Histoire.Le palais flottant de Hassan II
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Le roi défunt transbahutait l’intendance du palais à l’intérieur du ferry Le Marrakech pour ses voyages officiels les plus symboliques : en Algérie, en Libye, en Tunisie et en France. Le bateau royal devenait pour l’occasion une arme diplomatique.
Habitué à des traversées routinières entre Tanger et Sète, le Marrakech était régulièrement réquisitionné par Hassan II pour ses visites officielles. Les 160 hommes d’équipage se mettaient entièrement au service du monarque, qui faisait nettoyer le bateau des soutes au ponton et ajouter une épaisse couche de faste dans la déco. Puis Hassan II larguait les amarres.
Courant 1989, le souverain arrive en vue du port de Tripoli. Le voyage va s’avérer périlleux pour Hassan II venu commémorer chez Mouammar Kadhafi l’anniversaire de la révolution libyenne. Le Marrakech s’apprête à accoster et le roi, debout sur la passerelle du pont, constate une pagaille incroyable sur les quais. Aucun protocole n’a été mis en place, la sécurité est désorganisée et des jeunes dans la foule portent des mitraillettes en bandoulière. “Nous avions une peur terrible, on pouvait s’attendre à tout vu les relations tumultueuses entre le Maroc et la Libye”, se souvient Saïd Ameskane, dirigeant du Mouvement populaire (MP), qui était du voyage.
Une fois à terre, les gardes du corps du roi sont totalement dépassés par les bains de foule que s’offre le guide de la révolution libyenne. L’un d’entre eux tente de former un cordon humain avec l’une des amazones du colonel. Mais elle lui mord la main jusqu’au sang. “Mouammar Kadhafi avait organisé l’anarchie incroyable qui régnait sur les quais à l’arrivée du Marrakech. Mohamed Mediouri, chargé de la sécurité personnelle de Hassan II, et Driss Basri avaient dégainé leurs pistolets pour riposter au cas où les Libyens se mettraient à tirer sur Hassan II et la délégation marocaine”, se souvient le journaliste Talha Jibril, qui a assisté à la scène.
Tout le séjour sera marqué par la crainte de Hassan II de voir le leader de la révolution libyenne profiter de l’occasion pour l’assassiner. Le souverain préfère ainsi éviter de prendre l’ascenseur, une fois arrivé à l’hôtel Mehari, où se déroule une partie des cérémonies d’accueil. Il snobe aussi le repas officiel, pour prévenir le danger d’un attentat, “Il y avait des brèches béantes dans la sécurité au cours du dîner offert aux chefs d’Etat par Kadhafi”, abonde Saïd Ameskane.
Sécurité toute
Lors du défilé militaire, les avions de chasse libyens passent si près du Marrakech qu’ils le font tanguer. Et avec lui la délégation marocaine, qui redoute un geste irraisonné du fantasque colonel. Hassan II assiste au défilé, mais dans sa guerre psychologique contre Kadhafi qui le fait poireauter à chaque cérémonie, il tape ostensiblement la causette avec Omar Bongo, jetant un œil distrait à la parade militaire de l’armée libyenne. Et, par intermittence, il se concerte avec Mohamed Mediouri et Driss Basri, tous inquiets pour la vie de Hassan II, sans défense véritable face à l’armée libyenne paradant sous ses yeux.
Les officiels marocains sont d’autant plus soucieux qu’ils se considèrent en territoire ennemi. Kadhafi a invité beaucoup de chefs d’Etat d’Amérique latine partageant son credo socialiste. Hassan II se retrouve coincé dans des cérémonies officielles truffées de dirigeants de gauche, qui ne sont pas ses meilleurs amis. Et, pour ne rien arranger, il se chuchote que le terroriste Carlos, recherché dans le monde entier, est dans les parages. Kadhafi le cacherait. Prudent, le roi snobe la résidence mise à sa disposition par Kadhafi, préférant loger sur le Marrakech durant tout son séjour.
Là, Hassan II a au moins la garantie de dormir sur ses deux oreilles, bien au chaud dans la suite royale qu’il a fait aménager. Il est entouré de ses gardes du corps, dispose d’une clinique tout équipée, tous ses médecins sont à bord et un hélicoptère est posté sur le pont. Des scaphandriers de l’armée assurent la sécurité du bateau 24h/24 quand il est à quai. Qui plus est, avant tout voyage royal, le Marrakech est refait à neuf et équipé de radars et d’appareils de transmission de pointe. Hassan II y a même fait installer la télé par satellite pour suivre les actualités de TVM et 2M. Le responsable des télécommunications est un jeune ingénieur promis à un bel avenir. Il s’agit de Abdeslam Ahizoune, futur patron de Maroc Telecom.
Ça phosphore
En 1991, une nouvelle excursion maritime est organisée pour inaugurer un barrage en Libye. Pendant les dix jours du voyage, l’agenda de Hassan II se réduit à deux rendez-vous quotidiens auxquels il ne déroge jamais. Aux alentours de 11 heures, il tient invariablement une réunion sur le pont avec ses conseillers et les hommes politiques invités. Le soir, il les reçoit à dîner à sa table pendant deux bonnes heures. Entre deux bouchées, Hassan II raconte des anecdotes, en écoute, blague avec ses convives. Le roi prend des avis aussi… Lors d’une de ses discussions à bâtons rompus, Hassan II pose une question de droit international à son conseiller juridique Abdelhadi Boutaleb. Le général Aoun vient de signer sa reddition au Liban et s’est placé sous la protection juridique de la France en se réfugiant dans leur ambassade de Beyrouth. On parle de l’extrader dans l’Hexagone. Hassan II veut savoir si tout ceci est légal du point de vue du droit international. Boutaleb répond : “Oui, si le général Aoun a la double nationalité.” Le patron du PPS, Ali Yata, également du voyage, s’immisce dans la conversation en signalant qu’Abraham Serfaty a une ascendance brésilienne. “Comment le savez-vous ?”, l’interroge Hassan II. “Je le connais bien, c’est un de mes anciens camarades du parti communiste”, répond Ali Yata. Du cas Aoun au cas Serfaty, les méninges cogitent, s’agitent, phosphorent à l’air du grand large, et Eureka ! Hassan II tient enfin la solution au sort de l’opposant politique. Il peut le faire sortir de prison sans être contraint de le maintenir en résidence surveillée au Maroc. Le colis encombrant peut être expulsé du pays sur la base de sa pseudo nationalité brésilienne.
Une caravane pour Kadhafi
Sur le Marrakech, les cabines de première classe sont réservées aux invités de Hassan II. Pendant les deux périples libyens, elles sont occupées par une bonne partie de la classe politique marocaine. Lors de sa visite à Tripoli en 1991, Hassan II veut montrer à Kadhafi l’union nationale autour du Sahara en conviant à bord des dirigeants politiques de toutes tendances : M’hamed Boucetta de l’Istiqlal, Abdelouahed Radi de l’USFP, Maâti Bouabid de l’UC, Ahmed Osman du RNI et Ali Yata du PPS. “Nous inviter était une manière de prouver l’unanimité sur le Sahara, afin de mettre fin au soutien à outrance de la Libye au Polisario”, démontre Saïd Ameskane.
Hassan II n’est pas prêt à coucher dans les draps de Kadhafi pour autant. Le Marrakech est un bout du Maroc amarré chez les autres qui lui permet de dormir chez lui tous les soirs. Et de maintenir ainsi une distance avec son hôte. Kadhafi s’en offusque lors de la première visite de Hassan II. Mais le colonel se console avec le cadeau que lui offre le roi : une caravane tout équipée garée dans la soute du Marrakech. “Je vous préviens, elle est américaine”, signale, taquin, Hassan II à Kadhafi. Convié à bord par le roi, le colonel sourit à l’allusion. Une fois Kadhafi redescendu à terre, un témoin de la scène interroge Hassan II sur la raison d’un si étrange cadeau. Le souverain répond : “Je ne voudrais pas qu’il meure sous une tente”.
Le roi défunt fait aussi le coup de l’hôtel flottant aux Algériens lors de sa visite officielle en 1989, la première depuis la rupture entre les deux pays en 1976. Ce qui ne manque pas d’intriguer les Algérois: “Une foule impressionnante s’est massée pour voir le Marrakech amarré dans le port d’Alger. Les gens s’interrogeaient sur les merveilles que pouvaient recéler le bateau de Hassan II”, se souvient le journaliste Talha Jibril qui a couvert le voyage.
Du côté des officiels algériens, on est plus pragmatique, interprétant le choix de ce moyen de transport comme une impolitesse. C’est pour eux le signe que Hassan II met bien les pieds en Algérie… mais à reculons. Le souvenir de cette escale est resté si vivace chez nos voisins qu’ils se sont beaucoup interrogés avant la visite officielle de Mohammed VI en 2008. Viendrait-il à bord du Marrakech ? Leur rejouerait-il le vieil air du “je viens chez vous, mais je dors chez moi”, dixit un quotidien d’Alger ?
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Le roi défunt transbahutait l’intendance du palais à l’intérieur du ferry Le Marrakech pour ses voyages officiels les plus symboliques : en Algérie, en Libye, en Tunisie et en France. Le bateau royal devenait pour l’occasion une arme diplomatique.
Habitué à des traversées routinières entre Tanger et Sète, le Marrakech était régulièrement réquisitionné par Hassan II pour ses visites officielles. Les 160 hommes d’équipage se mettaient entièrement au service du monarque, qui faisait nettoyer le bateau des soutes au ponton et ajouter une épaisse couche de faste dans la déco. Puis Hassan II larguait les amarres.
Courant 1989, le souverain arrive en vue du port de Tripoli. Le voyage va s’avérer périlleux pour Hassan II venu commémorer chez Mouammar Kadhafi l’anniversaire de la révolution libyenne. Le Marrakech s’apprête à accoster et le roi, debout sur la passerelle du pont, constate une pagaille incroyable sur les quais. Aucun protocole n’a été mis en place, la sécurité est désorganisée et des jeunes dans la foule portent des mitraillettes en bandoulière. “Nous avions une peur terrible, on pouvait s’attendre à tout vu les relations tumultueuses entre le Maroc et la Libye”, se souvient Saïd Ameskane, dirigeant du Mouvement populaire (MP), qui était du voyage.
Une fois à terre, les gardes du corps du roi sont totalement dépassés par les bains de foule que s’offre le guide de la révolution libyenne. L’un d’entre eux tente de former un cordon humain avec l’une des amazones du colonel. Mais elle lui mord la main jusqu’au sang. “Mouammar Kadhafi avait organisé l’anarchie incroyable qui régnait sur les quais à l’arrivée du Marrakech. Mohamed Mediouri, chargé de la sécurité personnelle de Hassan II, et Driss Basri avaient dégainé leurs pistolets pour riposter au cas où les Libyens se mettraient à tirer sur Hassan II et la délégation marocaine”, se souvient le journaliste Talha Jibril, qui a assisté à la scène.
Tout le séjour sera marqué par la crainte de Hassan II de voir le leader de la révolution libyenne profiter de l’occasion pour l’assassiner. Le souverain préfère ainsi éviter de prendre l’ascenseur, une fois arrivé à l’hôtel Mehari, où se déroule une partie des cérémonies d’accueil. Il snobe aussi le repas officiel, pour prévenir le danger d’un attentat, “Il y avait des brèches béantes dans la sécurité au cours du dîner offert aux chefs d’Etat par Kadhafi”, abonde Saïd Ameskane.
Sécurité toute
Lors du défilé militaire, les avions de chasse libyens passent si près du Marrakech qu’ils le font tanguer. Et avec lui la délégation marocaine, qui redoute un geste irraisonné du fantasque colonel. Hassan II assiste au défilé, mais dans sa guerre psychologique contre Kadhafi qui le fait poireauter à chaque cérémonie, il tape ostensiblement la causette avec Omar Bongo, jetant un œil distrait à la parade militaire de l’armée libyenne. Et, par intermittence, il se concerte avec Mohamed Mediouri et Driss Basri, tous inquiets pour la vie de Hassan II, sans défense véritable face à l’armée libyenne paradant sous ses yeux.
Les officiels marocains sont d’autant plus soucieux qu’ils se considèrent en territoire ennemi. Kadhafi a invité beaucoup de chefs d’Etat d’Amérique latine partageant son credo socialiste. Hassan II se retrouve coincé dans des cérémonies officielles truffées de dirigeants de gauche, qui ne sont pas ses meilleurs amis. Et, pour ne rien arranger, il se chuchote que le terroriste Carlos, recherché dans le monde entier, est dans les parages. Kadhafi le cacherait. Prudent, le roi snobe la résidence mise à sa disposition par Kadhafi, préférant loger sur le Marrakech durant tout son séjour.
Là, Hassan II a au moins la garantie de dormir sur ses deux oreilles, bien au chaud dans la suite royale qu’il a fait aménager. Il est entouré de ses gardes du corps, dispose d’une clinique tout équipée, tous ses médecins sont à bord et un hélicoptère est posté sur le pont. Des scaphandriers de l’armée assurent la sécurité du bateau 24h/24 quand il est à quai. Qui plus est, avant tout voyage royal, le Marrakech est refait à neuf et équipé de radars et d’appareils de transmission de pointe. Hassan II y a même fait installer la télé par satellite pour suivre les actualités de TVM et 2M. Le responsable des télécommunications est un jeune ingénieur promis à un bel avenir. Il s’agit de Abdeslam Ahizoune, futur patron de Maroc Telecom.
Ça phosphore
En 1991, une nouvelle excursion maritime est organisée pour inaugurer un barrage en Libye. Pendant les dix jours du voyage, l’agenda de Hassan II se réduit à deux rendez-vous quotidiens auxquels il ne déroge jamais. Aux alentours de 11 heures, il tient invariablement une réunion sur le pont avec ses conseillers et les hommes politiques invités. Le soir, il les reçoit à dîner à sa table pendant deux bonnes heures. Entre deux bouchées, Hassan II raconte des anecdotes, en écoute, blague avec ses convives. Le roi prend des avis aussi… Lors d’une de ses discussions à bâtons rompus, Hassan II pose une question de droit international à son conseiller juridique Abdelhadi Boutaleb. Le général Aoun vient de signer sa reddition au Liban et s’est placé sous la protection juridique de la France en se réfugiant dans leur ambassade de Beyrouth. On parle de l’extrader dans l’Hexagone. Hassan II veut savoir si tout ceci est légal du point de vue du droit international. Boutaleb répond : “Oui, si le général Aoun a la double nationalité.” Le patron du PPS, Ali Yata, également du voyage, s’immisce dans la conversation en signalant qu’Abraham Serfaty a une ascendance brésilienne. “Comment le savez-vous ?”, l’interroge Hassan II. “Je le connais bien, c’est un de mes anciens camarades du parti communiste”, répond Ali Yata. Du cas Aoun au cas Serfaty, les méninges cogitent, s’agitent, phosphorent à l’air du grand large, et Eureka ! Hassan II tient enfin la solution au sort de l’opposant politique. Il peut le faire sortir de prison sans être contraint de le maintenir en résidence surveillée au Maroc. Le colis encombrant peut être expulsé du pays sur la base de sa pseudo nationalité brésilienne.
Une caravane pour Kadhafi
Sur le Marrakech, les cabines de première classe sont réservées aux invités de Hassan II. Pendant les deux périples libyens, elles sont occupées par une bonne partie de la classe politique marocaine. Lors de sa visite à Tripoli en 1991, Hassan II veut montrer à Kadhafi l’union nationale autour du Sahara en conviant à bord des dirigeants politiques de toutes tendances : M’hamed Boucetta de l’Istiqlal, Abdelouahed Radi de l’USFP, Maâti Bouabid de l’UC, Ahmed Osman du RNI et Ali Yata du PPS. “Nous inviter était une manière de prouver l’unanimité sur le Sahara, afin de mettre fin au soutien à outrance de la Libye au Polisario”, démontre Saïd Ameskane.
Hassan II n’est pas prêt à coucher dans les draps de Kadhafi pour autant. Le Marrakech est un bout du Maroc amarré chez les autres qui lui permet de dormir chez lui tous les soirs. Et de maintenir ainsi une distance avec son hôte. Kadhafi s’en offusque lors de la première visite de Hassan II. Mais le colonel se console avec le cadeau que lui offre le roi : une caravane tout équipée garée dans la soute du Marrakech. “Je vous préviens, elle est américaine”, signale, taquin, Hassan II à Kadhafi. Convié à bord par le roi, le colonel sourit à l’allusion. Une fois Kadhafi redescendu à terre, un témoin de la scène interroge Hassan II sur la raison d’un si étrange cadeau. Le souverain répond : “Je ne voudrais pas qu’il meure sous une tente”.
Le roi défunt fait aussi le coup de l’hôtel flottant aux Algériens lors de sa visite officielle en 1989, la première depuis la rupture entre les deux pays en 1976. Ce qui ne manque pas d’intriguer les Algérois: “Une foule impressionnante s’est massée pour voir le Marrakech amarré dans le port d’Alger. Les gens s’interrogeaient sur les merveilles que pouvaient recéler le bateau de Hassan II”, se souvient le journaliste Talha Jibril qui a couvert le voyage.
Du côté des officiels algériens, on est plus pragmatique, interprétant le choix de ce moyen de transport comme une impolitesse. C’est pour eux le signe que Hassan II met bien les pieds en Algérie… mais à reculons. Le souvenir de cette escale est resté si vivace chez nos voisins qu’ils se sont beaucoup interrogés avant la visite officielle de Mohammed VI en 2008. Viendrait-il à bord du Marrakech ? Leur rejouerait-il le vieil air du “je viens chez vous, mais je dors chez moi”, dixit un quotidien d’Alger ?
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