Enquête. Le style Benkirane
L’actuel Chef du gouvernement ne ressemble à aucun de ses prédécesseurs : il habite chez lui, raconte le détail de ses rencontres avec le roi et parle le langage du petit peuple. Voyage dans l’univers du premier islamiste du royaume.
Jeudi 11 juillet 2013. Abdelilah Benkirane s’apprête à quitter son domicile familial à Rabat, peu avant onze heures. Comme à son habitude, l’homme prend quelques minutes pour écouter les doléances d’une dizaine de personnes amassées sur le trottoir en face de chez lui. Mais aujourd’hui, un journaliste s’est glissé parmi eux. Il profite de la situation pour interpeller le Chef du gouvernement au sujet des démissions des ministres istiqlaliens. Abdelilah Benkirane, qui ne s’était pas encore prononcé sur ce sujet, est surpris par la question. Il marque un petit temps d’arrêt et regarde longuement le journaliste avant de répondre : “J’ai effectivement reçu cinq démissions mais je ne les ai pas encore remises à Sa Majesté. Quand je le ferai, je vous le dirai”. Quid de Mohamed El Ouafa, ministre de l’Education nationale qui a refusé d’emboîter le pas à ses collègues démissionnaires ? “El Ouafa n’est pas concerné”, répond le Chef du gouvernement, qui continue à serrer des mains et à rire aux éclats en écoutant attentivement les requêtes de ses interlocuteurs.
La scène dure encore quelques minutes. Abdelilah Benkirane est ensuite gentiment invité par ses collaborateurs à rejoindre sa voiture. Il s’engouffre dans une berline luxueuse qui a bien du mal à se frayer un chemin sur ce boulevard très fréquenté de la capitale. Quand le véhicule disparaît au loin, les agents de police postés devant la maison du Chef de l’Exécutif soufflent enfin. “C’est une scène qui se répète chaque jour et qui est devenue habituelle à Rabat, affirme Abdelhaq Bellachgar, journaliste à Akhbar Al Youm. C’est un homme assez accessible qu’on peut interpeller devant chez lui, au siège de son parti ou en marge d’un événement officiel. Contrairement à ses prédécesseurs, Benkirane ne fuit pas la presse ni les gens ordinaires. Il prend toujours quelques minutes pour répondre, même brièvement. Il est clair que l’homme a son propre style. C’est un Chef de gouvernement différent de ceux que nous avons connus jusque-là.”
In bed with Benkirane
Le phénomène Benkirane n’est pas si récent. L’homme a toujours joué un rôle clé dans l’histoire de sa formation politique. En 2008, lorsqu’il accède au poste de secrétaire général du PJD, les Marocains découvrent alors un bonhomme souriant à la barbe grisonnante, aux antipodes de son prédécesseur Saâd-Eddine El Othmani. Ce dernier était toujours tiré à quatre épingles, extrêmement réservé et avare en déclarations et en interviews. Benkirane, lui, n’accorde que peu d’intérêt à son look. Il ne porte jamais de cravate. En été, c’est même en sandales qu’il assiste aux réunions de son parti et à celles du groupe parlementaire islamiste.
L’homme est aussi une véritable bête politique. Bagarreur, il répond du tac au tac à ses adversaires et à ses (multiples) détracteurs. Sur les plateaux de télévision, il ne fait que peu d’état des règles convenues de bienséance. Il s’énerve, rit aux éclats, tape du poing sur la table, pointe du doigt ses interlocuteurs et leur coupe souvent la parole. Les médias se l’arrachent. Lui ne change pas ses habitudes pour autant. Il reçoit sans chichis, au siège du parti ou chez lui. Certains médias accèdent jusque dans sa chambre à coucher et le prennent en photo allongé… sur le lit conjugal. “Ce n’est pas exceptionnel. Quand il est fatigué ou malade, il n’hésite pas à recevoir en jellaba, dans son salon ou dans sa chambre à coucher. Il peut se défaire de ses sandales ou de ses chaussures en pleine interview. C’est un homme qui a une grande estime de lui-même et qui ne s’arrête vraiment pas à ce genre de détails”, confie un journaliste qui l’a longuement côtoyé.
Un monstre politique
Très vite, Abdelilah Benkirane devient donc une véritable icône auprès du grand public. Chacune de ses apparitions se transforme en show suivi par des millions de personnes à la télévision ou sur Internet. Partout où il passe au Maroc, il fait salle comble. “Au sein du parti, nous avions besoin de marquer une rupture. Saâd-Eddine El Othmani a dû gérer la tempête du 16 mai 2003. Il a donc dû faire plusieurs concessions pour éviter la dissolution du PJD. A partir de 2008, nous avions besoin de monter en puissance et de reprendre notre place naturelle sur l’échiquier politique”, explique un dirigeant du PJD. Abdelilah Benkirane ne dit pas le contraire. “Tout le monde sait que j’ai un caractère difficile. Les militants ne me choisissent que quand ils ont vraiment besoin de moi”, se plaît-il à répéter au lendemain de son élection. Cette dernière coïncide d’ailleurs avec la création du PAM, mené par l’énigmatique Fouad Ali El Himma. Benkirane se trouve alors un ennemi tout désigné qu’il attaque frontalement pendant plusieurs mois. Il sort l’artillerie lourde pour fustiger la nouvelle formation politique qu’il accuse de vouloir verrouiller le paysage politique marocain. Son discours trouve de l’écho auprès des médias comme du grand public. L’homme utilise des mots simples et des expressions du terroir. Il ne lit pas de discours, il joue son texte et donne de sa personne. “Il parle en darija, fait de l’improvisation et raconte des blagues. Son intonation décontractée, le débit et la cadence de ses discours dénotent d’un rejet de formalisme et d’un sens élevé du pragmatisme”, analyse le professeur des médias et de la communication Abdelouahab Rami.
A la veille des élections de novembre 2011, l’homme sent qu’il tient la chance de sa vie. Il s’investit personnellement dans la campagne électorale de son parti. Il sillonne le Maroc à bord de son 4x4 personnel, conduit par un chauffeur. “Il lui arrivait de passer plusieurs jours sur la route. Si le PJD a gagné les élections, c’est en grande partie grâce au charisme et à l’implication effective de son secrétaire général”, reconnaît Mustapha El Khalfi, ministre de la Communication et homme de confiance du Chef du gouvernement.
Fou du roi
Portée par le vent du Printemps arabe, la formation islamiste remporte donc haut la main les élections législatives anticipées du 25 novembre 2011. Quatre jours plus tard, Abdelilah Benkirane est officiellement chargé de former un gouvernement par le roi Mohammed VI. L’audience se déroule à Midelt. Pour l’occasion, le Chef du gouvernement met l’une des rares cravates que compte sa garde-robe (voir encadré). En tout, la réception royale dure à peine quelques minutes, qui suffisent à remplir de joie le SG du PJD. “Je ne savais pas comment l’appeler. Je disais Sidna, Sidi Mohammed ou Votre Majesté. Je l’ai prié de m’excuser car tout cela est encore nouveau pour moi. Il m’a répondu que je pouvais l’appeler comme je voulais. C’est un homme d’une extrême gentillesse”, confie Benkirane au lendemain de sa rencontre avec Mohammed VI.
Les consultations pour la formation du gouvernement durent plus d’un mois. Les faits et gestes du secrétaire général islamiste sont épiés et analysés par la presse et le grand public. Durant cette période, l’homme ne se prend pas vraiment au sérieux et a encore du mal à occuper pleinement sa nouvelle fonction. Et même quand le grand jour arrive, Abdelilah Benkirane se comporte en bon père de famille qui rassemble les ministres islamistes chez lui à la maison avant de se rendre, ensemble, au palais royal pour la traditionnelle réception d’investiture du nouveau gouvernement. Certains, comme Aziz Rabbah, y vont à bord de vulgaires véhicules utilitaires. Une première dans les annales du protocole ! Ce ne sera pourtant pas la dernière. Lorsqu’il assiste à la prière rogatoire à Rabat (Salat Al Istisqaa), le 6 janvier 2012, il se met au dernier rang et dépose ses grosses chaussures devant lui, comme le commun des mortels.
L’actuel Chef du gouvernement ne ressemble à aucun de ses prédécesseurs : il habite chez lui, raconte le détail de ses rencontres avec le roi et parle le langage du petit peuple. Voyage dans l’univers du premier islamiste du royaume.
Jeudi 11 juillet 2013. Abdelilah Benkirane s’apprête à quitter son domicile familial à Rabat, peu avant onze heures. Comme à son habitude, l’homme prend quelques minutes pour écouter les doléances d’une dizaine de personnes amassées sur le trottoir en face de chez lui. Mais aujourd’hui, un journaliste s’est glissé parmi eux. Il profite de la situation pour interpeller le Chef du gouvernement au sujet des démissions des ministres istiqlaliens. Abdelilah Benkirane, qui ne s’était pas encore prononcé sur ce sujet, est surpris par la question. Il marque un petit temps d’arrêt et regarde longuement le journaliste avant de répondre : “J’ai effectivement reçu cinq démissions mais je ne les ai pas encore remises à Sa Majesté. Quand je le ferai, je vous le dirai”. Quid de Mohamed El Ouafa, ministre de l’Education nationale qui a refusé d’emboîter le pas à ses collègues démissionnaires ? “El Ouafa n’est pas concerné”, répond le Chef du gouvernement, qui continue à serrer des mains et à rire aux éclats en écoutant attentivement les requêtes de ses interlocuteurs.
La scène dure encore quelques minutes. Abdelilah Benkirane est ensuite gentiment invité par ses collaborateurs à rejoindre sa voiture. Il s’engouffre dans une berline luxueuse qui a bien du mal à se frayer un chemin sur ce boulevard très fréquenté de la capitale. Quand le véhicule disparaît au loin, les agents de police postés devant la maison du Chef de l’Exécutif soufflent enfin. “C’est une scène qui se répète chaque jour et qui est devenue habituelle à Rabat, affirme Abdelhaq Bellachgar, journaliste à Akhbar Al Youm. C’est un homme assez accessible qu’on peut interpeller devant chez lui, au siège de son parti ou en marge d’un événement officiel. Contrairement à ses prédécesseurs, Benkirane ne fuit pas la presse ni les gens ordinaires. Il prend toujours quelques minutes pour répondre, même brièvement. Il est clair que l’homme a son propre style. C’est un Chef de gouvernement différent de ceux que nous avons connus jusque-là.”
In bed with Benkirane
Le phénomène Benkirane n’est pas si récent. L’homme a toujours joué un rôle clé dans l’histoire de sa formation politique. En 2008, lorsqu’il accède au poste de secrétaire général du PJD, les Marocains découvrent alors un bonhomme souriant à la barbe grisonnante, aux antipodes de son prédécesseur Saâd-Eddine El Othmani. Ce dernier était toujours tiré à quatre épingles, extrêmement réservé et avare en déclarations et en interviews. Benkirane, lui, n’accorde que peu d’intérêt à son look. Il ne porte jamais de cravate. En été, c’est même en sandales qu’il assiste aux réunions de son parti et à celles du groupe parlementaire islamiste.
L’homme est aussi une véritable bête politique. Bagarreur, il répond du tac au tac à ses adversaires et à ses (multiples) détracteurs. Sur les plateaux de télévision, il ne fait que peu d’état des règles convenues de bienséance. Il s’énerve, rit aux éclats, tape du poing sur la table, pointe du doigt ses interlocuteurs et leur coupe souvent la parole. Les médias se l’arrachent. Lui ne change pas ses habitudes pour autant. Il reçoit sans chichis, au siège du parti ou chez lui. Certains médias accèdent jusque dans sa chambre à coucher et le prennent en photo allongé… sur le lit conjugal. “Ce n’est pas exceptionnel. Quand il est fatigué ou malade, il n’hésite pas à recevoir en jellaba, dans son salon ou dans sa chambre à coucher. Il peut se défaire de ses sandales ou de ses chaussures en pleine interview. C’est un homme qui a une grande estime de lui-même et qui ne s’arrête vraiment pas à ce genre de détails”, confie un journaliste qui l’a longuement côtoyé.
Un monstre politique
Très vite, Abdelilah Benkirane devient donc une véritable icône auprès du grand public. Chacune de ses apparitions se transforme en show suivi par des millions de personnes à la télévision ou sur Internet. Partout où il passe au Maroc, il fait salle comble. “Au sein du parti, nous avions besoin de marquer une rupture. Saâd-Eddine El Othmani a dû gérer la tempête du 16 mai 2003. Il a donc dû faire plusieurs concessions pour éviter la dissolution du PJD. A partir de 2008, nous avions besoin de monter en puissance et de reprendre notre place naturelle sur l’échiquier politique”, explique un dirigeant du PJD. Abdelilah Benkirane ne dit pas le contraire. “Tout le monde sait que j’ai un caractère difficile. Les militants ne me choisissent que quand ils ont vraiment besoin de moi”, se plaît-il à répéter au lendemain de son élection. Cette dernière coïncide d’ailleurs avec la création du PAM, mené par l’énigmatique Fouad Ali El Himma. Benkirane se trouve alors un ennemi tout désigné qu’il attaque frontalement pendant plusieurs mois. Il sort l’artillerie lourde pour fustiger la nouvelle formation politique qu’il accuse de vouloir verrouiller le paysage politique marocain. Son discours trouve de l’écho auprès des médias comme du grand public. L’homme utilise des mots simples et des expressions du terroir. Il ne lit pas de discours, il joue son texte et donne de sa personne. “Il parle en darija, fait de l’improvisation et raconte des blagues. Son intonation décontractée, le débit et la cadence de ses discours dénotent d’un rejet de formalisme et d’un sens élevé du pragmatisme”, analyse le professeur des médias et de la communication Abdelouahab Rami.
A la veille des élections de novembre 2011, l’homme sent qu’il tient la chance de sa vie. Il s’investit personnellement dans la campagne électorale de son parti. Il sillonne le Maroc à bord de son 4x4 personnel, conduit par un chauffeur. “Il lui arrivait de passer plusieurs jours sur la route. Si le PJD a gagné les élections, c’est en grande partie grâce au charisme et à l’implication effective de son secrétaire général”, reconnaît Mustapha El Khalfi, ministre de la Communication et homme de confiance du Chef du gouvernement.
Fou du roi
Portée par le vent du Printemps arabe, la formation islamiste remporte donc haut la main les élections législatives anticipées du 25 novembre 2011. Quatre jours plus tard, Abdelilah Benkirane est officiellement chargé de former un gouvernement par le roi Mohammed VI. L’audience se déroule à Midelt. Pour l’occasion, le Chef du gouvernement met l’une des rares cravates que compte sa garde-robe (voir encadré). En tout, la réception royale dure à peine quelques minutes, qui suffisent à remplir de joie le SG du PJD. “Je ne savais pas comment l’appeler. Je disais Sidna, Sidi Mohammed ou Votre Majesté. Je l’ai prié de m’excuser car tout cela est encore nouveau pour moi. Il m’a répondu que je pouvais l’appeler comme je voulais. C’est un homme d’une extrême gentillesse”, confie Benkirane au lendemain de sa rencontre avec Mohammed VI.
Les consultations pour la formation du gouvernement durent plus d’un mois. Les faits et gestes du secrétaire général islamiste sont épiés et analysés par la presse et le grand public. Durant cette période, l’homme ne se prend pas vraiment au sérieux et a encore du mal à occuper pleinement sa nouvelle fonction. Et même quand le grand jour arrive, Abdelilah Benkirane se comporte en bon père de famille qui rassemble les ministres islamistes chez lui à la maison avant de se rendre, ensemble, au palais royal pour la traditionnelle réception d’investiture du nouveau gouvernement. Certains, comme Aziz Rabbah, y vont à bord de vulgaires véhicules utilitaires. Une première dans les annales du protocole ! Ce ne sera pourtant pas la dernière. Lorsqu’il assiste à la prière rogatoire à Rabat (Salat Al Istisqaa), le 6 janvier 2012, il se met au dernier rang et dépose ses grosses chaussures devant lui, comme le commun des mortels.
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