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L'invention de la fête du trône

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  • L'invention de la fête du trône

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    Depuis le Moyen Âge, les différentes dynasties marocaines ont eu recours à des rituels politico-religieux pour légitimer leur pouvoir et affirmer leur puissance. Le complexe rituel de la monarchie marocaine atteint son paroxysme sous Ahmad al-Mansur (1578-1603), créateur du Makhzan. Sous les Alaouites (depuis 1668), plusieurs rituels politico-religieux coexistent. Mais le plus important à l’époque contemporaine est sans doute la Fête du trône (‘id al-‘arsh). Célébrée en grande pompe pour commémorer l’accès du roi au pouvoir, cette fête est perçue par la majorité de la population et des élites comme un rituel qui existe depuis la nuit des temps. Mais la réalité historique est pour le moins différente.

    Nabil Mouline

    De création récente –1933, la Fête du trône s’inscrit dans ce que les historiens appellent l’invention de la tradition, c’est-à-dire la mise en place d’un ensemble de pratiques rituelles pour créer une continuité fictive avec le passé et inculquer des normes de comportement à la population au nom de la tradition. Les promoteurs des traditions inventées choisissent des références et des symboles anciens pour répondre à des contraintes de leur temps. Sous sa forme actuelle, ce rituel a été créé de toute pièce par Hassan II (1961-1999) et ses affidés pour affirmer la centralité et la suprématie de la monarchie. Il a été ainsi détourné de sa fonction initiale, telle qu’elle a été voulue par les nationalistes : symboliser et célébrer la nation marocaine.
    Naissance de la première fête nationale
    Ce n’est qu’une vingtaine d’années après le Traité de Fès en 1912 qu’une jeune élite nationaliste émerge dans les principaux centres urbains du pays, notamment Rabat, Salé, Tétouan et Fès. Influencés par les idées européennes sur la nation et le nationalisme, telles que les présentaient les publications en provenance de l’Orient arabe, ils pensent le Maroc comme une unité géographique, politique et culturelle : un État-nation. C’est la première fois qu’apparaît une identité intermédiaire entre l’appartenance locale (tribu, localité, région, etc.) et l’appartenance globale (l’islam). Mais tout restait à faire. Il fallait en effet créer ou adopter un certain nombre de concepts, de symboles et d’images pour renforcer ce projet et pouvoir mobiliser la population autour de lui, notamment après les événements qui ont suivi la promulgation du Dahir dit berbère en 1930.
    Pour des raisons obscures, les jeunes nationalistes ont décidé de centrer la construction idéelle et idéale de la nouvelle nation non sur le folklore, la langue, l’ethnicité, les valeurs ou l’histoire mais sur la personne du sultan. Ils voulaient probablement déclencher une mobilisation collective qui ne soit pas trop en rupture avec les structures traditionnelles pour ne pas éveiller les soupçons de la Résidence générale, du Makhzan et d’une partie de la population. Ils voulaient également profiter du capital symbolique de l’institution sultanienne pour faire passer leurs messages plus facilement. Mais rien n’est sûr car cette période de balbutiement est caractérisée par beaucoup d’improvisation à cause du niveau intellectuel modeste de la plupart des jeunes nationalistes et de leur inexpérience. Il reste que ces derniers ont choisi de mobiliser la population autour de la figure sultanienne et non autour d’une idéologie plus ou moins élaborée et un projet politique clair.
    Pour catalyser l’imaginaire du plus grand nombre de manière rapide, les jeunes nationalistes, notamment les équipes de la revue al-Maghrib et du journal L’Action du peuple, décident de célébrer l’accession au pouvoir de Mohammed V (1927-1961), considéré comme le symbole de la souveraineté et de l’unité nationales. Cet événement pourrait en effet être une occasion en or pour rassembler la population autour de sentiments et d’aspirations communes et propager les « idées » nationalistes sans inquiéter les autorités. Cela a été le cas en Égypte, source d’inspiration inépuisable pour les nationalistes marocains, où le parti al-Wafd profitait des célébrations annuelles de ‘id al-julus (la Fête du trône) instauré en 1923 pour organiser des manifestations publiques exaltant le sentiment national et dénonçant l’occupation. Il est à noter que cette fête est d’origine européenne et plus précisément britannique. Elle a été célébrée pour la première fois au 16e siècle sous le nom d’Accession Day avant d’être adoptée par la plupart des autres monarchies du monde en l’adaptant plus ou moins aux différents contextes locaux.
    Attirer la sympathie populaire
    En juillet 1933, Mohammed Hassar (m. 1936) publie un article dans la revue al-Maghrib intitulé Notre gouvernement et les fêtes musulmanes dans lequel il demande timidement aux autorités françaises de faire du 18 novembre, jour de l’intronisation du sultan, une fête nationale (‘id watani). Quelques semaines plus tard, c’est L’Action du peuple, dirigée par Mohammed Hassan Ouazzani (m. 1978), qui prend le relais. Entre septembre et novembre 1933, le journal publie plusieurs articles appelant à faire de ce jour « une fête nationale, populaire et officielle de la nation et de l’État marocains ». Il propose la création de comités d’organisation dans chaque ville et la mise en place d’un fonds de bienfaisance auquel contribuera l’ensemble de la "nation". Le journal nationaliste suggère également aux organisateurs d’embellir les rues, de chanter l’hymne sultanien, d’organiser des meetings où l’on prononcera des discours et récitera des poèmes, et d’envoyer des télégrammes de félicitation au sultan. Pour rassurer les plus conservateurs, L’Action du peuple publie une fatwa du ‘alim ‘Abd al-Hafid al-Fasi (m. 1964) qui affirme que ce rituel et tout ce qui l’accompagne –musique, pavoisement, etc.– ne sont pas des innovations blâmables (bida‘) aux yeux de l’islam.
    Les autorités françaises suivent cette dynamique de très près. Elles ont en effet peur des conséquences politiques que pourrait avoir cette entreprise de mobilisation collective. Elles ont essayé d’entraver, voire d’interdire son organisation. Mais devant l’enthousiasme des jeunes et l’acquiescement des notables, elles finissent par céder. La première célébration de la Fête du trône, dont le nom n’était pas encore bien précis (Fête de l’accession, Fête du sultan, Fête nationale, etc.) a eu lieu à Rabat, Salé, Marrakech et Fès. Plusieurs rues des médinas ont été embellies et pavoisées, les gens se sont réunis dans des cafés ou des maisons de notables pour écouter de la musique, des poèmes et des discours tout en sirotant du thé et en dégustant des gâteaux traditionnels. La plupart des réunions se sont terminées par des invocations pour le Maroc et des vivats au sultan à l’exception de Salé qui a organisé en plus un feu d’artifice. Enfin, Les jeunes et les notables ont profité de l’occasion pour envoyer des télégrammes de félicitation à Mohammed V.
    Bien qu’elle soit restée relativement limitée, la première Fête du trône est une véritable réussite. Elle a en effet attiré la sympathie populaire et acculé l’autorité tutélaire. Cela pousse les nationalistes à voir plus grand l’année suivante. Les préparatifs commencent des mois en avance. À cet effet, plusieurs comités d’organisation voient le jour dans les différentes régions de l’Empire chérifien, notamment dans la zone espagnole, et des brochures contenant des poèmes et des chants nationalistes sont distribuées aux écoliers et aux jeunes. Des journaux et des revues publient des numéros spéciaux consacrés à l’événement.

  • #2
    L’engouement populaire oblige l’autorité tutélaire à agir. Pour reprendre les choses en main, la Résidence générale décide d’officialiser la Fête du trône pour couper l’herbe sous les pieds des nationalistes en voulant faire de ce jour une célébration étatique et non populaire. Le 31 octobre 1934, le vizir El Mokri promulgue un décret dont le premier article stipule qu’« à partir de la présente année, le 18 novembre, anniversaire de l’accession de S.M. le Sultan au Trône de ses ancêtres, sera consacré à la commémoration de cet événement ». Celui-ci aura pour nom ‘id al-tidhkar (l’anniversaire de commémoration). La dénomination ‘id al-‘arsh ne s’imposera que par la suite. Le reste des articles du décret décrivent avec une certaine précision le rituel qu’il faut observer durant cette journée : chaque pacha doit embellir et pavoiser sa ville ; des groupes de musique doivent jouer dans les souks ; il faudra octroyer des dons aux associations caritatives ; les fonctionnaires bénéficieront d’un jour de congé ; les notables de la ville où se trouvent le sultan devront se rendre au palais pour lui présenter leurs vœux. Par contre, il est strictement interdit de prononcer des discours en public ou d’organiser des cortèges. Il va sans dire que cette dernière partie des directives a été de loin la moins respectée par les nationalistes par la suite. Par ailleurs, il est intéressant de noter que ce rituel ne comporte presque aucun élément traditionnel. Tout est inspiré des usages européens à travers le modèle égyptien.
    Ainsi, la Fête du trône s’impose très rapidement comme une fête nationale qui exprime haut et fort la naissance de la nation marocaine. C’est la première fois qu’un sentiment, que l’on peut appeler marocanité, émerge loin des identités primordiale et globale. C’est pour cette raison que ce rituel de consensus devient un moment privilégié de mobilisation populaire contre la puissance coloniale même après l'exil du sultan et l’interdiction de sa célébration le 5 septembre 1953.
    Le détournement autoritaire
    Après l’indépendance, la figure du roi prend beaucoup d’importance jusqu’à éclipser celle de la nation. Le premier « amalgame » symbolique est la confusion délibérée entre la Fête du trône et la Fête de l’indépendance, célébrées toutes les deux le 18 novembre alors que la date de la fin réelle de l’occupation est le 2 mars 1956. La tendance s’accélère après l’arrivée au pouvoir d’Hassan II pour des raisons subjectives et objectives. En effet, l’apparition d’un mouvement de contestation « moderniste » pousse le roi à traditionnaliser l’institution monarchique et ses outils de légitimation pour se rapprocher des élites traditionnelles : le fellah devient le défenseur du trône. Il faut ajouter à cela la personnalité du monarque qui aspirait à reproduire le modèle absolutiste français. Ce changement de cap devait s’exprimer rituellement, notamment à travers le détournement de la Fête du trône. D’un rituel de consensus, cette célébration se transforme progressivement en un rituel d’affrontement où le roi cherche à exprimer symboliquement sa centralité et son hyper puissance. En un mot, le 3 mars –date d’accession au pourvoir d’Hassan II– devient un moment d’autocélébration monarchique. Petit à petit, sa signification originelle s’évanouit de la mémoire collective.
    Rituel étatique et palatial par excellence, la Fête du trône conçue par et pour Hassan II est composée de plusieurs cérémonies d’origine musulmane et européenne dont l’objectif est de délivrer des messages politiques et d’exprimer les hiérarchies sociopolitiques. Si la cérémonie d’allégeance (hafl al-wala’) est la plus célèbre et la plus spectaculaire, il ne faut pas omettre l’importance symbolique du discours royal, de la cérémonie de prestation de serment par les officiers, nouveaux lauréats des différentes écoles militaires et paramilitaires et de la cérémonie de remise de décorations à des personnalités locales et internationales. Par ailleurs, on assiste durant ces autocélébrations à des flux de dons matériels et immatériels (la grâce royale par exemple) dans un souci apparent, mais sans doute inconscient, de concurrencer les fêtes religieuses qui restent très populaires. Les médias officiels et officieux quant à eux ne ménagent aucun effort pour dresser un tableau radieux de l’ère royale.
    Le discours royal, diffusé par les médias nationaux, suit généralement un canevas bien précis : rappel de l’unité entre la monarchie et le peuple et du combat de Mohammed V et Hassan II pour libérer et unifier le pays ; passage en revue des réalisations (injazat) de l’année ; présentation des principaux chantiers politiques, économiques et sociaux ; directives générales au gouvernement pour améliorer la vie des sujets ; (re)précision des règles du jeu politique national si cela est nécessaire. En somme, le monarque donne à voir qu’il est le Chrono-maître, c’est-à-dire que c’est lui, et lui seul, qui contrôle le temps politique au Maroc.
    En bon autocrate, le monarque sait bien se servir des récompenses publiques pour circonvenir ou neutraliser certaines « élites ». Cette pratique s’inspire de l’œuvre de Napoléon Bonaparte (m. 1821) qui a créé la légion d’honneur pour coopter et amadouer les élites françaises. Durant une cérémonie pompeuse, le roi remet des décorations (awsima) de différents ordres à des artistes, des intellectuels, des politiciens, des religieux, etc. Mais les critères de sélection et les motifs d’attribution sont loin d’être clairs.
    Dans les systèmes autoritaires, le chef essaie toujours de montrer qu’il a le soutien indéfectible des forces militaires et paramilitaires en tant qu’outils de domination par excellence. Cela se traduit rituellement au Maroc par l’organisation d’une cérémonie à l’occasion de la Fête du trône durant laquelle les nouveaux lauréats des différentes écoles militaires et paramilitaires prêtent serment de fidélité directement au monarque. Le message est clair : les troupes ont un seul et unique chef. Par ailleurs, les officiers supérieurs respectent, eux, un protocole rigide en présence du roi, notamment après les tentatives de coup d’État de 1971 et 1972. Ils doivent montrer encore plus que les autres dignitaires une soumission absolue durant les manifestations publiques, notamment la Fête du trône durant laquelle plusieurs d'entre eux sont promus à des grades supérieurs.
    Cela dit, la cérémonie d’allégeance (hafl al-wala’) est sans aucun doute le clou du spectacle. Inspirée intégralement de la cérémonie de renouvellement du serment de fidélité (tajdid al-bay‘a) mise en place par le sultan Ahmad al-Mansur al-Dhahabi au 16e siècle, elle met face à face le monarque avec ce qu’il considère comme ses serviteurs les plus fidèles : les hauts fonctionnaires du ministère de l’Intérieur. Toutes les autres composantes de l’élite sont de simples spectateurs.
    Tout dans cette cérémonie magnifiée tend à montrer une nouvelle fois la figure du roi comme une entité transcendante qui est à la fois au centre et au-dessus de l’espace social marocain. En effet, les habits d’apparat, les insignes du pouvoir et la musique solennelle qui accompagnent le cortège royal veulent prouver qu’il est le porteur de l’histoire sacrée de la cité musulmane et le garant de sa continuité et de sa stabilité. Les costumes traditionnels blancs et identiques que portent les dignitaires de l’Intérieur tendent à démontrer que dans ce laps de temps « sacré » les hiérarchies et les différences s’effacent pour révéler au grand jour un corps uni et homogène derrière et autour de son chef.
    La liturgie politique à proprement dit démarre lorsque le cortège commence à franchir les groupes de dignitaires rassemblés par région. Alors qu’un mkhazni crie des formules patriarcales exprimant la bénédiction et la satisfaction du souverain, les dignitaires lui souhaitent longue vie tout en se prosternant religieusement à plusieurs reprises. A l'image des anges entourant le trône divin et proclamant son omnipotence, les agents de l'Intérieur doivent donner à voir leur soumission absolue pour mériter leur place de porteurs du trône sharifien et d'intermédiaires entre le monarque et ses sujets. L'analogie avec certains rituels et récits religieux est des plus banales car de tout temps les rois ont essayé d'imiter les divinités pour sacraliser leur pouvoir, notamment dans le domaine rituel.

    lakome

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