Misère de la Kabylie
Dans les années trente, les quotidiens d'information
algérois écrivaient des articles sur l'Algérie qui ne se
fondaient que sur le pittoresque et sur le tourisme. C'était le
cas de l'Echo D'Alger et d'autres publications. Pourtant il
était difficile d'ignorer les problèmes sociaux, économiques
et politiques du pays. En mars 1937, la Dépêche algérienne
parlait de « la grande pitié du sud » pour décrire « la misère
» de la région qui va de Bordj Bou-Arréridj jusqu'à la
frontière tunisienne. Mais la « misère » de cette région se
limitait, selon ce journal, à la grande chaleur. Seul le climat
était rendu responsable de cette misère. En décembre 1938,
l'Echo d'Alger publie un article intitulé « Fragments pour
un diaporama de la Haute Kabylie ». Illustré par les croquis
de Charles Brouty, ce reportage de René Janon décrit la
beauté du paysage kabyle et s'intéresse surtout aux moeurs
de la région. L'auteur insiste sur quelques spécificités de ce
coin du pays : l'importance de l'émigration en France,
l'extension de l'usure ou encore l'indigence des équipements
sanitaires. Mais René Janon estime que les difficultés de la
Kabylie ne viennent pas du colonialisme. Dans l'édition du
14 décembre 1938, il écrit: « Cette race de vrais paysans
qu'est la race du Kabyle, individualiste
Éperdument attaché à son sol, jaloux du bien de ses voisins,
quels qu'ils soient, économe, mais acheteur de terre à
n'importe quel prix -fût-elle « in rentable » - pour la seule
fierté de posséder une chose à soi, indestructiblement et qui
se transmette avec son nom à sa postérité, à travers tous les
orages, toutes les invasions, toutes les révolutions, tous les
cataclysmes, pourvu qu'ils ne soient pas géologiques ».
René Janon qui s'était adressé aux organismes officiels de
l'administration termine son article par des propos
propagandistes insinuant que les Kabyles étaient loyalistes
envers la France. En revanche, l'enquête d'Albert Camus sur
la Kabylie fait parler d'elle avant même sa parution. Son
annonce avait suffi. « Les milieux arabes et kabyles suivent
avec un intérêt passionné le développement de l'enquête de
notre camarade Albert Camus sur la misère en Kabylie.
Déjà, la simple annonce de cette enquête, avait provoqué de
l'émoi dans certains « cercles » toujours portés à avoir une
atteinte à leur prestige dans chaque manifestation de la
vérité », écrit Alger Républicain sous la plume de Antar.
Du jeudi 8 au samedi 17 juin 1939, la Dépêche
algérienne publie, elle aussi, un reportage sur la Kabylie, «
Kabylie39 », effectué par R. Frison-Roche, composé de dix
articles illustrés de photographies. Ce travail s'oppose
systématiquement à l'enquête d'Albert camus. « Je ne suis
pas du même avis que certains ; la France a fait de grandes
et belles choses en Kabylie et il faudrait pour nier une telle
évidence se boucher volontairement les yeux et s'obstiner à
ne voir en tout que le mauvais côté des choses », écrit R.
Frison-Roche à l'adresse d'Albert Camus mais sans le citer à
aucun moment. La publication de « Misère de Kabylie » par
Alger Républicain s'étend du 5 au 15 juin 1939. Albert
Camus arrive en Kabylie vers la fin du mois
De mai. Il est tout de suite frappé par la misère de la région
qu'il visite. Alger Républicain publie, le 27 mai, un extrait
de la lettre qu'il reçoit de son envoyé spécial. « Ici la misère
est effroyable. Si ce n'était pas ridicule, il faudrait le crier
tous les jours dans le journal. Je ne suis pas suspect de
sentimentalité. Mais aucun homme de sensibilité moyenne
ne peut voir ce que j'ai vu sans être bouleversé », souligne
Albert Camus. Tout au long de son enquête, le journaliste
propose une étude économique et sociale fondée sur les
réalités du terrain. Presque désespérément, il essaie
d'entrevoir un avenir plus favorable pour la Kabylie. Chacun
des onze articles est illustré d'une ou plusieurs
photographies ; vingt et une au total mais sans faire
aucunement la moindre concession à la « beauté » du
paysage. Dans son livre Actuelles III (Chroniques
algériennes, paru en 1958), Albert Camus reprend l'essentiel
de son investigation journalistique de 1939. C'est dire qu'il
attachait une importance certaine à ces reportages. Nous
vous donnons à lire, dans ce livre, l'enquête telle qu'elle a
paru dans le quotidien Alger Républicain en 1939. Dans son
intégralité.
Albert Camus est l'un des plus grands écrivains de tous
les temps. En se servant de l'essai, du récit, des nouvelles, du
théâtre ou encore du journalisme , l'auteur de l'Etranger
dénonce tant de maux et se situe du côté des plus faibles, des
opprimés. C'est un humaniste qui est resté, durant toute sa
vie, à l'écoute des voix bafouées par les forts du moment.
Depuis sa mort, en 1960, jusqu'à nos jours, beaucoup d'encre
a coulé, pour retracer sa vie, expliquer son oeuvre. Une
oeuvre importante qui reste toujours à décrypter. Albert
Camus est aussi un grand journaliste ; ses papiers, écrits
dans plusieurs publications, en témoignent. Au moment où
ses collègues se contentent du superflu et se soumettent à
l'ordre établi, l'ancien
d'une démocratie plus totale que la notre », fait
remarquer Albert Camus. Ces propos des années 30
peuvent interpeller la Kabylie d'aujourd'hui et'
l'Algérie contemporaine. Observateur averti, l'auteur
de La Peste comprend l'amour absolu que les Kabyles,
comme tous les Amazighs, les Hommes libres, vouent
pour la liberté. Incroyable sous d'autres latitudes : la
société kabyle ne prévoit même pas de prison pour
ceux qui fautent ; elle se contente de les mettre en
quarantaine, de les bannir. Mais souvent ce
bannissement est plus dur que la prison. Comme Karl
Marx avant lui, Albert Camus saisit l'importance de la
démocratie pour la société kabyle, pourtant manquant
terriblement de moyens matériels.
Après avoir fait son constat, plein de lucidité et
d'amertume, Albert Camus propose des solutions
adéquates, fustige les autorités et les incite à ce
qu'elles prennent en charge cette population délaissée.
« Si la conquête coloniale pouvait jamais trouver
une excuse, c'est dans la mesure où elle aide les
peuples conquis à garder leur personnalité. Et si nous
avons un devoir en ce pays, il est de permettre à l'une
des populations les plus fières et les plus humaines en
ce monde de rester fidèle à elle-même et à son destin
», écrit-t-il.
« Misère de la Kabylie » est le témoignage
Dans les années trente, les quotidiens d'information
algérois écrivaient des articles sur l'Algérie qui ne se
fondaient que sur le pittoresque et sur le tourisme. C'était le
cas de l'Echo D'Alger et d'autres publications. Pourtant il
était difficile d'ignorer les problèmes sociaux, économiques
et politiques du pays. En mars 1937, la Dépêche algérienne
parlait de « la grande pitié du sud » pour décrire « la misère
» de la région qui va de Bordj Bou-Arréridj jusqu'à la
frontière tunisienne. Mais la « misère » de cette région se
limitait, selon ce journal, à la grande chaleur. Seul le climat
était rendu responsable de cette misère. En décembre 1938,
l'Echo d'Alger publie un article intitulé « Fragments pour
un diaporama de la Haute Kabylie ». Illustré par les croquis
de Charles Brouty, ce reportage de René Janon décrit la
beauté du paysage kabyle et s'intéresse surtout aux moeurs
de la région. L'auteur insiste sur quelques spécificités de ce
coin du pays : l'importance de l'émigration en France,
l'extension de l'usure ou encore l'indigence des équipements
sanitaires. Mais René Janon estime que les difficultés de la
Kabylie ne viennent pas du colonialisme. Dans l'édition du
14 décembre 1938, il écrit: « Cette race de vrais paysans
qu'est la race du Kabyle, individualiste
Éperdument attaché à son sol, jaloux du bien de ses voisins,
quels qu'ils soient, économe, mais acheteur de terre à
n'importe quel prix -fût-elle « in rentable » - pour la seule
fierté de posséder une chose à soi, indestructiblement et qui
se transmette avec son nom à sa postérité, à travers tous les
orages, toutes les invasions, toutes les révolutions, tous les
cataclysmes, pourvu qu'ils ne soient pas géologiques ».
René Janon qui s'était adressé aux organismes officiels de
l'administration termine son article par des propos
propagandistes insinuant que les Kabyles étaient loyalistes
envers la France. En revanche, l'enquête d'Albert Camus sur
la Kabylie fait parler d'elle avant même sa parution. Son
annonce avait suffi. « Les milieux arabes et kabyles suivent
avec un intérêt passionné le développement de l'enquête de
notre camarade Albert Camus sur la misère en Kabylie.
Déjà, la simple annonce de cette enquête, avait provoqué de
l'émoi dans certains « cercles » toujours portés à avoir une
atteinte à leur prestige dans chaque manifestation de la
vérité », écrit Alger Républicain sous la plume de Antar.
Du jeudi 8 au samedi 17 juin 1939, la Dépêche
algérienne publie, elle aussi, un reportage sur la Kabylie, «
Kabylie39 », effectué par R. Frison-Roche, composé de dix
articles illustrés de photographies. Ce travail s'oppose
systématiquement à l'enquête d'Albert camus. « Je ne suis
pas du même avis que certains ; la France a fait de grandes
et belles choses en Kabylie et il faudrait pour nier une telle
évidence se boucher volontairement les yeux et s'obstiner à
ne voir en tout que le mauvais côté des choses », écrit R.
Frison-Roche à l'adresse d'Albert Camus mais sans le citer à
aucun moment. La publication de « Misère de Kabylie » par
Alger Républicain s'étend du 5 au 15 juin 1939. Albert
Camus arrive en Kabylie vers la fin du mois
De mai. Il est tout de suite frappé par la misère de la région
qu'il visite. Alger Républicain publie, le 27 mai, un extrait
de la lettre qu'il reçoit de son envoyé spécial. « Ici la misère
est effroyable. Si ce n'était pas ridicule, il faudrait le crier
tous les jours dans le journal. Je ne suis pas suspect de
sentimentalité. Mais aucun homme de sensibilité moyenne
ne peut voir ce que j'ai vu sans être bouleversé », souligne
Albert Camus. Tout au long de son enquête, le journaliste
propose une étude économique et sociale fondée sur les
réalités du terrain. Presque désespérément, il essaie
d'entrevoir un avenir plus favorable pour la Kabylie. Chacun
des onze articles est illustré d'une ou plusieurs
photographies ; vingt et une au total mais sans faire
aucunement la moindre concession à la « beauté » du
paysage. Dans son livre Actuelles III (Chroniques
algériennes, paru en 1958), Albert Camus reprend l'essentiel
de son investigation journalistique de 1939. C'est dire qu'il
attachait une importance certaine à ces reportages. Nous
vous donnons à lire, dans ce livre, l'enquête telle qu'elle a
paru dans le quotidien Alger Républicain en 1939. Dans son
intégralité.
Albert Camus est l'un des plus grands écrivains de tous
les temps. En se servant de l'essai, du récit, des nouvelles, du
théâtre ou encore du journalisme , l'auteur de l'Etranger
dénonce tant de maux et se situe du côté des plus faibles, des
opprimés. C'est un humaniste qui est resté, durant toute sa
vie, à l'écoute des voix bafouées par les forts du moment.
Depuis sa mort, en 1960, jusqu'à nos jours, beaucoup d'encre
a coulé, pour retracer sa vie, expliquer son oeuvre. Une
oeuvre importante qui reste toujours à décrypter. Albert
Camus est aussi un grand journaliste ; ses papiers, écrits
dans plusieurs publications, en témoignent. Au moment où
ses collègues se contentent du superflu et se soumettent à
l'ordre établi, l'ancien
d'une démocratie plus totale que la notre », fait
remarquer Albert Camus. Ces propos des années 30
peuvent interpeller la Kabylie d'aujourd'hui et'
l'Algérie contemporaine. Observateur averti, l'auteur
de La Peste comprend l'amour absolu que les Kabyles,
comme tous les Amazighs, les Hommes libres, vouent
pour la liberté. Incroyable sous d'autres latitudes : la
société kabyle ne prévoit même pas de prison pour
ceux qui fautent ; elle se contente de les mettre en
quarantaine, de les bannir. Mais souvent ce
bannissement est plus dur que la prison. Comme Karl
Marx avant lui, Albert Camus saisit l'importance de la
démocratie pour la société kabyle, pourtant manquant
terriblement de moyens matériels.
Après avoir fait son constat, plein de lucidité et
d'amertume, Albert Camus propose des solutions
adéquates, fustige les autorités et les incite à ce
qu'elles prennent en charge cette population délaissée.
« Si la conquête coloniale pouvait jamais trouver
une excuse, c'est dans la mesure où elle aide les
peuples conquis à garder leur personnalité. Et si nous
avons un devoir en ce pays, il est de permettre à l'une
des populations les plus fières et les plus humaines en
ce monde de rester fidèle à elle-même et à son destin
», écrit-t-il.
« Misère de la Kabylie » est le témoignage
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