colossales ont été amassées grâce à différents trafics. Le contexte socioéconomique et l’inadaptation de la législation compliquent la lutte contre ce phénomène.
Ramadhan, j-2. La route qui relie Tébessa au poste frontalier de Bouchebka est vide. La RN 10 longe Bekaria, village agricole autrefois réputé pour la qualité de ses fruits et l’abondance de ses récoltes de céréales. Aujourd’hui, travailler la terre est devenu quasiment impossible.
Les champs sont lacérés par un nombre incalculable de pistes ouvertes par les contrebandiers. Ils les utilisent pour contourner les barrages fixes de la Gendarmerie nationale. «Nous avons beau fermer ces pistes, ils les rouvrent quelques heures plus tard. Généralement, ce sont les contrebandiers qui retirent les remblais. Mais il arrive aussi que certains agriculteurs se chargent de cette opération sous prétexte qu’ils ne parviennent pas à accéder à leurs exploitations. Un argument fallacieux, nous savons que ces fellahs travaillent pour le compte des contrebandiers», explique le lieutenant-colonel Mounir Merrouche, chef d’état-major du Groupement de Gendarmerie nationale de Tébessa.
Dans les communes frontalières, l’argent du trabendo a tout perverti. Les champs de Bekaria laissent place à la forêt de pins du col d’El Khenga. A hauteur de l’ancien centre cynégétique, trois pick-up lourdement chargés entament la pente abrupte à plus de 120 km/h. Ils filent tout droit vers El Haouidjebet. Pour franchir la frontière ***- illégalement bien sûr - il suffit de prendre sur la gauche à la sortie du village et de rouler sur une distance de deux kilomètres. C’est dans cette zone que les unités des gendarmes gardes-frontières concentrent leurs actions.
D’El Haouidjebet au sud de Bouchebka en passant par les sous-bois de Bouderiess. Les GGF sont reconnaissables à leurs tout-terrain flambant neufs, des Mercedes Classe G.
Grosses cylindrées
A Tébessa, la contrebande est avant tout une question de mécanique. Le trabendo — el contra, dans l’argot local — a toujours existé dans la région. Le phénomène a réellement explosé vers la fin des années 80. A l’époque, les «gnatria» utilisaient des Mazda B1600. Les «Mazda Mig» — dont ont bénéficié les agriculteurs pour une modique somme — servaient à «exporter» vers la Tunisie des produits subventionnés (semoule, sucre, lait en poudre) et à «importer» du soda, des pâtes, du concentré de tomates et de la chamya, la halva turque tunisienne. En termes de qualité et de quantité, les échanges commerciaux ont toujours été à l’avantage de la Tunisie. Un principe d’ailleurs valable pour tous les voisins de l’Algérie.
Durant les années 1990, les contrebandiers ont surtout utilisé toute la gamme des anciennes Peugeot : les 404, 504, 505 et la 604. Equipée d’un moteur V6 développant 2 800 cm3 et d’une suspension renforcée, la «six» permettait de transporter de grandes quantités de marchandises à plus de 150 km/h. Les gnatria ont également utilisé des Renault 25 à l’instar des «hallabas» de Tlemcen. Mais voilà, soumis à dure épreuve, la durée de vie d’un véhicule de contrebande n’excède pas quelques mois. Et avec le temps, les vieilles françaises ont commencé à se faire très rares.
Les trabendistes ont donc trouvé un nouveau type de véhicule pour traverser illégalement la frontière : le Toyota Hylux 2.7 vvti. Un pick-up tout-terrain carburant au super surnommé «enagga» — la chamelle *— à cause de sa grande capacité de chargement. Non disponibles chez le concessionnaire officiel de la marque japonaise en Algérie, ces 4x4 sont importés directement de Dubaï. Face à eux, les unités de gendarmerie utilisent essentiellement des Toyota Land-Cruiser 4500 et quelques Stations en plus des nouvelles Classe G des GGF. Un équipement fiable certes, mais pas assez rapide. Surtout que leurs méthodes de lutte sont assez limitées, les gendarmes n’ayant pas la possibilité d’engager de courses-poursuites.
Pour stopper les gnatria, ils utilisent essentiellement des herses métalliques qu’ils lancent sous les roues. Une méthode particulièrement dangereuse pour les gendarmes car ils sont obligés de s’approcher très près des véhicules fonçant à vive allure. Les opérations de lutte menées par les unités territoriales restent tout de même conséquentes. Durant le premier semestre de cette année, 206 affaires ont été traitées donnant lieu à des saisies estimées à 23,8 milliards de centimes. Pour l’année 2012, le total des saisies s’élève à 59,2 milliards de centimes. Ceci pour la territoriale. Pour ce qui est des unités de GGF, il suffit de multiplier les chiffres par trois… Inutile de s’intéresser au bilan des opérations menées par les forces de sécurité tunisiennes. Celui-ci doit se rapprocher de zéro. La lutte contre la contrebande n’a jamais été leur priorité. Et la «Révolution» est venue institutionnaliser un état de laxisme permanent.
Les siphonneurs
Ces dix dernières années, le carburant est devenu le produit le plus exporté illégalement vers la Tunisie. «Un pick-up chargé de 80 jerricans d’essence rapporte un bénéfice net de 88 000 DA. La même quantité de gasoil rapporte exactement 77 000 DA. Ces sommes sont partagées entre le chauffeur et les différents éclaireurs chargés de sécuriser le parcours. En faisant 2 à 3 voyages quotidiens, chaque individu peut toucher jusqu’à 100 000 DA/jour», indique le lieutenant-colonel Merrouche.
En Tunisie, la demande de carburant algérien ne cesse d’augmenter à cause de l’envolée des prix des produits raffinés. D’ailleurs, plusieurs stations-services tunisiennes n’hésitent plus à remplir leurs cuves avec du carburant de contrebande. Pour obtenir de telles quantités d’essence et de gasoil, de véritables réseaux se sont organisés. Ils ont fait main basse sur toutes les stations de la wilaya de Tébessa. Chaque réseau comprend ses points de collecte et de stockage ainsi que ses équipes de chauffeurs et d’éclaireurs. Il suffit juste de se servir. Sur les 78 stations de carburant que compte la wilaya de Tébessa, Naftal n’en possède que 11. Les autres sont toutes la propriété de privés. Près de la bande frontalière - à tout juste 10 kilomètres du tracé - l’entreprise publique ne gère que 2 stations contre 14 pour les privés. Face à cette réalité, imposer des mesures pour limiter les pleins de carburants relève de l’utopie. Mais voilà, la demande dépasse de très loin les quantités livrées quotidiennement sur l’ensemble de la wilaya.
Les réseaux ont donc décidé d’aller vider les cuves des autres wilayas de l’Est. Pour ce type d’opération, les «syphonneurs» utilisent les gros moyens : des tracteurs routiers de marque DAF. «La particularité de ces camions est qu’ils sont équipés de réservoir de 1 040 litres. De véritables flottes ont été acquises par des entreprises de transport. Les chauffeurs, rétribués à près de 30 millions de centimes par mois, ont pour mission de faire le plein et de rentrer à Tébessa», note le chef d’état-major du Groupement de Gendarmerie nationale.
Le phénomène a pris de telles proportions qu’il a attiré les convoitises d’autres concessionnaires. Selon une rumeur locale, un constructeur européen aurait dépêché une équipe sur place afin de proposer des tracteurs routiers équipés de réservoirs de 2 000 litres ! Mais dans certaines villes, notamment Oum-El-Bouaghi, les gérants de stations-services refusent de servir les chauffeurs de DAF. Trop gourmands, les syphonneurs ont fini par devenir indésirables.
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