"La Question" d'Henri Alleg, histoire d'un manuscrit
Le Monde.fr | 24.07.2013 à 08h58 • Mis à jour le 25.07.2013 à 08h24 | Par Roland Rappaport (Avocat)
Henri Alleg en 1962. | AFP/STF
L'avocat Roland Rappaport raconte comment le manuscrit (écrit sur du papier toilette) du livre d'Henri Alleg paru aux éditions de Minuit en 1958 fut sorti de la prison de Barberousse à Alger, feuille après feuille, à l'automne 1957.
Comment se fait-il qu'Henri Alleg ait été celui qui a produit La Question (Minuit, 1958), "un témoignage sobre ayant le ton neutre de l'Histoire" comme l'a écrit François Mauriac ? Ils se comptaient pourtant par milliers, ceux qui ont eu à subir le supplice de l'électricité et de la baignoire pendant la guerre d'Algérie. Beaucoup y ont succombé et, pour d'autres, les tortures infligées ne restèrent pas sans effet. Les victimes qui n'avaient pas pleinement résisté demeurèrent marquées pour toujours, moralement atteintes, porteuses d'un sentiment de culpabilité.
Dès lors, comment écrire avec l'énergie nécessaire ? Certes, comme je l'ai lu ces derniers jours, Henri Alleg, journaliste militant, était accoutumé à l'usage de la plume, mais je pense qu'il n'a pas été suffisamment souligné que, s'il a pu s'exprimer comme il l'a fait, c'est que ses tortionnaires n'ont rien, absolument rien, pu obtenir de lui. Si Alleg a pu écrire La Question, c'est donc parce qu'il n'avait pas parlé.
Je l'ai compris lors de notre première rencontre à la prison Barberousse à Alger en septembre 1957. Membre, à cette époque, du Parti communiste français, j'étais auprès de lui, comme l'envoyé du collectif d'avocats communistes, assurant la défense de militants emprisonnés pour leur participation aux combats pour l'indépendance de l'Algérie. Je me suis alors trouvé en présence d'un homme exprimant hautement sa fierté d'avoir résisté à ses tortionnaires. Il m'a fait, non sans exaltation, le récit de ce qu'il avait subi et comment il avait fait front. J'ai été particulièrement impressionné par ce qu'il m'a raconté de l'épreuve du penthotal, utilisé comme sérum de vérité, à laquelle il avait été soumis.
Ceux qui le détenaient étaient à la recherche d'André Moine, l'un des dirigeants du Parti communiste algérien, devenu clandestin. Ils voulaient lui arracher des informations, et Henri Alleg a trompé leur attente en faisant mine de croire qu'il se trouvait avec des amis. Non il ne savait vraiment pas comment entrer en contact avec André Moine, et puis il les trouvait bien imprudents, les dits amis, "attention, ne parlez pas si fort, on pourrait nous entendre ", leur recommandait-il.
A la fin du mois de juin 1957, il a été expédié au camp de Lodi. Il s'agissait d'un camp d'internement placé sous contrôle des autorités militaires. L'interné était privé de tout droit de communication, que ce soit avec sa famille ou avec des avocats. L'internement était d'une durée indéterminée et les militaires pouvaient soumettre leurs prisonniers à de nouveaux interrogatoires. Ce n'est donc pas, comme il a été écrit ces derniers jours, pendant qu'il se trouvait au camp de Lodi qu'Henri Alleg a pu remettre à un avocat les feuillets de La Question. Il fallait absolument le soustraire au régime d'internement. Pour y parvenir une décision judiciaire était indispensable. Les efforts entrepris par son épouse, Gilberte, et ses avocats aboutirent fin août 1957 à son transfert à la prison Barberousse.
C'est à ce moment là, alors que plus de deux mois et demi s'étaient écoulés depuis son arrestation, le 12 juin 1957, que Henri a pu connaître les raisons judiciairement exprimées de son emprisonnement, s'entretenir avec son épouse et recevoir la visite de Léo Matarasso, membre du collectif des avocats communistes. C'est au cours de cette rencontre qu'a vu le jour le projet de La Question. Mais le détenu Henri Alleg ne disposait que de brefs moments pour s'y consacrer, plusieurs mois lui furent donc nécessaires. Il importait aussi que ces écrits parviennent à l'extérieur. Les membres du collectif des avocats communistes furent chargés de cette mission. Je fus de ceux qui, entre les mois de septembre et décembre 1957, se succédèrent auprès d'Henri Alleg, recueillirent les précieuses feuilles du manuscrit et les emportèrent, au dehors, dans leur serviette.
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Le Monde.fr | 24.07.2013 à 08h58 • Mis à jour le 25.07.2013 à 08h24 | Par Roland Rappaport (Avocat)
Henri Alleg en 1962. | AFP/STF
L'avocat Roland Rappaport raconte comment le manuscrit (écrit sur du papier toilette) du livre d'Henri Alleg paru aux éditions de Minuit en 1958 fut sorti de la prison de Barberousse à Alger, feuille après feuille, à l'automne 1957.
Comment se fait-il qu'Henri Alleg ait été celui qui a produit La Question (Minuit, 1958), "un témoignage sobre ayant le ton neutre de l'Histoire" comme l'a écrit François Mauriac ? Ils se comptaient pourtant par milliers, ceux qui ont eu à subir le supplice de l'électricité et de la baignoire pendant la guerre d'Algérie. Beaucoup y ont succombé et, pour d'autres, les tortures infligées ne restèrent pas sans effet. Les victimes qui n'avaient pas pleinement résisté demeurèrent marquées pour toujours, moralement atteintes, porteuses d'un sentiment de culpabilité.
Dès lors, comment écrire avec l'énergie nécessaire ? Certes, comme je l'ai lu ces derniers jours, Henri Alleg, journaliste militant, était accoutumé à l'usage de la plume, mais je pense qu'il n'a pas été suffisamment souligné que, s'il a pu s'exprimer comme il l'a fait, c'est que ses tortionnaires n'ont rien, absolument rien, pu obtenir de lui. Si Alleg a pu écrire La Question, c'est donc parce qu'il n'avait pas parlé.
Je l'ai compris lors de notre première rencontre à la prison Barberousse à Alger en septembre 1957. Membre, à cette époque, du Parti communiste français, j'étais auprès de lui, comme l'envoyé du collectif d'avocats communistes, assurant la défense de militants emprisonnés pour leur participation aux combats pour l'indépendance de l'Algérie. Je me suis alors trouvé en présence d'un homme exprimant hautement sa fierté d'avoir résisté à ses tortionnaires. Il m'a fait, non sans exaltation, le récit de ce qu'il avait subi et comment il avait fait front. J'ai été particulièrement impressionné par ce qu'il m'a raconté de l'épreuve du penthotal, utilisé comme sérum de vérité, à laquelle il avait été soumis.
Ceux qui le détenaient étaient à la recherche d'André Moine, l'un des dirigeants du Parti communiste algérien, devenu clandestin. Ils voulaient lui arracher des informations, et Henri Alleg a trompé leur attente en faisant mine de croire qu'il se trouvait avec des amis. Non il ne savait vraiment pas comment entrer en contact avec André Moine, et puis il les trouvait bien imprudents, les dits amis, "attention, ne parlez pas si fort, on pourrait nous entendre ", leur recommandait-il.
A la fin du mois de juin 1957, il a été expédié au camp de Lodi. Il s'agissait d'un camp d'internement placé sous contrôle des autorités militaires. L'interné était privé de tout droit de communication, que ce soit avec sa famille ou avec des avocats. L'internement était d'une durée indéterminée et les militaires pouvaient soumettre leurs prisonniers à de nouveaux interrogatoires. Ce n'est donc pas, comme il a été écrit ces derniers jours, pendant qu'il se trouvait au camp de Lodi qu'Henri Alleg a pu remettre à un avocat les feuillets de La Question. Il fallait absolument le soustraire au régime d'internement. Pour y parvenir une décision judiciaire était indispensable. Les efforts entrepris par son épouse, Gilberte, et ses avocats aboutirent fin août 1957 à son transfert à la prison Barberousse.
C'est à ce moment là, alors que plus de deux mois et demi s'étaient écoulés depuis son arrestation, le 12 juin 1957, que Henri a pu connaître les raisons judiciairement exprimées de son emprisonnement, s'entretenir avec son épouse et recevoir la visite de Léo Matarasso, membre du collectif des avocats communistes. C'est au cours de cette rencontre qu'a vu le jour le projet de La Question. Mais le détenu Henri Alleg ne disposait que de brefs moments pour s'y consacrer, plusieurs mois lui furent donc nécessaires. Il importait aussi que ces écrits parviennent à l'extérieur. Les membres du collectif des avocats communistes furent chargés de cette mission. Je fus de ceux qui, entre les mois de septembre et décembre 1957, se succédèrent auprès d'Henri Alleg, recueillirent les précieuses feuilles du manuscrit et les emportèrent, au dehors, dans leur serviette.
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