Miloud Chennoufi est professeur au Collège des forces canadiennes, à Toronto, où il enseigne le leadership, la théorie des organisations et la dynamique du Moyen-Orient. Dans cet entretien, il analyse pour nous le moment politique actuel marqué par la maladie du Président, les prémices de l’après-Bouteflika avec, en perspective, la présidentielle de 2014. Miloud Chennoufi revient également sur la situation explosive en Egypte qu’il décortique à la lumière des derniers événements qui ont ébranlé le pays du Nil.
-Mustapha Benfodil : La maladie du Président alimente toutes les conjectures sur sa succession. Les meilleurs bookmakers ne seraient pas capables de nous sortir un nom qui serait «le candidat» du système. Comment s’annonce, de votre point de vue, cette succession ?
Miloud Chennoufi : Sur le plan humain, je souhaite longue vie au président Bouteflika. Nous disparaîtrons tous un jour, mais cette disparition précisément est celle d’une génération, pas seulement celle d’un homme. Quelqu’un de sa génération aura forcément plus de 75 ans. Dans le régime actuel, il y a beaucoup de responsables qui ont aussi des soucis de santé, il n’est pas le seul. Et c’est cela le drame. Un ancien diplomate algérien a parlé de «gérontocratie». C’est la réalité, alors que les Etats sont censés être dirigés par des hommes qui ont entre 40 et 50 ans. Qu’est-ce qui arrive actuellement du point de vue analytique ? D’abord, nous avons une classe politique complètement médusée qui ne sait pas ce qui se passe à l’intérieur du système. Il y a en ce moment un débat très sérieux au sein du système, simplement, il se passe à l’abri des yeux et des oreilles de tout le monde. Pas seulement l’opinion publique, mais également la classe politique qui est là, à attendre des signaux de la part du régime, du genre voilà où on va aller. Il est absurde que huit mois avant les élections, on ne connaisse pas les candidats à la présidentielle, que personne ne fasse de la mobilisation, que personne ne travaille sur le terrain. Il y a Benbitour qui essaie. Je ne dis pas que c’est le président qu’il faut pour l’Algérie, mais c’est le seul qui agit comme un candidat aux élections dans un système électoral normal. Bref, on attend donc des signaux. Même les acteurs politiques de l’opposition ne se croient pas capables de se présenter comme une alternative.
- Est-ce parce qu’ils savent que c’est verrouillé d’avance en se disant qu’il y a des forces occultes qui décident de tout, y compris des scores et des quotas ?
«Occultes», je n’utiliserais pas le mot puisque, pour le coup, on sait qui décide dans ce pays. Là, il n’y pas de suspense. On va nous sortir de la manche un nouveau nom qui peut-être va prendre de l’importance au fur et à mesure qu’il va exercer le pouvoir. Le problème est que si cette solution est retenue, le prochain mandat du nouveau Président sera aussi une transition. Pourquoi ? Parce qu’il ne sera pas l’émanation d’un mouvement, on ne connaîtra pas sa vision. Il va passer un à deux ans juste à asseoir son pouvoir. L’état d’expectative au niveau de la population va continuer, la contestation sociale, les conflits sociaux vont certainement se poursuivre. Le scénario le plus plausible sera d’engager une nouvelle période de transition pour régler un problème de transition. C’est ça qui risque de se produire.
Il importe de souligner ici une chose : vu qu’on a besoin d’une personnalité un peu hors du commun pour occuper le poste, cela pose un problème sérieux pour la transition. Les hommes hors du commun, dans un système comme le système algérien, on ne les fabrique pas. Ils sont sortis d’une circonstance historique exceptionnelle qui est la guerre de Libération nationale. Cela ne se produit pas tout le temps. Dans les régimes démocratiques — et même dans un régime non-démocratique comme la Chine où personne ne reste plus de dix ans à la tête de l’Exécutif — cela impose au système la préparation d’une pépinière, d’un vivier de futurs grands leaders. Ce n’est pas le cas en Algérie.
- Justement, vous qui enseignez le leadership, comment se fabriquent les leaders en Algérie ?
Malheureusement, c’est l’approche la plus archaïque qui est à l’œuvre, à savoir celle qui est basée sur les attributs personnels. On l’a vu quand on était petits. Celui qui prend l’initiative pour organiser les matchs, c’est lui le chef. Le problème avec l’approche des attributs est que le glissement vers l’autoritarisme et l’égocentrisme est très rapide. C’est la raison pour laquelle il faut d’autres approches. D’abord, il faut enseigner le leadership. Il faut l’enseigner dans les écoles de gestion, dans les écoles de commerce et aussi dans les départements de sciences politiques, à l’Ecole nationale d’administration et dans les collèges militaires. Or, on ne l’enseigne pas encore en Algérie. Tout ce qu’on a réussi à former, c’est des technocrates. Certes, on a besoin de technocrates dans les entreprises, dans les administrations publiques. On a toujours besoin des technocrates pour faire tourner le pays. Mais les technocrates ne sont pas des leaders. Ils ne sont jamais porteurs de vision. Et les régimes autoritaires ou semi-autoritaires ne peuvent tolérer que des gens qui, tout en étant compétents, n’imposent aucune vision.
On veut de la compétence et de la loyauté. C’est ce qu’on exige d’un technocrate. Encore une fois, c’est nécessaire. Mais parce que les transitions et le rajeunissement des élites sont importants, il faut toujours veiller à ce que, dans une entreprise, dans un club sportif, dans une association et à plus forte raison dans les rouages de l’Etat, on prépare des gens autour de la quarantaine qui puissent assumer des responsabilités stratégiques.
L’exemple que j’adore donner à ce propos est ce qui s’est passé en 2004 lors de la Convention démocrate aux Etats-Unis. John Kerry était le candidat des démocrates. Il avait des chances énormes de gagner contre Bush. Et dans la Convention, au moment où tout est concentré sur les élections qui allaient se dérouler quelques semaines plus tard, John Kerry a dû penser que c’était l’occasion de préparer le prochain candidat qui se présenterait dans huit ans. Il a ainsi accordé le «Keynote Speech» à un jeune sénateur de 42 ans, inconnu au bataillon, dont personne ne pouvait prononcer le nom. Ce jeune sénateur, c’était Barack Obama. Obama fait un discours tonitruant, devient une figure nationale, montre qu’il a du leadership. Quatre ans plus tard, il est président des Etats-Unis.
- Dans un entretien avec Mohamed Chafik Mesbah dans Le Soir d’Algérie, vous parlez de «militarisation du politique» et de «politisation du militaire». Comment voyez-vous l’évolution du couple politique/militaire depuis l’indépendance ? Que reste-t-il du fameux principe de Abane Ramdane, «primauté du politique sur le militaire» ? Pourquoi l’armée a-t-elle pris autant de place dans l’architecture du système politique algérien, selon vous ?
Je pense qu’il faut aller dans l’analyse d’une façon un peu plus profonde et évoquer deux éléments. Le premier est celui de la violence politique. A l’époque, il ne faut pas oublier que la violence a été imposée par le régime colonial. Le simple fait qu’une lutte armée soit engagée, que la violence prenne le dessus sur l’argument politique, on est déjà en train de donner plus de crédit aux militaires. C’est automatique. Deuxième élément : l’acteur politique n’est pas toujours conscient de la morale et de l’éthique politiques. Max Weber distinguait éthique de conviction et éthique de responsabilité. Le politique, généralement, se justifie en faisant toujours référence à l’éthique de conviction. Ces convictions peuvent être nationalistes, religieuses, démocratiques, libérales, tout ce qu’on veut. Pour Abane, c’était une certaine idée du gouvernement de l’Algérie indépendante : civil, moderne, en rupture avec les archaïsmes patriarcaux. C’est excellent. Mais ce qui est oublié là, c’est l’éthique de responsabilité, c’est-à-dire qu’on peut agir en fonction de nos convictions sans tenir compte des conséquences de nos actions. La réaction violente de la part des anti-Abane puise son origine dans une violence qui était dans la suprématie de l’éthique de conviction chez Abane. Et elle a été terrible.
Pour moi, ce qui a fait balancer, ces années-là, le rapport de force en faveur des militaires, c’est cette non-prise en considération de l’éthique de responsabilité. Et cela va rester comme trame de fond de l’évolution du système. Qu’est-ce qui s’est passé ? D’autres civils se sont appuyés sur des militaires pour régler des comptes avec des civils. C’est un peu comme si des civils disaient aux militaires vous êtes l’arbitre. Et les militaires ne vont pas se contenter, dans un contexte révolutionnaire, de dire on veut juste être les arbitres et vous donner le pouvoir.
Cette idée d’un pouvoir exécutif suprême s’appuyant sur une force armée date de l’indépendance. Le GPRA ne pouvait pas prendre le pouvoir parce qu’il ne pouvait pas s’appuyer sur une force armée. Après l’indépendance, si on prend trois présidents qui ont fait preuve de longévité, en l’occurrence Boumediène, Chadli et Bouteflika, on est frappé par le fait que le processus décisionnel dans le pays s’articule autour de la Présidence. Le président en Algérie, qu’il soit issu des forces armées ou non, n’a jamais été au service strict de l’armée. Ça c’est très important. Le pouvoir politique en Algérie repose sur trois piliers : la présidence de la République, le commandement militaire, c’est-à-dire l’état-major des forces armées, et les services de renseignement.
-Mustapha Benfodil : La maladie du Président alimente toutes les conjectures sur sa succession. Les meilleurs bookmakers ne seraient pas capables de nous sortir un nom qui serait «le candidat» du système. Comment s’annonce, de votre point de vue, cette succession ?
Miloud Chennoufi : Sur le plan humain, je souhaite longue vie au président Bouteflika. Nous disparaîtrons tous un jour, mais cette disparition précisément est celle d’une génération, pas seulement celle d’un homme. Quelqu’un de sa génération aura forcément plus de 75 ans. Dans le régime actuel, il y a beaucoup de responsables qui ont aussi des soucis de santé, il n’est pas le seul. Et c’est cela le drame. Un ancien diplomate algérien a parlé de «gérontocratie». C’est la réalité, alors que les Etats sont censés être dirigés par des hommes qui ont entre 40 et 50 ans. Qu’est-ce qui arrive actuellement du point de vue analytique ? D’abord, nous avons une classe politique complètement médusée qui ne sait pas ce qui se passe à l’intérieur du système. Il y a en ce moment un débat très sérieux au sein du système, simplement, il se passe à l’abri des yeux et des oreilles de tout le monde. Pas seulement l’opinion publique, mais également la classe politique qui est là, à attendre des signaux de la part du régime, du genre voilà où on va aller. Il est absurde que huit mois avant les élections, on ne connaisse pas les candidats à la présidentielle, que personne ne fasse de la mobilisation, que personne ne travaille sur le terrain. Il y a Benbitour qui essaie. Je ne dis pas que c’est le président qu’il faut pour l’Algérie, mais c’est le seul qui agit comme un candidat aux élections dans un système électoral normal. Bref, on attend donc des signaux. Même les acteurs politiques de l’opposition ne se croient pas capables de se présenter comme une alternative.
- Est-ce parce qu’ils savent que c’est verrouillé d’avance en se disant qu’il y a des forces occultes qui décident de tout, y compris des scores et des quotas ?
«Occultes», je n’utiliserais pas le mot puisque, pour le coup, on sait qui décide dans ce pays. Là, il n’y pas de suspense. On va nous sortir de la manche un nouveau nom qui peut-être va prendre de l’importance au fur et à mesure qu’il va exercer le pouvoir. Le problème est que si cette solution est retenue, le prochain mandat du nouveau Président sera aussi une transition. Pourquoi ? Parce qu’il ne sera pas l’émanation d’un mouvement, on ne connaîtra pas sa vision. Il va passer un à deux ans juste à asseoir son pouvoir. L’état d’expectative au niveau de la population va continuer, la contestation sociale, les conflits sociaux vont certainement se poursuivre. Le scénario le plus plausible sera d’engager une nouvelle période de transition pour régler un problème de transition. C’est ça qui risque de se produire.
Il importe de souligner ici une chose : vu qu’on a besoin d’une personnalité un peu hors du commun pour occuper le poste, cela pose un problème sérieux pour la transition. Les hommes hors du commun, dans un système comme le système algérien, on ne les fabrique pas. Ils sont sortis d’une circonstance historique exceptionnelle qui est la guerre de Libération nationale. Cela ne se produit pas tout le temps. Dans les régimes démocratiques — et même dans un régime non-démocratique comme la Chine où personne ne reste plus de dix ans à la tête de l’Exécutif — cela impose au système la préparation d’une pépinière, d’un vivier de futurs grands leaders. Ce n’est pas le cas en Algérie.
- Justement, vous qui enseignez le leadership, comment se fabriquent les leaders en Algérie ?
Malheureusement, c’est l’approche la plus archaïque qui est à l’œuvre, à savoir celle qui est basée sur les attributs personnels. On l’a vu quand on était petits. Celui qui prend l’initiative pour organiser les matchs, c’est lui le chef. Le problème avec l’approche des attributs est que le glissement vers l’autoritarisme et l’égocentrisme est très rapide. C’est la raison pour laquelle il faut d’autres approches. D’abord, il faut enseigner le leadership. Il faut l’enseigner dans les écoles de gestion, dans les écoles de commerce et aussi dans les départements de sciences politiques, à l’Ecole nationale d’administration et dans les collèges militaires. Or, on ne l’enseigne pas encore en Algérie. Tout ce qu’on a réussi à former, c’est des technocrates. Certes, on a besoin de technocrates dans les entreprises, dans les administrations publiques. On a toujours besoin des technocrates pour faire tourner le pays. Mais les technocrates ne sont pas des leaders. Ils ne sont jamais porteurs de vision. Et les régimes autoritaires ou semi-autoritaires ne peuvent tolérer que des gens qui, tout en étant compétents, n’imposent aucune vision.
On veut de la compétence et de la loyauté. C’est ce qu’on exige d’un technocrate. Encore une fois, c’est nécessaire. Mais parce que les transitions et le rajeunissement des élites sont importants, il faut toujours veiller à ce que, dans une entreprise, dans un club sportif, dans une association et à plus forte raison dans les rouages de l’Etat, on prépare des gens autour de la quarantaine qui puissent assumer des responsabilités stratégiques.
L’exemple que j’adore donner à ce propos est ce qui s’est passé en 2004 lors de la Convention démocrate aux Etats-Unis. John Kerry était le candidat des démocrates. Il avait des chances énormes de gagner contre Bush. Et dans la Convention, au moment où tout est concentré sur les élections qui allaient se dérouler quelques semaines plus tard, John Kerry a dû penser que c’était l’occasion de préparer le prochain candidat qui se présenterait dans huit ans. Il a ainsi accordé le «Keynote Speech» à un jeune sénateur de 42 ans, inconnu au bataillon, dont personne ne pouvait prononcer le nom. Ce jeune sénateur, c’était Barack Obama. Obama fait un discours tonitruant, devient une figure nationale, montre qu’il a du leadership. Quatre ans plus tard, il est président des Etats-Unis.
- Dans un entretien avec Mohamed Chafik Mesbah dans Le Soir d’Algérie, vous parlez de «militarisation du politique» et de «politisation du militaire». Comment voyez-vous l’évolution du couple politique/militaire depuis l’indépendance ? Que reste-t-il du fameux principe de Abane Ramdane, «primauté du politique sur le militaire» ? Pourquoi l’armée a-t-elle pris autant de place dans l’architecture du système politique algérien, selon vous ?
Je pense qu’il faut aller dans l’analyse d’une façon un peu plus profonde et évoquer deux éléments. Le premier est celui de la violence politique. A l’époque, il ne faut pas oublier que la violence a été imposée par le régime colonial. Le simple fait qu’une lutte armée soit engagée, que la violence prenne le dessus sur l’argument politique, on est déjà en train de donner plus de crédit aux militaires. C’est automatique. Deuxième élément : l’acteur politique n’est pas toujours conscient de la morale et de l’éthique politiques. Max Weber distinguait éthique de conviction et éthique de responsabilité. Le politique, généralement, se justifie en faisant toujours référence à l’éthique de conviction. Ces convictions peuvent être nationalistes, religieuses, démocratiques, libérales, tout ce qu’on veut. Pour Abane, c’était une certaine idée du gouvernement de l’Algérie indépendante : civil, moderne, en rupture avec les archaïsmes patriarcaux. C’est excellent. Mais ce qui est oublié là, c’est l’éthique de responsabilité, c’est-à-dire qu’on peut agir en fonction de nos convictions sans tenir compte des conséquences de nos actions. La réaction violente de la part des anti-Abane puise son origine dans une violence qui était dans la suprématie de l’éthique de conviction chez Abane. Et elle a été terrible.
Pour moi, ce qui a fait balancer, ces années-là, le rapport de force en faveur des militaires, c’est cette non-prise en considération de l’éthique de responsabilité. Et cela va rester comme trame de fond de l’évolution du système. Qu’est-ce qui s’est passé ? D’autres civils se sont appuyés sur des militaires pour régler des comptes avec des civils. C’est un peu comme si des civils disaient aux militaires vous êtes l’arbitre. Et les militaires ne vont pas se contenter, dans un contexte révolutionnaire, de dire on veut juste être les arbitres et vous donner le pouvoir.
Cette idée d’un pouvoir exécutif suprême s’appuyant sur une force armée date de l’indépendance. Le GPRA ne pouvait pas prendre le pouvoir parce qu’il ne pouvait pas s’appuyer sur une force armée. Après l’indépendance, si on prend trois présidents qui ont fait preuve de longévité, en l’occurrence Boumediène, Chadli et Bouteflika, on est frappé par le fait que le processus décisionnel dans le pays s’articule autour de la Présidence. Le président en Algérie, qu’il soit issu des forces armées ou non, n’a jamais été au service strict de l’armée. Ça c’est très important. Le pouvoir politique en Algérie repose sur trois piliers : la présidence de la République, le commandement militaire, c’est-à-dire l’état-major des forces armées, et les services de renseignement.
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