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    Les pompes funèbres IFO (Institut funéraire omniculte) donnent dans la sobriété. Ni fleurs ni couronnes en vitrine de ce magasin situé avenue de Clichy, dans le 17e arrondissement de Paris. A l'intérieur, pas de cercueils exposés, rien de funèbre en vue. Des versets du Coran calligraphiés décorent les murs. Sur une table basse, un livre détaille les rites funéraires en islam.

    L'entreprise a pour particularité d'avoir été créée par des jeunes musulmans de la deuxième génération. "Nous ne sommes pas des marchands de cercueils, prévient Nordine Ghilli, gérant d'IFO. Nous n'avons qu'un seul modèle standard à proposer. Chez nous l'accent est mis sur le rituel." Les familles endeuillées sont reçues autour d'un bureau. Elles sont invitées à choisir entre un enterrement en France et un rapatriement dans le pays d'origine. "Actuellement, la proportion est de 85 % des défunts rapatriés et 15 % enterrés en France, constate M. Ghilli. Ce chiffre est stable. Je n'ai pas d'explications à cette situation..."

    D'un point de vue religieux, rien ne s'oppose à un enterrement en France. Le Conseil européen de la fatwa et de la recherche, une assemblée d'oulémas présidée par le Qatari Youssouf Al-Qaradhawi, s'est même prononcé en faveur des enterrements dans le pays d'accueil. "La tradition musulmane veut que l'on soit inhumé là où l'on décède, déclare le conseil dans cette fatwa (avis juridique), qui porte le numéro 21. Cela est plus simple pour la famille du défunt, qui évite ainsi de rapatrier le corps dans le pays d'origine, avec les frais et les tracasseries administratives que cela suppose." L'Union des organisations islamiques de France (UOIF), l'une des fédérations musulmanes les plus influentes, se prononce, elle aussi, nettement en faveur des inhumations en France, dans des "carrés musulmans", dont les tombes sont orientées vers La Mecque.

    Les explications sont plutôt à chercher du côté de la culture et des traditions. "Cela dépend de l'attachement au pays d'origine, avance Nordine Ghilli. Moi-même, je suis d'origine marocaine. Mon père est enterré au pays. Je souhaiterais reposer à ses côtés. J'ai gardé beaucoup d'attaches avec le Maroc. Jusqu'à l'âge de 18 ans, je faisais le trajet tous les étés en voiture avec mes parents. En outre, les banques marocaines proposent toujours une assurance-rapatriement lors de l'ouverture d'un compte." Pour les Tunisiens, le rapatriement est systématique. Les frais sont même pris en charge par le consulat. Karim Bennia, qui travaille aux pompes funèbres IFO, est d'origine algérienne. Il envisage de se faire enterrer en France. "Mon père repose ici, au cimetière de Thiais. Toutes mes attaches sont en France."

    Selon un rapport du Fonds d'action et de soutien pour l'intégration et la lutte contre les discriminations (Fasild) sur "Les conditions du culte musulman en France", dirigé par le sociologue Frank Frégosi et publié en mai 2004, les "représentations de la mort en France" comptent pour beaucoup dans le choix du lieu de la sépulture. Dans l'esprit d'un grand nombre de musulmans de la première génération, une inhumation en France fait courir le risque que les restes soient un jour exhumés, voire brûlés, ce qui constitue un interdit en islam. Au contraire, un enterrement au pays d'origine offre une garantie que l'enterrement se fera selon les règles religieuses.

    Ces considérations pratiques se doublent de facteurs psychologiques plus profonds. "La mort en immigration représente pour la plupart des migrants musulmans (...) une transgression, note le rapport du Fasild. En mourant loin de leur pays ou, plus, de leur ville ou village d'origine, ils ont le sentiment de ne pas respecter le projet migratoire initial, axé sur le retour." Le choix de faire rapatrier son corps serait donc une manière de payer sa dette, de réparer la faute de n'être pas rentré finir ses jours au pays.

    A l'inverse, "le choix en faveur du pays d'immigration, lorsqu'il est volontaire, est souvent le signe d'une volonté d'enracinement sur un nouveau territoire, du désir de créer une nouvelle continuité par sa descendance". C'est la thèse développée par le sociologue Yassine Chaïb, dans son livre L'Emigré et la mort (Edisud) : "L'islam comme religion en France ne sera véritablement implanté et enraciné sur son sol qu'à partir du moment où les immigrés de confession musulmane y éliront leur dernière demeure deux pieds sous terre." Les considérations financières entrent peu en ligne de compte dans le choix du lieu de sépulture. "Les familles croient souvent qu'un rapatriement au pays est moins cher, explique Nordine Ghilli. C'est le contraire. Une concession de dix ans renouvelable ne coûte que 180 euros. Dans un rapatriement, il faut prendre en compte les billets pour les accompagnateurs, le repas d'invitation sur place. En tout, un rapatriement revient environ à 3 000 euros, un enterrement en France à 2 000 euros."

    Le patron d'IFO constate que 30 % des familles endeuillées qui s'adressent à son entreprise souhaitent initialement enterrer leur défunt en France. Mais beaucoup y renoncent et optent pour le rapatriement, lorsqu'elles réalisent qu'il n'existe pas de carré musulman dans leur commune. Le code des collectivités territoriales est contraignant : pour acheter une concession dans un cimetière, il faut résider ou mourir dans la commune concernée. En Seine-Saint-Denis, sur 27 communes, seulement 15 bénéficient d'un carré musulman, dans un cimetière communal ou intercommunal. "Nous en sommes réduits à conseiller aux familles qui ont un parent mourant de le transférer dans un hôpital parisien, avoue Nordine Ghilli. Ainsi, s'il décède à Paris, il pourra être enterré au cimetière parisien extra muros de Thiais."

    La mairie de Montreuil a ouvert un carré musulman il y a un peu plus d'un an. "Nous avions prévu de la place pour 300 défunts et nous avons déjà entre 30 et 50 tombes, remarque le maire (app. PCF), Jean-Pierre Brard. Nous allons l'agrandir d'un hectare, soit 2 500 tombes. Je me réjouis de ce succès, qui est un signe d'intégration."

  • #2
    A Thiais, le cimetière géré par la Ville de Paris a la particularité de compter 14 divisions musulmanes. De tous les cimetières gérés par la Ville de Paris, c'est celui qui en compte le plus. Il accueille même quelques célébrités, comme le roi Zog d'Albanie.

    Les tombes sont orientées face à La Mecque. De tels carrés musulmans sont, en réalité, des "regroupements de fait". Les cimetières sont des espaces laïques. La loi du 14 novembre 1881 interdit au maire d'opérer des regroupements de tombes par confession religieuse qui seraient séparés du reste du cimetière par une clôture matérielle, telle que mur ou haie.

    Deux circulaires du ministère de l'intérieur, du 28 novembre 1975 et du 14 février 1991, ont donné une interprétation large à ce système hérité de la IIIe République. Elles soulignent que les maires "peuvent autoriser des regroupements de fait". Il est donc possible de créer des "carrés" pour les confessions religieuses qui en font la demande, c'est-à-dire essentiellement les musulmans et les juifs. Cependant, les circulaires soulignent qu'il n'appartient pas au maire de vérifier la confession du défunt. Seules comptent les dernières volontés qu'il a exprimées ou la demande de la famille. En théorie, un chrétien peut donc se faire enterrer, s'il le désire, dans un carré juif ou musulman. Le maire ne peut s'y opposer.

    Ce compromis ne fait pas l'affaire des religieux, qui aimeraient avoir leur mot à dire sur qui a le droit de se faire enterrer dans le carré réservé à leur religion. "Un carré musulman avec des tombes chrétiennes, ce n'est plus un carré musulman. C'est un carré mixte", déplore Fouad Alaoui, vice-président de l'UOIF. En juin 2005, l'hebdomadaire Actualité juive s'est alarmé que plusieurs tombes juives du cimetière parisien de Pantin se trouvent situées dans un "carré mixte" et voisinent avec des tombes surmontées de croix.

    "Nous essayons de donner satisfaction à toutes les confessions, insiste Pascal-Hervé Daniel, chef du service des cimetières à la Mairie de Paris. Mais imaginez que, demain, un intégriste catholique achète une concession dans un carré israélite ou musulman et que, à sa mort, on y érige une grande croix. Je n'ai aucun moyen de m'y opposer." Les deux mètres carrés de la tombe constituent un espace privé sur lequel les familles peuvent faire ce qu'elles veulent. "Face à des demandes communautaires de plus en plus diverses, les gestionnaires de cimetières aimeraient une législation plus claire", affirme M. Daniel.

    Les religieux, eux aussi, sont demandeurs d'une loi. Mais ce serait pour que la pratique des carrés confessionnels soit consacrée et rendue obligatoire. Le rapport sur la législation funéraire, rédigé par les sénateurs Jean-Pierre Sueur et Jean-René Lecerf et rendu public le 31 mai, admet que les maires se trouvent "dans une situation de relative insécurité juridique" en ce qui concerne les carrés confessionnels. Pour autant, la commission sénatoriale préconise de ne pas modifier la législation en la matière : "L'intervention du législateur risque, en pratique, de soulever davantage de difficultés qu'elle n'en résoudrait, concluent les rapporteurs. Une telle modification de la législation ne manquerait pas de poser problème au regard du principe de laïcité, fondement du cimetière communal."

    Une position qui est aussi celle du Bureau central des cultes, au ministère de l'intérieur. Les carrés confessionnels soulèvent aussi la question des couples mixtes. La législation actuelle a l'avantage de pouvoir faire voisiner dans la mort le mari musulman et la femme chrétienne. Si la deuxième génération issue de l'immigration s'interroge encore sur son lieu de sépulture, elle est unanime à souhaiter que ses enfants reposent en France. Karim Bennia et Nordine Ghilli affirment en choeur : "Si par malheur l'un de nos enfants venait à décéder, nous l'enterrerions ici." On peut donc penser que, en l'espace de deux générations, l'inhumation dans les carrés musulmans deviendra la norme et le rapatriement l'exception.

    Par Le Monde

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    • #3
      Mourir loin du bled

      Les pompes funèbres IFO (Institut funéraire omniculte) donnent dans la sobriété. Ni fleurs ni couronnes en vitrine de ce magasin situé avenue de Clichy, dans le 17e arrondissement de Paris. A l’intérieur, pas de cercueils exposés, rien de funèbre en vue. Des versets du Coran calligraphiés décorent les murs. Sur une table basse, un livre détaille les rites funéraires en islam.


      Les pompes funèbres IFO (Institut funéraire omniculte) donnent dans la sobriété. Ni fleurs ni couronnes en vitrine de ce magasin situé avenue de Clichy, dans le 17e arrondissement de Paris. A l’intérieur, pas de cercueils exposés, rien de funèbre en vue. Des versets du Coran calligraphiés décorent les murs. Sur une table basse, un livre détaille les rites funéraires en islam.

      L’entreprise a pour particularité d’avoir été créée par des jeunes musulmans de la deuxième génération. "Nous ne sommes pas des marchands de cercueils, prévient Nordine Ghilli, gérant d’IFO. Nous n’avons qu’un seul modèle standard à proposer. Chez nous l’accent est mis sur le rituel." Les familles endeuillées sont reçues autour d’un bureau. Elles sont invitées à choisir entre un enterrement en France et un rapatriement dans le pays d’origine. "Actuellement, la proportion est de 85 % des défunts rapatriés et 15 % enterrés en France, constate M. Ghilli. Ce chiffre est stable. Je n’ai pas d’explications à cette situation..." D’un point de vue religieux, rien ne s’oppose à un enterrement en France. Le Conseil européen de la fatwa et de la recherche, une assemblée d’oulémas présidée par le Qatari Youssouf Al-Qaradhawi, s’est même prononcé en faveur des enterrements dans le pays d’accueil. "La tradition musulmane veut que l’on soit inhumé là où l’on décède, déclare le conseil dans cette fatwa (avis juridique), qui porte le numéro 21. Cela est plus simple pour la famille du défunt, qui évite ainsi de rapatrier le corps dans le pays d’origine, avec les frais et les tracasseries administratives que cela suppose." L’Union des organisations islamiques de France (UOIF), l’une des fédérations musulmanes les plus influentes, se prononce, elle aussi, nettement en faveur des inhumations en France, dans des "carrés musulmans", dont les tombes sont orientées vers La Mecque.

      Les explications sont plutôt à chercher du côté de la culture et des traditions. "Cela dépend de l’attachement au pays d’origine, avance Nordine Ghilli. Moi-même, je suis d’origine marocaine. Mon père est enterré au pays. Je souhaiterais reposer à ses côtés. J’ai gardé beaucoup d’attaches avec le Maroc. Jusqu’à l’âge de 18 ans, je faisais le trajet tous les étés en voiture avec mes parents. En outre, les banques marocaines proposent toujours une assurance-rapatriement lors de l’ouverture d’un compte." Pour les Tunisiens, le rapatriement est systématique. Les frais sont même pris en charge par le consulat. Karim Bennia, qui travaille aux pompes funèbres IFO, est d’origine algérienne. Il envisage de se faire enterrer en France. "Mon père repose ici, au cimetière de Thiais. Toutes mes attaches sont en France." Selon un rapport du Fonds d’action et de soutien pour l’intégration et la lutte contre les discriminations (Fasild) sur "Les conditions du culte musulman en France", dirigé par le sociologue Frank Frégosi et publié en mai 2004, les "représentations de la mort en France" comptent pour beaucoup dans le choix du lieu de la sépulture. Dans l’esprit d’un grand nombre de musulmans de la première génération, une inhumation en France fait courir le risque que les restes soient un jour exhumés, voire brûlés, ce qui constitue un interdit en islam. Au contraire, un enterrement au pays d’origine offre une garantie que l’enterrement se fera selon les règles religieuses.

      Ces considérations pratiques se doublent de facteurs psychologiques plus profonds. "La mort en immigration représente pour la plupart des migrants musulmans (...) une transgression, note le rapport du Fasild. En mourant loin de leur pays ou, plus, de leur ville ou village d’origine, ils ont le sentiment de ne pas respecter le projet migratoire initial, axé sur le retour." Le choix de faire rapatrier son corps serait donc une manière de payer sa dette, de réparer la faute de n’être pas rentré finir ses jours au pays.

      A l’inverse, "le choix en faveur du pays d’immigration, lorsqu’il est volontaire, est souvent le signe d’une volonté d’enracinement sur un nouveau territoire, du désir de créer une nouvelle continuité par sa descendance". C’est la thèse développée par le sociologue Yassine Chaïb, dans son livre L’Emigré et la mort (Edisud) : "L’islam comme religion en France ne sera véritablement implanté et enraciné sur son sol qu’à partir du moment où les immigrés de confession musulmane y éliront leur dernière demeure deux pieds sous terre." Les considérations financières entrent peu en ligne de compte dans le choix du lieu de sépulture. "Les familles croient souvent qu’un rapatriement au pays est moins cher, explique Nordine Ghilli. C’est le contraire. Une concession de dix ans renouvelable ne coûte que 180 euros. Dans un rapatriement, il faut prendre en compte les billets pour les accompagnateurs, le repas d’invitation sur place. En tout, un rapatriement revient environ à 3 000 euros, un enterrement en France à 2 000 euros."

      Le patron d’IFO constate que 30 % des familles endeuillées qui s’adressent à son entreprise souhaitent initialement enterrer leur défunt en France. Mais beaucoup y renoncent et optent pour le rapatriement, lorsqu’elles réalisent qu’il n’existe pas de carré musulman dans leur commune. Le code des collectivités territoriales est contraignant : pour acheter une concession dans un cimetière, il faut résider ou mourir dans la commune concernée. En Seine-Saint-Denis, sur 27 communes, seulement 15 bénéficient d’un carré musulman, dans un cimetière communal ou intercommunal. "Nous en sommes réduits à conseiller aux familles qui ont un parent mourant de le transférer dans un hôpital parisien, avoue Nordine Ghilli. Ainsi, s’il décède à Paris, il pourra être enterré au cimetière parisien extra muros de Thiais."

      La mairie de Montreuil a ouvert un carré musulman il y a un peu plus d’un an. "Nous avions prévu de la place pour 300 défunts et nous avons déjà entre 30 et 50 tombes, remarque le maire (app. PCF), Jean-Pierre Brard. Nous allons l’agrandir d’un hectare, soit 2 500 tombes. Je me réjouis de ce succès, qui est un signe d’intégration."

      A Thiais, le cimetière géré par la Ville de Paris a la particularité de compter 14 divisions musulmanes. De tous les cimetières gérés par la Ville de Paris, c’est celui qui en compte le plus. Il accueille même quelques célébrités, comme le roi Zog d’Albanie. Les tombes sont orientées face à La Mecque. De tels carrés musulmans sont, en réalité, des "regroupements de fait". Les cimetières sont des espaces laïques. La loi du 14 novembre 1881 interdit au maire d’opérer des regroupements de tombes par confession religieuse qui seraient séparés du reste du cimetière par une clôture matérielle, telle que mur ou haie.

      Xavier Ternisien - Le Monde

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