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Retour sur "la régression féconde"

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  • Retour sur "la régression féconde"

    L’article « L ’Egypte : entre le compromis stérile et la régression féconde » paru dans El Watan et Libération du 12 juillet 2013 a suscité des réactions, notamment de personnes à sensibilité islamiste qui n’ont pas apprécié que j’écrive que l’islam politique est incompatible avec les notions d’Etat de droit et de sujet de droit. Ceci a besoin d’être développé pour montrer que l’autonomie du politique, qui suppose l’Etat de droit, est le résultat d’un processus historique qui est à son début dans les sociétés musulmanes, engagées, malgré les apparences, dans le chemin de la sécularisation. D’une certaine façon, l’islamisme exprime une peur que la sécularisation fasse disparaître l’islam, ce qui est une peur sans fondement parce que l’homme est un être religieux. La sécularisation modifiera la forme traditionnelle et collective du vécu religieux mais ne fera pas disparaître la foi qui sera vécue à titre individuel. Entre-temps, les sociétés musulmanes vivent aujourd’hui une contradiction qui est au cœur de l’islam politique : d’un côté, il y a une aspiration à la modernité et au progrès social, et d’un autre côté, il y a une volonté de reconduire un vécu religieux incompatible avec le contenu de cette aspiration.

    Tant que les islamistes restent dans l’opposition, cette contradiction demeurera active, et sans eux, il n’y aura pas de transition démocratique. La seule voie est celle des urnes et de l’alternance électorale à travers laquelle ils perdront en popularité après avoir intégré les notions de sujet de droit et d’Etat de droit dans leur culture politique. C’est la thèse que je défends depuis plusieurs années et les réactions à mon article me donnent l’occasion d’approfondir cette problématique en mettant en perspective la notion de « régression féconde », de l’interprétation médiévale de l’islam, de la question de la shari’a et enfin du rapport avec l’Occident.


    A. La « régression féconde ».

    Le discours de l’islam politique, tel que formulé par les dirigeants islamistes, a été principalement forgé par Sayyed Qutb (1926-1966) et Abou el ‘ala Mawdudi (1909-1979), dont les écrits expriment une conception littéraliste de l’islam, c’est-à-dire une lecture hanbalite où les versets du Coran ont une seule signification. Par rapport à la riche tradition intellectuelle (8èm-12èm siècles) de l’islam, cette lecture est une régression dans la mesure où elle reproduit, en l’appauvrissant intellectuellement, l’orthodoxie sunnite construite par Ibn Hanbal (780-855) et Ghazali (1058-1111). Chez Qutb et Mawdudi, qui ne sont pas des théologiens, mais respectivement professeur de littérature et journaliste, l’islam perd de sa spiritualité pour devenir une idéologie en concurrence avec le capitalisme et le socialisme dont il serait l’alternative. Ils sont en recul aussi par rapport aux tentatives de réformes de Mohamed Abdou (1849-1905) et Abdelhamid Ben Badis (1889-1940) et par rapport aux acquis du mouvement national arabe qui avait un projet de modernité politique exprimé par Saad Zaghloul (1859-1927), Messali Hadj (1898-1973), Chakib Arslan (1869-1946), Michel Aflak (1910-1989), Habib Bourguiba (1903-2000), et plus tard Nasser (1918-1970) et Boumédiène1932-1978) au niveau du discours. M. Abdou et A. Ben Badis avaient conscience des causes historiques et de la profondeur du retard intellectuel des sociétés musulmanes sur l’Occident et invitaient à la maîtrise des sciences modernes tout en appelant à la réforme. M. Abdou avait émis vers la fin du 19èm siècle une fatwa pour rendre licite le taux d’intérêt dans la banque Misr qui venait d’être créée. Son commentaire du Coran était une invitation à utiliser la raison pour comprendre le texte sacré. Certes, ni Abdou ni Ben Badis n’ont souhaité la sécularisation de la société musulmane, mais leurs efforts ont porté sur la naissance d’une nouvelle théologie (‘ilm ettawhid) qui prenait en compte la dimension historique des sociétés. Ils ont échoué dans cette entreprise parce qu’ils n’avaient pas bénéficié de la présence d’une philosophie qui neutraliserait le vieux discours hanbalite dominant chez les oulémas. Il n’est donc pas étonnant que les islamistes critiquent M. Abdou, le plus grand théologien du monde musulman contemporain. Qutb lui reproche de recourir à la raison humaine, ce qui affaiblirait, selon lui, la Révélation divine. Said Ramadan el Bouty est allé encore plus loin, affirmant que Abdou a comploté contre l’islam pour plaire aux Anglais ! Qutb et Mawdudi reproduisent le discours hanbalite en le vulgarisant et en le mettant à la portée de la masse des croyants, répétant qu’il suffirait d’appliquer le Coran pour restaurer la civilisation arabo-musulmane, comme si les générations du passé n’avaient pas respecté et appliqué le Coran. Ce qui est frappant chez eux, c’est l’absence totale de conscience historique, c’est-à-dire l’incapacité de réfléchir sur les causes historiques du déclin de la civilisation arabo-islamique. Ils ont culpabilisé les musulmans, les accusant de s’être écartés de l’islam, propageant un doute collectif parmi les croyants, les installant dans un état psychologique agressif dès qu’il s’agit de religion.

    La pensée de Qutb et de Mawdudi, majoritaire dans l’islam politique, est l’expression de la pauvreté intellectuelle de nos sociétés, marquées par huit siècles de déclin et deux siècles de domination coloniale et néocoloniale. Mais ces sociétés sont travaillées par une contradiction profonde : d’un côté, elles sont prisonnières d’une lecture hanbalite du Coran, et d’un autre côté, elles veulent se développer, se moderniser, croyant qu’il suffit d’appliquer le texte sacré pour que tous les obstacles disparaissent par la magie du Verbe. Sous des gouvernements islamistes issus des urnes, les sociétés musulmanes déchanteront assez vite (10-20 ans) et se réveilleront à la réalité, donnant naissance à des citoyens qui seront acteurs de leur histoire. C’est cela la fécondité, la naissance d’une interprétation moderne de l’islam qui mettra fin au naql (imitation servile du passé) pour le remplacer par le ‘aql (créativité pour enrichir et dépasser le passé). L’exercice du pouvoir par les islamistes mettra fin à la domination du hanbalisme qui est une interprétation rigide de l’islam qui se nourrit du profond mécontentement social. Il se mettra en place une autre interprétation qui tiendra compte des réalités historiques, une interprétation moderne alimentée par les aspirations au progrès social et au développement et qui mettra fin au mode collectif du vécu de la foi au profit d’un mode privé. La foi ne disparaitra car le Coran s’adresse à des consciences individuelles et non pas à des groupes. Cette sensiblité porteuse d’une interprétation moderne de l’islam est déjà présente dans le champ politique, mais elle est encore minoritaire et en gestation, et n’arrive pas à attirer une frange importante de l’électorat. Je fais allusion au parti Wassat en Egypte, issu des Frères Musulmans, et qui compte dans sa direction un copte. Ses textes idéologiques proposent une lecture du Coran qui intègre les notions de droits de l’homme et de liberté de conscience. Je citerais aussi le mouvement Rachad en Algérie, issu du courant islamiste Al Djaz’ara.


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  • #2
    B. La persistance de l’interprétation médiévale de l’islam

    Les sociétés musulmanes n’ont pas échappé au processus historique de la naissance de l’individu, et ont subi de profonds bouleversements sociologiques, y compris dans les représentations. Elles traversent une période de crise morale parce que la Nahda a échoué à réaliser le projet de réforme de modernisation de la culture religieuse. La Nahda est arrivée certes à affaiblir le soufisme, incompatible avec la conscience nationale, mais elle n’a pas substitué au hanbalisme une autre vision religieuse. L’islamisme est l’expression de l’ossification du hanbalisme qui s’est durci, proposant comme solution le retour au passé, aux salafs. Il faut rappeler que le concept de salafiya a été forgé par Ibn Hanbal lui-même, pour s’opposer à l’influence de la philosophie grecque introduite dans la culture musulmane par Al Kindi et les mu’tazilas. Le débat à l’époque avait pour enjeu une question philosophique. Pour les mu’tazilas, Dieu, en tant que maître de l’univers, est la cause première de la nature et de l’existence humaine, tandis que l’homme est à l’origine des causes secondaires. Pour l’orthodoxie, à l’inverse, Dieu est aussi à l’origine des causes secondaires. Par conséquent, pour ne pas irriter Dieu, il faut appliquer scrupuleusement ce qu’il recommande dans le texte sacré, d’où l’importance exagérée des ‘ibadates au détriment des mou’amalates. Nourris au hanbalisme, les oulémas expliquent que si les musulmans sont en retard, c’est parce que qu’ils se sont éloignés de la vraie pratique de l’islam. M. Abdou a essayé d’introduire la responsabilité de l’homme dans les causes secondaires dans son livre Rissalat Ettawhid, mais il n’a pas été suivi. Les islamistes ont préféré s’éloigner de lui, reproduisant un néo-hanbalisme réduit à sa plus simple expression. C’est ce qui explique ce surinvestissement des ‘ibadates au détriment des mou’amaltes. L’espace public est alors envahi par la bigoterie qui cache mal l’agressivité et la dureté des rapports sociaux dans la vie de tous les jours.

    L’islamisme appartient à une continuité culturelle du monde musulman, malgré les ruptures historiques que celui-ci a connues. Au lendemain de l’apparition de l’islam, deux conceptions du Coran se sont affrontées parmi l’élite lettrée. Celle de Ibn Hanbal, qui s’en tient à la lettre du texte sacré, et celle des mu’atazila qui marient révélation et raison. Après le 12èm siècle, l’élite religieuse a été gagnée par le hanbalsime tandis que la masse des croyants dans les villes et les campagnes était attirée par le soufisme. C’est ainsi que la philosophie a été défaite et bannie du paysage intellectuel musulman dominé par le hanbalisme qui s’est radicalisé plus tard avec Ibn Taymiya et Mohamed Abdelwahab. « Mane mantaqa zandaqa » disait-on à l’époque. Le hanbalisme n’était défié que par le soufisme vécu à travers les manifestations rituelles extatiques autour de saints qui se sont imposés comme des intermédiaires divins. Le soufisme a fait dériver l’islam vers le paganisme et le catholicisme médiéval et le hanbalisme l’a asséché de sa spiritualité et de son humanisme. C’est ainsi que la grande civilisation arabo-musulmane est entrée en déclin, en partie à cause des oulémas majoritairement hanbalites et d’une masse de croyants majoritairement soufie. Sous la colonisation, il y a eu la réaction salutaire de la Nahda qui a délégitimé et discrédité le soufisme confrérique, mais elle n’est pas arrivée à vaincre le hanbalisme qui s’est propagé dans les couches populaires de la société après les indépendances. L’islamisme est la version populaire du hanbalisme qui a occupé le vide laissé par le soufisme.

    Transposé dans les nouvelles conditions historiques que nous vivons, le hanbalisme populaire établit un rapport marchand avec Dieu : « O Dieu, j’accomplis mes ‘ibadates et tu me promets d’aller au Paradis ! ». Cette interprétation fait aimer Dieu par intérêt ou par la peur de l’Enfer, alors que dans le Coran Dieu est miséricorde. Le rapport marchand avec Dieu pousse à la concurrence, comme dans tout marché, l’homme étant ce qu’il est. Chacun veut se montrer plus proche de Dieu pour recevoir des hassanates. Les hommes sont ainsi faits. La religion est venue pour leur rappeler le sens moral de leur existence et ils la pervertissent pour servir leurs intérêts égoïstes. Chassez le naturel, il revient au galop ! Ce n’est pas le Coran qui est en cause, ce sont les hommes qui l’interprètent selon leurs intérêts mesquins et étroits. Ceci est la matrice du terrorisme : on tue symboliquement pour Dieu, mais aussi physiquement pour Lui plaire et entrer au Paradis. En religion, dit T. Hobbes (1588-1679), « il y a toujours un pur plus pur qui épure ». Quelque soit la position extrême d’un religieux, il trouvera toujours plus extrémiste que lui. Après avoir connu les affres des interminables guerres de religions aux 16èm et 17èm siècles, les Européens ont eu la sagesse de faire de la foi une affaire privée qui relève de la conscience individuelle. D’où la séparation de la religion et de l’Etat qui profite et à la religion et à l’Etat. Lorsque ce n’est pas le cas, c’est la fitna permanente. Faut-il rappeler que trois des premiers Califes, compagnons ou parents du prophète, ont été assassinés pour des raisons politiques ? Les assassins étaient convaincus qu’ils avaient la seule interprétation légitime du Coran.

    La relation entre le texte (ici le Coran) et un lecteur n’est jamais neutre ; elle est chargée de subjectivité. L’homme projette sur Dieu inconsciemment ses propres qualités ou défauts. Dans la bouche d’un croyant à la psychologie belliqueuse, Dieu apparaît comme un gendarme strict et vindicatif ; dans celle d’un croyant bon, il apparaît comme bonté et miséricorde. Un homme haineux et brutal interprètera le Coran comme un code de conduite qui lui donne bonne conscience malgré son comportement en société. Le Coran n’est pas une table de multiplication où il y a un seul sens ; c’est un texte sacré qui se déchiffre avec l’herméneutique pour s’adapter à la culture et à la mentalité des différentes générations.

    Les islamistes refusent l’herméneutique dont ils ignorent le fondement, mais avant eux, elle a été refusée par Ibn Hanbal, Ibn Taymiya (1263-1328), M. Abdelwahab (1703-1792), Sayed Qutb, Mawdudi… qui eux aussi citaient des versets du Coran où Dieu apparaît comme le gendarme de l’univers. Le problème est qu’ils n’ont pas compris que le Coran est porteur d’une éthique que différentes générations appliqueront en fonction de leurs mentalités et de leurs aspirations. Mais pour comprendre le Coran, texte sacré comportant une étique et une hygiène mentale, il faut avoir l’intelligence du cœur parce que la révélation divine n’a pas pour vocation de menacer les hommes et de les torturer psychologiquement durant leur existence sur terre. Elle est venue pour leur rappeler leur humanité et les valeurs qui fondent le lien social relatives à la justice et à la solidarité. Le Coran est un texte sacré qui s’adresse à tous les hommes et à toutes les générations ; or, les représentations de l’homme changent au cours de l’histoire, et en premier la conception de la justice. Ce qui était juste au 7è siècle peut apparaître injuste aujourd’hui. C’est l’histoire. Les hanbalites (ahl enaql) ont toujours eu des problèmes avec l’histoire. C’est Dieu qui a voulu que l’homme soit un être historique ; ce n’est pas le Diable. Au 10èm siècle déjà, Al Hallaj (858-922), disait : il y a une manière d’obéir qui est la pire des désobéissances. Les hanbalites, de mon point de vue, obéissent au texte du Coran mais désobéissent à son éthique, c’est-à-dire à l’essentiel.


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    • #3
      C. La question de la shari’a

      Dans la conception hanbalite, reproduite par les islamistes, la shari’a est un ensemble de règles juridiques immuables coulées dans l’acier pour l’éternité. Comment est-ce possible que le droit puisse être le même pour toutes les sociétés et pour tous les temps ? Il apparaît clairement que les islamistes ne connaissent pas ce qu’est la shari’a et ils ne savent pas que le droit a pour fondement l’anthropologie de l’homme dans un contexte historique donné. Ils prennent la shari’a pour un droit sacré, un droit canon ou divin, alors que c’est un droit positif religieux créé par les fouqaha sur la base de l’ijtihad. La shari’a est un droit humain dans lequel seules quelques règles proviennent du Coran. Les milliers de règles qu’elle contient ont été créées par les quatre écoles juridiques qui ont excellé dans l’ijtihad. Les islamistes ne retiennent de la shari’a que les hududs (amputation de la main du voleur), appliqués aujourd’hui uniquement en Arabie Saoudite à l’encontre d’immigrés yéménites qui volent pour manger. Et pourtant Omar Ibn Al Khatab (584-644), Omar el Haq, a suspendu les hudduds. Si les islamistes étaient ses contemporains, ils l’auraient certainement taxé d’ennemi de l’islam, de kafer.

      Il y a deux choses à distinguer dans la shari’a : le corpus juridique créé par les fouqaha entre les 7è et 10èm siècles, et qui est aujourd’hui tombé en désuétude (à l’exception des règles sur le statut personnel), et il y a l’idéal de justice contenu dans le Coran. Quand le croyant demande l’application de la shari’a, il fait référence à l’idéal de justice contenu dans le message coranique. Il ignore les milliers de règles créées par les fuqahas aujourd’hui inapplicables parce que, entretemps, les mentalités ont changé. Dans son élaboration, la shari’a a été une construction intellectuelle rigoureuse qui renvoie aux fondements de la science juridique la plus élaborée de son époque. C’est une merveille de l’esprit humain, mais il faut cependant admettre que son contenu est dépassé parce que, entre-temps, les sociétés et les musulmans ont changé. Qui aujourd’hui accepterait que sa fille soit la seconde ou troisième épouse d’un homme ? Quelle famille shi’ite accepterait le zaouaj el mout’a (mariage de plaisir) ? A l’exception des règles provenant du Coran, la shari’a est tombée en désuétude et est inapplicable. Prenons l’exemple suivant. Une femme de 25 ans dont le mari disparaît un jour sans donner de nouvelles. Combien de temps doit-elle attendre pour se remarier ? Le rite malékite lui demande d’attendre 25 ans et le rite hanbalite 75 ans ! Pour l’époque, ce n’était pas choquant parce qu’elle serait prise en charge par son lignage (ses frères, ses cousins, ses oncles…), mais avec les conditions sociologiques d’aujourd’hui, même son frère aura des difficultés pour la recueillir dans un appartement exigu où sa famille est à l’étroit. En Algérie et au Maroc, la loi impose à la femme concernée un délai de trois ans avant de se remarier. En quoi cette modification a heurté la shari’a ? Au contraire, elle est allée dans le sens de l’esprit de justice de la shari’a en tenant compte des évolutions sociales. Les femmes musulmanes aspirent à vivre en famille nucléaire et cette aspiration est légitime et ne contrarie pas l’esprit de la shari’a. Par conséquent, par l’ijtihad, par la raison, par les progrès de la science juridique, par la référence à l’éthique du Coran, la shari’ doit être reconstruite en tenant compte des nouvelles conditions sociologiques, des changements de mentalités, de la liberté de conscience et de l’égalité entre les hommes et les femmes. Dans la société musulmane moderne, la shari’a (dont la traduction est Droit) sera élaborée dans des Assemblées Nationales élues qui auront la légitimité politique pour faire des lois.

      D. Le rapport avec l’Occident

      L’Occident est perçu par les islamistes comme un ennemi irréductible et comme le mal absolu. Il faut peut-être aller du côté de l’histoire mais aussi de la psychanalyse pour expliquer cette attitude. Dans le passé, les théologiens musulmans reprochaient aux chrétiens d’avoir déformé la parole de Dieu transmise par Jésus Christ qui est est un prophète de l’islam (Sidna Aïssa) porteur de la révélation divine. Les musulmans reprochaient aux chrétiens d’avoir déformé le monothéisme abrahamique qui avait été révélé par Abraham et Moïse (Sidna Moussa) à l’humanité. Si l’on s’en tient au Coran, l’islam continuerait le judaïsme et le christianisme en les rationalisant. La conception de Dieu apparaît plus abstraite dans le Coran qui affirme que « Dieu n’engendre pas, n’est pas engendré ». Avec le refus de l’intercession entre Dieu et les croyants (il n’y a pas d’Eglise en islam), c’est là la principale différence dogmatique avec le christianisme. Comparé à celui-ci, l’islam est une religion plus proche de la laïcité, plus proche de la sécularisation, du fait que l’islam exclut les miracles de l’eschatologie chrétienne. De ce point de vue, les musulmans sont des chrétiens rationnels ou des néo-chrétiens qui rétablissent le monothéisme abrahamique dans son abstraction métaphysique. Jésus Christ est en effet un prophète, mais il ne peut pas être fils de Dieu. Aujourd’hui, les islamistes reprochent à l’Occident de ne plus être chrétien et d’avoir rompu avec le monothéisme abrahamique. C’est le sens de l’accusation de Satan à l’endroit d’un Occident matérialiste qui aurait tourné le dos à la Révélation divine. Les islamistes ont un différend théologique avec l’Occident dont ils refusent la sécularisation, s’obstinant aussi à ignorer sa philosophie à laquelle l’averroïsme latin a indirectement contribué. Ceci ne disculpe pas l’Occident pour sa politique coloniale et néo-coloniale envers le Tiers Monde et pour son soutien inconditionnel à Israël. Les enjeux des conflits dans les relations internationales ne sont plus religieux mais économiques. Si par le passé, la puissance politique était puisée dans la foi collective, aujourd’hui, elle provient des ressources économiques. Les islamistes ne perçoivent pas que les Etats occidentaux donnent plus d’importance au marché, d’où ils tirent leur suprématie, qu’à la religion devenue entre-temps une religion civile fondée sur les droits de l’homme. Mais beaucoup d’Occidentaux, et aussi de nombreux musulmans, pensent que les droits de l’homme ne conviennent qu’à l’Occident. Et pourtant, du point de vue théologique, l’islam est plus proche du modèle de la religion civile de Rousseau ou de religion naturelle que le christianisme.

      Ma conclusion est que le monde musulman paie aujourd’hui la défaite de la philosophie symbolisée par un témoignage révélateur rapporté par Ibn ‘Arabi (1165-1240) dans un de ses ouvrages. Le cheikh Al Akbar, appelé aussi Ibn Flatoun (fils de Platon), dit avoir été attristé de voir à Marrakech, où il était de passage, le cadavre de Ibn Rochd (1126-1198) porté par un âne et sur lequel crachaient les badauds. Le corps du plus grand penseur du Moyen Age, du plus grand disciple d’Aristote qui a égalé son maître, a été donné en pâture à une foule aliénée par le hanbalisme. Cette scène à elle seule explique la décadence ultérieure et plus tard la domination coloniale ainsi que l’avènement d’Etats postcoloniaux autoritaires et corrompus. Tant que la bulle hanbalite et islamiste n’a pas éclaté, les musulmans seront plus proches de la chrétienté médiévale que de l’islam, religion civile et naturelle.



      Lahouari Addi, sociologue
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