Grand Angle. Monsieur phosphates
Transformer un office sclérosé en une entreprise performante et rentable repose sur une vision mise en œuvre par un management à l’américaine. Bilan d’étape d’un plan stratégique gagnant.
“De ce bureau, mes prédécesseurs voyaient passer les trains remplis de phosphates à destination du port de Casablanca. On disait qu’ils surveillaient la planche à billets”. Mostafa Terrab est le mieux placé pour rappeler, par cette anecdote, que les mines de phosphates sont notre premier gisement d’argent public. Le bon vieil Office Chérifien, créé en 1920, a toujours pesé dans les comptes de la nation. Mais sous l’ère Terrab, ce qui est devenu OCP SA mérite plus que jamais son épithète du plus précieux joyau du portefeuille public. Les indicateurs de performance se sont affolés ces dernières années : en triplant son chiffre d’affaires à 60 milliards de dirhams, l’OCP représente désormais 6% du PIB (le double d’il y a six ans). Sa part dans les exportations de marchandises est passée de 16 à 26% entre 2006 et 2012 ; sa contribution aux recettes en devises a doublé sur cette période pour atteindre les 16% ; son apport au budget de l’Etat flirte désormais avec les 10 milliards de dirhams, alors qu’il ne dépassait guère le milliard il y a une dizaine d’années… Mieux encore, l’entreprise qui bat pavillon marocain boxe désormais dans la catégorie des entreprises les plus influentes de la planète. Elle donne véritablement le la sur le marché mondial, où l’OCP contrôle plus du tiers des parts de marché des phosphates. “Si j’ai accepté la mission de diriger cet office, c’est que je savais qu’il y avait de quoi faire, nous lance le président directeur général. Il y avait moyen de hisser le phosphate marocain à la place qu’il mérite dans le monde”. Comprenez, l’essor qu’a connu l’OCP ne relève pas du miracle, mais d’une vision stratégique qui permet de profiter, voire de provoquer une conjoncture internationale des plus favorables. Mais entre dessiner une vision et la réaliser, c’est un chemin de croix que seuls des managers habiles et déterminés peuvent emprunter…
Les premiers pas d’un boss
Février 2006, une vague de nominations royales à la tête des entreprises publiques marque le retour au Maroc de Mostafa Terrab. Il hérite de l’Office chérifien des phosphates : un établissement opaque, à la limite sacré, et surtout qui tend à devenir un gouffre financier pour les finances de l’Etat. L’arrivée du manager réputé et respecté fait alors l’unanimité chez les observateurs du monde économique : c’est l’homme qu’il faut pour donner un coup de pied dans la fourmilière, secouer cet office centenaire sclérosé, lui donner une nouvelle vie. Et la touche Terrab ne va pas tarder à se faire sentir.
“Au premier conseil d’administration, des ministres ont été surpris de me voir leur présenter les comptes de l’office”, nous raconte l’homme adepte du “management par niyya, en sincérité, en confiance, en transparence, sans arrière-pensée, nommer ce qui arrive, ce qui se fait, nommer pour opérer”, comme il le définit dans la préface du livre de Pascal Croset (L’ambition au cœur de la transformation, éd. Dunod).
Une fois les comptes démaquillés, l’opinion publique et les décideurs politiques prennent conscience de l’ampleur de la gabegie : l’office affiche des capitaux propres négatifs d’un milliard de dirhams, en plus d’un déficit de 15 milliards de dirhams de la caisse de retraite… Une dette colossale qui n’apparaît même pas sur les bilans. Pour combler ce gouffre, la transformation de l’OCP en société anonyme se présente comme la solution idoine : elle a le double avantage de déverrouiller une structure bureaucratique mais aussi de permettre une recapitalisation en accueillant de nouveaux actionnaires. Les négociations autour d’un protocole d’accord avec la CDG sont alors enclenchées : il est question que la caisse publique mise une douzaine de milliards de dirhams pour contribuer à l’externalisation de la caisse de retraite contre 20% du capital de l’OCP. Mais le plan Terrab va connaître une certaine résistance. “Des gens inquiets de perdre leur mainmise sur le pactole de la caisse interne avançaient que le marché financier allait être perturbé par l’injection de tant de liquidités”, rapporte une source proche du dossier. Terrab n’a aucun mal à dépasser ces réticences : il est conforté par les précédentes réussites de l’externalisation de la caisse de retraite de l’ONCF ou encore de la Régie des tabacs. En juillet 2007, le protocole avec la CDG est finalement signé et la loi sur la transformation de l’OCP en SA est promulguée dans la foulée.
Le shérif des phosphates
En parallèle à ce chantier institutionnel, le manager s’atèle à la mise en place d’une nouvelle approche stratégique. Les différentes missions d’audit qu’il commande, toutes, arrivent à la même conclusion : le marché mondial des phosphates est à la veille de grandes mutations et l’Office n’est pas prêt à suivre le mouvement. “Le seul graphe qu’il y avait dans le bureau de mon prédécesseur, c’était celui du volume de production”, nous confie Mostafa Terrab. Il va alors rompre avec cette course au volume et repositionner son entreprise en tant que faiseur du marché. “Nous sommes le premier pays exportateur au monde, nous avons plus de 50% des réserves mondiales de phosphates (un minerai non renouvelable, ndlr), nous disposons d’une ressource que les opérateurs mondiaux qualifient de scandale géologique tant la teneur en phosphate est exceptionnelle… Et pourtant, nous ne tirions pas vraiment profit de ce positionnement”, explique-t-il.
La stratégie commerciale est donc revue et corrigée : les contrats longue durée – servant essentiellement à sécuriser l’écoulement de la production – sont remplacés par des contrats trimestriels qui permettent de capter la marge quand le jeu de l’offre et de la demande impulse une augmentation des prix. Et la stratégie de Mostafa Terrab s’avère payante : dans une conjoncture marquée par la hausse des prix des matières premières, le cours des phosphates commence à décoller du seuil de 50 dollars auquel il est resté scotché depuis les années 1970. L’impact sur les comptes de l’OCP est phénoménal : le chiffre d’affaires passe de 22 milliards de dirhams à fin 2005 à près de 30 milliards en 2007, avant d’exploser à 60 milliards en 2008, année où le prix de la roche connaît un fly up à 400 dollars la tonne… Jackpot !
L’OCP devient alors une entreprise riche, très riche. Désormais, elle peut se passer de l’apport de la CDG pour l’externalisation de sa caisse de retraite. L’accord de juillet 2007 devient caduc : l’OCP signe un chèque de 28 milliards pour se débarrasser définitivement de son ancienne caisse de retraite. Mais l’OCP ne fait pas pour autant cavalier seul. Début 2009, Terrab conclut un nouveau deal avec un nouveau partenaire. La Banque centrale populaire (BCP) fait son entrée dans le tour de table en allongeant 5 milliards pour 5,88% du capital. En trois ans donc, la valorisation de l’entreprise passe de moins de 40 milliards de dirhams à près de 100 milliards. Qui dit mieux !
Triptyque stratégique
L’année 2009 sera néanmoins très compliquée pour Mostafa Terrab. La demande sur les phosphates (et leurs dérivés) se réduit comme peau de chagrin. Sous l’effet de la crise financière mondiale, les cours piquent du nez. Les premières statistiques des exportations de l’année sont alarmantes : 60% de recettes en moins pour l’Etat sur le mois de janvier. Le plan Terrab est alors remis en question et les reproches fusent de toute part. Ses détracteurs pointent du doigt sa stratégie agressive qui s’est traduite par des pertes de parts de marché. Mostafa Terrab reste néanmoins imperturbable. Pas question de céder à la pression sur les prix. Consigne est donnée de ne pas se laisser prendre dans l’engrenage : la cadence dans les mines est réduite et la production dans les unités chimiques d’acide phosphorique est quasiment arrêtée. Mais si l’OCP fait tout pour empêcher les prix de revenir à des niveaux bas, il n’est pas opportun non plus de les maintenir à des seuils qui rendraient profitable l’exploitation de n’importe quel gisement de phosphates dans la planète et donc l’arrivée de beaucoup de concurrents. “Il faut toujours chercher à trouver le juste équilibre pour rester maître du jeu, affirme le président. Mais pour cela, il faut être leader en termes de capacité, il faut être imbattable côté coût et faire preuve d’une grande agilité au niveau commercial et financier”.
Un triptyque stratégique qu’il faut expliquer aux collaborateurs mais surtout aux actionnaires, puisque sa mise en œuvre nécessite des investissements colossaux. L’ancien enseignant au prestigieux institut du Massachussets, à l’aise en matière de modélisation des grands systèmes complexes, arrive à convaincre que les bénéfices de l’OCP doivent en bonne partie servir à son développement. Un ambitieux programme d’investissement est alors validé par le conseil d’administration, regroupant pas moins de sept ministres. Mais ce ne sera pas une partie de plaisir. Sur certains dossiers, il faut batailler bec et ongles. Exemple, le projet de Sullary pipeline (un tube de 250 km qui court de Khouribga à Jorf Lasfar) a provoqué une levée de boucliers de la part de l’ONCF, qui y a vu l’évaporation de la moitié de son chiffre d’affaires. “Le ministère des Finances a été convaincu par nos arguments, conclut professeur Terrab. Cette infrastructure nous permet de gagner en productivité, en compétitivité et en rentabilité. Et les recettes futures permettent de compenser largement le manque à gagner pour les finances publiques”. Que du bon sens…
Transformer un office sclérosé en une entreprise performante et rentable repose sur une vision mise en œuvre par un management à l’américaine. Bilan d’étape d’un plan stratégique gagnant.
“De ce bureau, mes prédécesseurs voyaient passer les trains remplis de phosphates à destination du port de Casablanca. On disait qu’ils surveillaient la planche à billets”. Mostafa Terrab est le mieux placé pour rappeler, par cette anecdote, que les mines de phosphates sont notre premier gisement d’argent public. Le bon vieil Office Chérifien, créé en 1920, a toujours pesé dans les comptes de la nation. Mais sous l’ère Terrab, ce qui est devenu OCP SA mérite plus que jamais son épithète du plus précieux joyau du portefeuille public. Les indicateurs de performance se sont affolés ces dernières années : en triplant son chiffre d’affaires à 60 milliards de dirhams, l’OCP représente désormais 6% du PIB (le double d’il y a six ans). Sa part dans les exportations de marchandises est passée de 16 à 26% entre 2006 et 2012 ; sa contribution aux recettes en devises a doublé sur cette période pour atteindre les 16% ; son apport au budget de l’Etat flirte désormais avec les 10 milliards de dirhams, alors qu’il ne dépassait guère le milliard il y a une dizaine d’années… Mieux encore, l’entreprise qui bat pavillon marocain boxe désormais dans la catégorie des entreprises les plus influentes de la planète. Elle donne véritablement le la sur le marché mondial, où l’OCP contrôle plus du tiers des parts de marché des phosphates. “Si j’ai accepté la mission de diriger cet office, c’est que je savais qu’il y avait de quoi faire, nous lance le président directeur général. Il y avait moyen de hisser le phosphate marocain à la place qu’il mérite dans le monde”. Comprenez, l’essor qu’a connu l’OCP ne relève pas du miracle, mais d’une vision stratégique qui permet de profiter, voire de provoquer une conjoncture internationale des plus favorables. Mais entre dessiner une vision et la réaliser, c’est un chemin de croix que seuls des managers habiles et déterminés peuvent emprunter…
Les premiers pas d’un boss
Février 2006, une vague de nominations royales à la tête des entreprises publiques marque le retour au Maroc de Mostafa Terrab. Il hérite de l’Office chérifien des phosphates : un établissement opaque, à la limite sacré, et surtout qui tend à devenir un gouffre financier pour les finances de l’Etat. L’arrivée du manager réputé et respecté fait alors l’unanimité chez les observateurs du monde économique : c’est l’homme qu’il faut pour donner un coup de pied dans la fourmilière, secouer cet office centenaire sclérosé, lui donner une nouvelle vie. Et la touche Terrab ne va pas tarder à se faire sentir.
“Au premier conseil d’administration, des ministres ont été surpris de me voir leur présenter les comptes de l’office”, nous raconte l’homme adepte du “management par niyya, en sincérité, en confiance, en transparence, sans arrière-pensée, nommer ce qui arrive, ce qui se fait, nommer pour opérer”, comme il le définit dans la préface du livre de Pascal Croset (L’ambition au cœur de la transformation, éd. Dunod).
Une fois les comptes démaquillés, l’opinion publique et les décideurs politiques prennent conscience de l’ampleur de la gabegie : l’office affiche des capitaux propres négatifs d’un milliard de dirhams, en plus d’un déficit de 15 milliards de dirhams de la caisse de retraite… Une dette colossale qui n’apparaît même pas sur les bilans. Pour combler ce gouffre, la transformation de l’OCP en société anonyme se présente comme la solution idoine : elle a le double avantage de déverrouiller une structure bureaucratique mais aussi de permettre une recapitalisation en accueillant de nouveaux actionnaires. Les négociations autour d’un protocole d’accord avec la CDG sont alors enclenchées : il est question que la caisse publique mise une douzaine de milliards de dirhams pour contribuer à l’externalisation de la caisse de retraite contre 20% du capital de l’OCP. Mais le plan Terrab va connaître une certaine résistance. “Des gens inquiets de perdre leur mainmise sur le pactole de la caisse interne avançaient que le marché financier allait être perturbé par l’injection de tant de liquidités”, rapporte une source proche du dossier. Terrab n’a aucun mal à dépasser ces réticences : il est conforté par les précédentes réussites de l’externalisation de la caisse de retraite de l’ONCF ou encore de la Régie des tabacs. En juillet 2007, le protocole avec la CDG est finalement signé et la loi sur la transformation de l’OCP en SA est promulguée dans la foulée.
Le shérif des phosphates
En parallèle à ce chantier institutionnel, le manager s’atèle à la mise en place d’une nouvelle approche stratégique. Les différentes missions d’audit qu’il commande, toutes, arrivent à la même conclusion : le marché mondial des phosphates est à la veille de grandes mutations et l’Office n’est pas prêt à suivre le mouvement. “Le seul graphe qu’il y avait dans le bureau de mon prédécesseur, c’était celui du volume de production”, nous confie Mostafa Terrab. Il va alors rompre avec cette course au volume et repositionner son entreprise en tant que faiseur du marché. “Nous sommes le premier pays exportateur au monde, nous avons plus de 50% des réserves mondiales de phosphates (un minerai non renouvelable, ndlr), nous disposons d’une ressource que les opérateurs mondiaux qualifient de scandale géologique tant la teneur en phosphate est exceptionnelle… Et pourtant, nous ne tirions pas vraiment profit de ce positionnement”, explique-t-il.
La stratégie commerciale est donc revue et corrigée : les contrats longue durée – servant essentiellement à sécuriser l’écoulement de la production – sont remplacés par des contrats trimestriels qui permettent de capter la marge quand le jeu de l’offre et de la demande impulse une augmentation des prix. Et la stratégie de Mostafa Terrab s’avère payante : dans une conjoncture marquée par la hausse des prix des matières premières, le cours des phosphates commence à décoller du seuil de 50 dollars auquel il est resté scotché depuis les années 1970. L’impact sur les comptes de l’OCP est phénoménal : le chiffre d’affaires passe de 22 milliards de dirhams à fin 2005 à près de 30 milliards en 2007, avant d’exploser à 60 milliards en 2008, année où le prix de la roche connaît un fly up à 400 dollars la tonne… Jackpot !
L’OCP devient alors une entreprise riche, très riche. Désormais, elle peut se passer de l’apport de la CDG pour l’externalisation de sa caisse de retraite. L’accord de juillet 2007 devient caduc : l’OCP signe un chèque de 28 milliards pour se débarrasser définitivement de son ancienne caisse de retraite. Mais l’OCP ne fait pas pour autant cavalier seul. Début 2009, Terrab conclut un nouveau deal avec un nouveau partenaire. La Banque centrale populaire (BCP) fait son entrée dans le tour de table en allongeant 5 milliards pour 5,88% du capital. En trois ans donc, la valorisation de l’entreprise passe de moins de 40 milliards de dirhams à près de 100 milliards. Qui dit mieux !
Triptyque stratégique
L’année 2009 sera néanmoins très compliquée pour Mostafa Terrab. La demande sur les phosphates (et leurs dérivés) se réduit comme peau de chagrin. Sous l’effet de la crise financière mondiale, les cours piquent du nez. Les premières statistiques des exportations de l’année sont alarmantes : 60% de recettes en moins pour l’Etat sur le mois de janvier. Le plan Terrab est alors remis en question et les reproches fusent de toute part. Ses détracteurs pointent du doigt sa stratégie agressive qui s’est traduite par des pertes de parts de marché. Mostafa Terrab reste néanmoins imperturbable. Pas question de céder à la pression sur les prix. Consigne est donnée de ne pas se laisser prendre dans l’engrenage : la cadence dans les mines est réduite et la production dans les unités chimiques d’acide phosphorique est quasiment arrêtée. Mais si l’OCP fait tout pour empêcher les prix de revenir à des niveaux bas, il n’est pas opportun non plus de les maintenir à des seuils qui rendraient profitable l’exploitation de n’importe quel gisement de phosphates dans la planète et donc l’arrivée de beaucoup de concurrents. “Il faut toujours chercher à trouver le juste équilibre pour rester maître du jeu, affirme le président. Mais pour cela, il faut être leader en termes de capacité, il faut être imbattable côté coût et faire preuve d’une grande agilité au niveau commercial et financier”.
Un triptyque stratégique qu’il faut expliquer aux collaborateurs mais surtout aux actionnaires, puisque sa mise en œuvre nécessite des investissements colossaux. L’ancien enseignant au prestigieux institut du Massachussets, à l’aise en matière de modélisation des grands systèmes complexes, arrive à convaincre que les bénéfices de l’OCP doivent en bonne partie servir à son développement. Un ambitieux programme d’investissement est alors validé par le conseil d’administration, regroupant pas moins de sept ministres. Mais ce ne sera pas une partie de plaisir. Sur certains dossiers, il faut batailler bec et ongles. Exemple, le projet de Sullary pipeline (un tube de 250 km qui court de Khouribga à Jorf Lasfar) a provoqué une levée de boucliers de la part de l’ONCF, qui y a vu l’évaporation de la moitié de son chiffre d’affaires. “Le ministère des Finances a été convaincu par nos arguments, conclut professeur Terrab. Cette infrastructure nous permet de gagner en productivité, en compétitivité et en rentabilité. Et les recettes futures permettent de compenser largement le manque à gagner pour les finances publiques”. Que du bon sens…
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